Comprendre et identifier les processus de radicalisation : une approche conceptuelle et opérationnelle (1)
Yannick BRESSAN
L’approche que nous proposons à travers trois notes Psyops a une vocation clairement opérationnelle. Elle se fonde sur de nombreux concepts et fait la synthèse de diverses analyses. Elle a pour but de fournir une grille de lecture et une méthode de prise en charge concrète des nombreuses radicalisations (islamistes, politiques, syndicales, animalistes…) qui fragilisent nos sociétés.
Les trois sujets que nous allons aborder dans ces notes sont :
- Comprendre le phénomène de radicalisation ;
- Identifier les profils ;
- Proposer une prospective opérationnelle de traitement à l’aune des deux premiers points.
Je ferai dans les deux premières parties une synthèse de certains de mes travaux et de notes précédentes – de l’adhésion émergentiste aux fondamenteurs, aux « nuages de points » et aux « profils Sidawi » – en les recontextualisant et en les complétant. C’est ainsi que nous livrerons, rassemblés et synthétisés, de nombreux outils conceptuels et opérationnels.
Présentée de façon succincte mais rigoureuse, la grille de lecture sociétale et sociale qu’offre cette approche sera importante pour les décideurs comme pour les agents de terrain du renseignement, car elle leur permettra de comprendre les processus en jeu dans les radicalismes (pensée extrême dont la finalité est politique) et qu’elle leur apportera des solutions pour un traitement optimal des individus radicalisés.
-
Comprendre le phénomène de radicalisation
En premier lieu, il convient d’apporter un éclairage conceptuel sur le phénomène de radicalisation et ses racines.
Commençons donc par les fondements possibles à une radicalisation. Il pourrait s’agir de mensonges fondamentaux qui induisent des mythes dont se nourriront les approches et pensées politiques radicales. Qu’elles viennent irriguer un projet religieux, politique ou autre, ces radicalisations se nourrissent d’un substrat mythique qui les conforte et les solidifient par un effet de liant du groupe.
Ces narrations d’influence ont ainsi pour but de donner une forme de véracité « vérifiable » à la propagande qui vise à radicaliser la pensée du public ciblé. Pour ce faire, l’instigateur de la communication d’influence s’appuie sur un fondement robuste qui ancrera l’émergence de la réalité qu’il souhaite induire dans l’esprit de sa cible.
1.1 Le fondamenteur
Il est, dès lors, une notion qui éclaire ce qui constitue la racine de toute propagande ou fake news : le concept de fondamenteur. Il permet de mieux comprendre, entres autres, le phénomène de radicalisation[1].
Un fondamenteur est un mensonge posant les fondamentaux d’une mystification propagandiste en s’appuyant sur des faits ou statistiques réels, mais en les exploitant hors de leur contexte ou en les faisant dévier de leur trame réelle.
Les fondamenteurs sont ainsi des mensonges qui induisent des mythes. Mais le fondamenteur peut lui-même reposer sur des mythes et archétypes déjà présents dans l’inconscient collectif de l’humanité. Il est bien question ici d’« archétypes » au sens de Jüng : « forme de représentation donnée a priori » qui renferme un thème universel structurant la psyché, commune à toutes les cultur,s, mais figurée sous des formes symboliques diverses. Ainsi, la palette permettant de recomposer des mythes tout en composant des fondamenteurs est très large.
La volonté de créer de nouveaux mythes, et donc de recourir à des fondamenteurs dans le but d’induire chez certains l’émergence d’une réalité, servirait la volonté de puissance du démiurge, maître manipulateur. De fait, celui-ci veut jouer avec le réel et le tordre au profit de sa pensée ou de ses objectifs sociétaux, politiques et religieux.
A titre d’illustration, fondamenteur parmi les fondamenteurs, l’ouvrage Le Protocole des Sages de Sion[2] servit d’arrière-plan à l’idéologie antisémite du IIIe Reich, appelant à la haine, à la délation et à la destruction du peuple juif. La vivacité de ce fondamenteur, faux avéré, dans la pensée et la logorrhée djihadiste contemporaine témoigne de sa robustesse et de l’efficacité de cet outil d’influence. Un fondamenteur est donc un mensonge fondamental qui pose les fondements à une mystification.
Il est aisé de relever au quotidien bon nombre de fondamenteurs qui viennent régulièrement s’entrechoquer avec notre réalité partagée, au point d’en brouiller les contours et de la fragiliser.
Un fondamenteur peut agir sur l’esprit humain comme une forme d’« attracteur[3] » en engageant un phénomène d’une redoutable efficacité pour l’élaboration de nos réalités quotidiennes. En effet, le fondamenteur entraine la mise en action d’un phénomène neuropsychologique qui verra un individu ou un groupe d’individus adhérer au mythe induit par la propagande au point de changer leur réalité quotidienne. Cette adhésion fait émerger une autre lecture, une autre vision de la réalité et donc modifie l’engagement de l’individu au sein de la réalité ciblée. Les actions et les réactions des individus touchés par le fondamenteur se modifieront à l’aune de la nouvelle réalité émergente.
C’est ainsi tout un pan de la société touchée par le fondamenteur qui fait émerger, par son adhésion, une réalité parallèle à la réalité partagée par les autres individus composant la société. Il est alors évident que le groupe social dans son ensemble ne pourra être que fragilisé par ces écarts de réalités, de perspectives et d’attentes induits par l’adhésion d’une partie de ses membres au fondamenteur.
1.2 L’activité neuropsychologique d’adhésion émergentiste
L’activité neuropsychologique d’adhésion émergentiste[4] explique fort bien ce phénomène d’une réalité – celle du manipulateur – qui pourra se substituer à une autre -celle partagée socialement par la cible du manipulateur. Ce phénomène neuropsychologique d’adhésion émergentiste engage des implications émotionnelles et psychologiques d’une redoutable efficacité.
De fait, le phénomène d’adhésion émergentiste est le degré supplémentaire à la « simple » adhésion bien connue en psychologie sociale.
L’adhésion émergentiste est un phénomène neuropsychologique et cognitif qui s’active suite à un fort engagement, à l’adhésion d’un sujet face à une narration représentée. C’est de cette façon et par ce phénomène qu’une réalité émerge pour le sujet qui perçoit la représentation. Toutefois, ce n’est pas parce que j’adhère à des propos politiques ou religieux, par exemple, que ma réalité de fond va être bouleversée.
Mais, dans le cadre de l’adhésion émergentiste, suite au premier phénomène-racine d’adhésion à une représentation, le sujet est amené à se repositionner face à sa réalité quotidienne. Suite à une « dissonance cognitive », il fera émerger une autre réalité, induite par la représentation. Elle pourra alors totalement ou en partie se substituer à la réalité quotidienne de la cible de la communication d’influence.
L’« individu dissonant » trouvera ainsi dans la réalité émergente qui a été construite à cet effet – et qui lui est proposée afin qu’il y adhère -, une forme de (ré)confort dont l’esprit humain a besoin pour fonctionner correctement. C’est là toute la perversité de l’adhésion émergentiste utilisée[5] à des fins d’influence.
Ce phénomène d’adhésion émergentiste » peut aussi recouvrir des phénomènes très positifs comme dans le cadre d’un état de résilience.
Pensons à la crise du Covid-19. Suite à la dissonance mondiale qu’a entrainée cette crise majeure, le monde se retrouve prêt à l’émergence d’une nouvelle réalité post-Covid19. La question est de savoir si les politiciens et responsables mondiaux sauront tirer parti intelligemment de la situation. Il leur faudra proposer une « mise en scène », une narration, qui saura faire émerger une nouvelle réalité pour les populations qui ont dissonés et ont été durement touchées durant la crise sanitaire. Cette narration pourra être un renfermement nationaliste sur soi-même ou une ouverture bienveillante et attentive aux autres, moins égoïste, moins sauvage. C’est là, l’un des exemples récents et forts de l’utilisation possible de l’adhésion émergentiste et tout l’enjeu qu’il sous-tend.
[1] Je l’ai développé il y a quelques années lors d’échanges de travail avec un ancien collègue, Marc B.
[2] Livre publié en 1905 en Russie, qui présente le plan de conquête du monde supposément établi par les juifs et les francs-maçons. Censés être issu de ces milieux judéo-maçonniques, c’est en réalité un faux avéré construit pour leur nuire.
[3] Je fais ici l’analogie avec la physique en tirant le sens des « attracteurs » vers la psychologie. Ainsi, en poursuivant cette analogie et en la déclinant dans notre champ de réflexion, un « attracteur » est une narration de rupture avec la narration attendue, déclenchant l’adhésion émergentiste. Ainsi, un « attracteur étrange » est un fondamenteur qui engage l’adhésion émergentiste de sa cible.
[4] Yannick Bressan, Radicalisation, renseignement et individus toxiques, Paris, VA Editions, 2018. Et pour une approche plus globale du phénomène d’adhésion émergentiste : Y. Bressan, La particule fondamentale de l’être, MJW Editions, 2019.
[5] Pour plus de détails opérationnels sur l’adhésion émergentiste voir « La force des Psyops de Daesh. Leurs méthodes analysées à l’aune du phénomène neuropsychologique d’adhésion émergentiste : quelles perspectives de lutte ? », CF2R, Tribune libre n°54, mai 2015.