Comprendre et identifier les processus de radicalisation : une approche conceptuelle et opérationnelle (3)
Yannick BRESSAN
3. Traiter
Il s’agit là probablement de la phase la plus complexe tant elle nécessite d’engager une multitude d’approches interdisciplinaires et environnementales. C’est via les outils développés dans les notes précédentes[1] que nous allons proposer une synthèse, mais aussi une approche prospective, offrant des pistes de traitement des individus radicalisés.
3.1 L’adhésion émergentiste
Nous insistons, dans cette phase, sur le Principe d’Adhésion émergentiste (PAEm) tant il nous apparait fondamental dans le cadre de la compréhension des processus et du traitement des radicalisés
Toute la difficulté pour cerner le problème qui nous occupe et pour envisager une solution de traitement réside dans le fait qu’il n’existe pas « un » profil type de l’individu radicalisé ou en voie de radicalisation. Ce que confirme Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale à l’université de Grenoble/Alpes et directeur de la Maison des Sciences de l’Homme, pour qui il convient de remettre « en question de certaines idées véhiculées par les médias sur les terroristes : non, il n’existe pas de profil-type du terroriste et il ne suffit pas de donner du Captagon à un individu pour qu’il soit capable de commettre des atrocités. En revanche, certains parcours de vie peuvent effectivement mener au terrorisme[2]. » En effet, la catégorisation simple, voire simpliste peut s’avérer inutile voire contre-productive.
Laurent Bègue poursuit fort justement à ce propos : « Les terroristes sont-ils des individus au départ particulièrement influençables ? Les recherches semblent se contredire à ce sujet. La recherche de quelque chose d’anormal chez les terroristes relève d’une sorte de tropisme cognitif[3] ». La complexité colossale du travail à accomplir est ainsi posée. Dès lors, ne peut-on pas tenter d’esquisser quelques solutions opérationnelles pertinentes en s’appuyant sur les outils décrits précédemment ?
L’adhésion émergentiste, ouvre des portes qui apparaissent, au fil des études et expériences menées, des plus prometteuses. Mais que faire concrètement de ce phénomène neuropsychologique et que peut-il réellement dans son rapport à la radicalisation au-delà d’une compréhension théorique du phénomène ? Un petit rappel s’impose.
Le phénomène neuropsychologique qu’est l’adhésion émergentiste[4], pris dans une perspective phénoménologique et opérationnelle, est probablement l’une des racines d’activation psychique qui pourrait permettre d’envisager une approche de traitement du pénomène de la radicalisation d’individus.
De fait, le sujet qui est en adhésion émergentiste active se trouve de façon très significative dans un état de « désinvestissement se soi » ou hypnotique. La chose a été montrée scientifiquement[5]. De façon concomitante, c’est toute une chaine neurocognitive et neuropsychologique qui intervient et qui est impliquée lors des constructions de réalités (propagandistes, communicationnelles, artistiques, politiques, etc[6].).
L’utilisation de cet outil neuropsychologique qu’est l’adhésion émergentiste dans une approche thérapeutique globale pourrait alors être intéressante. En effet, il devrait être possible de retourner ou simplement d’utiliser le phénomène psychologique qui conduit des individus à adhérer à la réalité et aux propos proposés par Daech ou autres groupes extrémistes, pour recomposer un vivre-ensemble et une cohésion sociale, via l’emploi de narrations mises en scène. Mais afin d’y parvenir, il conviendrait de déterminer si un protocole thérapeutique complet, interdisciplinaire et novateur pourrait être envisagé ?
3.2 La mise en scène thérapeutique : une approche prospective
Une des solutions aux problèmes posés pourrait peut-être trouver une réponse dans l’établissement d’un protocole de prise en charge fondé sur le phénomène neuropsychologique d’adhésion émergentiste (ou PAEm).
Il a déjà été montré combien ce ressort psychologique est fondamental dans l’efficacité et l’intégration profonde des messages composés par les groupes djihadistes[7], mais aussi dans le recrutement, l’engagement de nouveaux « adeptes » (actifs ou non) et de ceux, hommes et femmes, déjà en action.
La « mise en scène thérapeutique » permettrait aux sujets en bénéficiant ou y étant soumis, de recomposer une réalité plus en lien et en accord avec celle nécessaire à une cohésion sociale. Le sujet pourrait ainsi, via un protocole thérapeutique interdisciplinaire, évolutif et scrupuleusement encadré, se réapproprier la réalité commune qui est le ciment de toute société structurée et stable. Cette même réalité que la propagande djihadiste et ses fondamenteurs lui a fait quitter pour épouser la réalité induite par les djihadistes grâce au même phénomène d’adhésion émergentiste.
Cette appropriation profonde – selon le sens utilisé en hypnothérapie – servira alors, via la « mise en scène thérapeutique », de fondement neuropsychologique au traitement de l’individu. Il sera alors amené à intégrer lui-même certaines valeurs qui seront proposées par le thérapeute le guidant. Telle est la ligne de force du dispositif particulier que propose la « mise en scène thérapeutique » dans un objectif de réintégration de l’individu au sein d’une communauté nationale, voire de guérison pour les cas les plus pathologiques.
Le thérapeute-guidant dirigeant la « mise en scène thérapeutique » concevra, avec des collaborateurs liés au disciplines auxquelles il sera amené à faire appel, un espace-temps particulier où l’individu (le patient) sera amené à effectuer un voyage interne et externe par la visualisation et l’intégration de valeurs – qu’il devra associer à un sentiment de bien-être – que la propagande djihadiste aura pu gommer voire retourner.
Nous ne détaillerons pas ici le protocole thérapeutique mais, en quelques mots, notons que des disciplines aussi diverses que la neuropsychologie, la sophrologie et l’hypnothérapie devraient être sollicitées sous la houlette d’un « metteur en scène » afin de composer une structure thérapeutique globale, souple et évolutive : la « mise en scène thérapeutique » appliquée spécifiquement au phénomène à traiter.
L’objet final de la « mise en scène thérapeutique » est ainsi de freiner – voire de désamorcer – la radicalisation et la déréalisation de l’individu qui est sous influence, voire l’emprise des inductions diverses et multiples des groupes extrémistes, en recourant aux différentes approches précédemment évoquées afin de recomposer une narration sociétale pacifiée.
Outre la souplesse d’évolution essentielle dans le traitement de tels « clients » que permet cette approche thérapeutique, l’originalité et la force de la « mise en scène thérapeutique » est aussi de combiner des éléments provenant de pratiques et techniques thérapeutiques dont l’efficacité est largement éprouvée. Elle les adapte, les lie et les réemploie afin de construire une technique d’émergence d’une réalité thérapeutique au sein de laquelle le patient deviendra, tout en étant guidé, pleinement actif de ses propres soins et de son mieux-être. Les expériences que nous avons pu mener dans d’autres champs d’applications (psycho-oncologie, stabilisation et amélioration d’états psychiques, etc.) ont été fort probantes et très prometteuses. Il pourrait être bon, voire salutaire, de l’adapter aux questions liées à la radicalisation des individus, qu’elle qu’en soit la nature.
[1] Note 1 : https://cf2r.org/psyops/comprendre-et-identifier-les-processus-de-radicalisation-une-approche-conceptuelle-et-operationnelle-1/
[2] Laurent Bègue, « Il n’y a pas de traits de personnalité spécifiques chez les terroristes », Le Cercle Psy, propos recueillis par S. Chiche, 2015.
[3] Ibid.
[4] L’adhésion émergentiste est un peu plus que la « simple » adhésion dont elle procède. Le PAEm (Principe d’adhésion émergentiste) est un état neuropsychologique et cognitif qui conduit un sujet à faire émerger, via son engagement dans une représentation, une autre réalité que celle produite par ses afférences sensorielles. Cet engagement qui peut être plus ou moins fort et plus ou moins long, peut être induit par un travail de mise en scène de l’image et/ou de la représentation à laquelle est soumis le sujet-adhérant
[5] M.-N. Metz-Lutz, Y. Bressan, N. Heider et H. Otzenberger “What Physiological Changes and Cerebral Traces Tell us about Adhesion to Fiction During Theater-Watching?”, Front Hum Neurosci. 2010 ; Yannick Bressan, « Adhérer à une fiction », Cerveau & Psycho, n°39, mai /juin 2010.
[6] Voir « la chaine d’activation » in Y. Bressan, La particule fondamentale de l’Etre, MJW Editions, 2019.
[7] Voir « Le théâtre de la mort » dans Y. Bressan, Radicalisation, renseignement et individus toxiques, V.A. Editions, 2019.