Comprendre et identifier les processus de radicalisation : une approche conceptuelle et opérationnelle (2)
Yannick BRESSAN
2. Identifier les profils
Cette seconde partie de notre triptyque[1] revêt une dimension plus opérationnelle. Il est en effet ici question de d’identifier les profils à risque. C’est là l’un des enjeux majeurs des services de renseignement.
2.1 Le nuage de points
Cet outil peut permettre d’identifier finement les individus ou organisations potentiellement nuisibles, mais aussi de reconnaître ceux qui, in fine, ne représentent pas de danger réel. Cette technique dite du « nuage de points », comme toute technique, est bien entendu faillible. Il convient donc d’y intégrer un protocole de prise en charge complet de recoupement d’informations de terrain, mais aussi numériques et environnementales. C’est précisément tous ces éléments qui viendront étoffer le « nuage de points » et le rendront plus pertinent et « parlant » aux yeux de l’enquêteur.
Le « nuage de points » est une expression qui se rapporte « à des éléments signifiants qui, reliés ensemble, font phénomène ». C’est une technique qui, comme les jeux de notre enfance, permet de relier chaque point dispersé pour in fine obtenir une figure précise.
C’est par cette technique que des éléments disparates et apparemment sans lien entres eux (changement de rythme, de relations, déplacements, modification de comportement interfamiliaux, amicaux ou autres) trouvent une forme de cohérence signifiante globale pouvant attirer l’attention des services. C’est par cette technique que de multiples signaux faibles peuvent apparaitre « forts » une fois le « nuage de points établi. Notons par exemple le cas du terroriste ayant attaqué la Préfecture de police de Paris ; le jeudi 3 octobre 2019. Il aurait été possible en reliant les points de tous les « signaux faibles » autour de cet individu de composer un « nuage de points » alarmant.
Pour pouvoir identifier les individus susceptibles de retenir l’attention des services de renseignement et de sécurité, il convient de définir les types de profils à risque caractéristiques des islamistes radicalisés.
2.2 Les profils « Sidawi »
Si l’identification et l’analyse des processus de radicalisation restent complexes du fait qu’il y a autant de profils que de radicalisés, il reste qu’une approche attentive peut permettre de relever des ensembles psycho-sociétaux cohérents qui nous permettent de regrouper ces profils en plusieurs grands ensembles. Il sera, dès lors, possible d’envisager une analyse plus pointue des profils auxquels les services de renseignement peuvent avoir affaire.
L’étude pratique qu’a effectuée une collègue psychologue dans le cadre pénitentiaire offre une grille de lecture qui apparait pertinente concernant les radicalisés djihadistes. Adrielle Sidawi, ancienne psychologue dans le cadre du PLAT (Plan de lutte anti-terroriste), a pu déterminer cinq types de profils. Elle a pu les déterminer précisément en recourant, entres autres, à la technique du « nuage de points ».
Son expérience de terrain et ses analyses lui permettent de dire qu’ils peuvent être regroupés en deux principales catégories : ceux que l’on peut qualifier de « leaders » et ceux qu’elle qualifie de « suiveurs ». Cette typologie comprend également un cinquième profil, encore plus dangereux.
Il convient de rappeler que la radicalisation doit toujours être analysée sous un angle multifactoriel. Il n’y a pas uneradicalisation mais des radicalisations, même si la racine psychique peut rester la même en s’établissant à partir dufondamenteur puis de l’adhésion émergentiste. Il convient à présent d’évaluer au cas par cas la question pour en comprendre les facteurs déclencheurs mais aussi l’engagement actif propre à chaque individu. Le travail de Sidawi permet donc de synthétiser le phénomène en offrant une grille de lecture globale et opérationnelle.
Les profils « suiveurs »
Les profils « suiveurs » correspondent à une population généralement jeune, âgée de 18 à 25 ans, en carence de structure familiale. Pour ces individus, le risque de radicalisation est élevé car ils sont pour la plupart en situation d’échec scolaire, de rupture familiale, sociale et de crise identitaire (dimensions multifactorielles). Ils relèvent en majorité de petite délinquance ayant été le plus souvent « primo incarcérés » à l’âge adulte (18-20 ans) pour avoir commis des délits lorsqu’ils étaient mineurs. Ils ont généralement peu de connaissances religieuses, historiques, géographiques et culturelles du monde arabe.
Ces profils « suiveurs » comprennent, selon la classification de Sidawi, des individus radicalisés de niveaux 1 et 2.
– Le profil 1 correspond aux personnes qui ont été radicalisées, le plus souvent, par vidéo et qui souhaitaient pour certaines partir en zone de guerre. Aujourd’hui, ces profils sont recherchés par les profils « leaders » qui les utilisent pour étendre leur combat en Occident.
– Le profil 2 regroupe des individus qui se sont convertis à l’islam, sans véritable temps de cheminement spirituel.
Ces deux premiers types de profils correspondent aux salafistes takfiristes et à des « combattants dormants », prêts à passer à l’acte en cas de demande des profils « leaders ». Adrielle Sidawi y intègre aussi les « isolés ». Ce sont des individus souvent fragilisés sur le plan psychiatrique, qui passent à l’acte au nom de l’Etat islamique, ou plus largement du djihad qui est devenu une référence re-narcissisante pour une génération en perte de repères.
La psychologue note qu’en prison, les profils « suiveurs » deviennent souvent à leur tour des « leaders » après leur sortie. Ces jeunes, acculturés et souffrant de nombreuses frustrations, pourraient, selon elle, constituer une « armée islamiste » prête à agir de multiples manières sur le territoire national.
Les profils « leaders »
Les profils « leaders » sont généralement âgés de 25 à 35 ans et pour certains sont pères de famille. Une partie d’entre eux a touché au grand banditisme. Ce sont des individus à la pensée structurée qui visent la population des jeunes (suiveurs et/ou « isolés ») pour provoquer leur passage à l’acte. Ces profils « leaders » méritent toute l’attention des services de renseignement.
Ces profils « leaders » comprennent, selon la classification de Sidawi, des individus radicalisés de niveaux 3 et 4.
– Le profil 3 correspond aux personnes converties s’étant rendues en zone de guerre et ayant combattu.
– Le profil 4 regroupe les personnes d’origine moyen-orientale revenant également de zones de guerre où elles ont procédé au renforcement de leurs racines culturelles et cultuelles. Elles peuvent être considérées comme des « recruteurs» et/ou des émirs dans la hiérarchie de Daech ou, plus largement, djihadiste.
Ces profils 3 et 4 sont revenus sur le territoire français pour poursuivre le combat sous une autre forme. Le djihad « dissimulé » correspondant généralement aux salafistes « quiétistes[2] ». De nos jours, les profils « leaders » réintègrent le plus souvent la société à leur retour, en faisant croire qu’ils sont simplement rigoureux dans leur pratique religieuse et qu’ils ne sont que salafistes « quiétistes ». D’où le risque de confusion avec des musulmans qui seraient simplement pratiquants et la difficulté d’identification des terroristes avant tout passage à l’acte. Cela plaide en faveur de l’utilisation du « nuage de points ».
L’émergence et les dangers d’un profil 5
En complément des profils « leaders » et « suiveurs », un cinquième profil a été établi par Adrielle Sidawi. Il correspond à un type d’individu beaucoup plus dangereux en termes de dissimulation et de capacités opérationnelles. Ce profil 5 pourrait être lié à l’Amniyat, le service de renseignement et de sécurité de l’Etat islamique. Il a pour objectif l’implantation durable au sein des Etats occidentaux et l’infiltration des sociétés musulmanes par tous les moyens possibles (prédication, multiplication des mosquées clandestines radicales, menaces, utilisation des femmes pour infiltrer la société, implantation d’espions ou de recruteurs en milieu carcéral, combattants prêts à passer à l’acte à tout moment, etc.).
Les individus relevant du profil 5 sont très dissimulateurs. Leur pensée est organisée. Ils ont une argumentation théologique et géopolitique structurée facilitant ainsi l’adhésion des profils « suiveurs ».
Il serait donc, dans le cadre du renseignement, très important de cibler de manière plus concrète les potentiels profils « leaders » et le profil 5 au sein de la société en général et de la population carcérale en particulier. Notamment, chez les détenus particulièrement surveillés (DPS) qui imaginent, en adhérant à l’islam radical, se repentir de leurs « fautes » et donnent un sens « noble » à la dimension criminelle de leurs actions. Le tout en structurant leurs pensées et leurs actes sur des fondamenteurs qu’ils contribueront à renforcer et à véhiculer.
Sidawi relève de plus l’importance majeure du suivi des femmes et des enfants de retour sur le territoire national après un passage en zone de combat.
[1] Note 1 : https://cf2r.org/psyops/comprendre-et-identifier-les-processus-de-radicalisation-une-approche-conceptuelle-et-operationnelle-1/
[2] Leur priorité est axée sur l’enseignement des dogmes et textes religieux. Toutefois, il convient de ne pas oublier qu’une personne se revendiquant du salafisme « quiétiste » est tout à fait capable de réagir et de passer à l’acte violent pour assurer sa défense ou si elle estime que son intégrité et sa foi sont en danger : Tout salafiste se disant « quiétiste » peut alors devenir « takfiriste », c’est-à-dire combattant.