La « majorité silencieuse » : population cible des radicalismes
Yannick BRESSAN
Un vivier social et sociétal peut être particulièrement vulnérable aux communications d’influence et aux opérations psychologiques des groupes extrémistes et/ou sectaires. La vulnérabilité des cibles est liée à un état sociétal de défiance et de relativisme général. Elle peut provenir également de la fragilité intellectuelle de certaines composantes cette « majorité silencieuse », conduisant par un effet de porosité et de contamination psychique, cette partie « majoritaire » de la population en perte de sens, à faire émerger un monde radical perclus de comportements antisociaux.
Les trois groupes sociétaux
Afin de bien saisir les enjeux de la « majorité silencieuse » selon une acception que nous avons élaboré avec Najwa El Haité[1], docteur en droit, il nous faut considérer notre société humaine en trois groupes majeurs.
Le premier groupe sociétal, minoritaire, agit pour le bien de la communauté en toute bienveillance et sans visées dogmatiques. Ces philanthropes ont certainement des raisons personnelles qui les poussent à s’engager ainsi pour le bien d’autrui mais, en aucun cas, ils ne veulent forcer qui que ce soit à adhérer à leur vision du monde. Il peut aussi s’agir d’élus de la République qui s’engagent afin de contribuer au bien-être de la communauté nationale.
Le second groupe, qui nous intéresse particulièrement ici, minoritaire lui aussi, mais extrêmement toxique, est engagé dans un « combat » pour imposer sa vision radicale de la société qu’il estime être « légitime ». Pour parvenir à ses fins, il multiplie discours, actions et violences. La pensée extrême de ces « radicalismes » se fonde généralement sur un substrat religieux ou politique.
Entre ces deux pôles existe la majorité de la population. Celle-ci peut, certes, avoir des convictions et des croyances mais elle ne s’engage pas concrètement dans un activisme pour disqualifier celles des autres citoyens ou pour tenter de les rallier à sa cause. Elle est silencieuse.
C’est ce dernier groupe que nous analyserons en particulier ici tant il est le socle de nos démocraties. Pourquoi et comment cette « majorité silencieuse » est amenée à s’effriter et, par là même, comment cette fêlure de société risque d’emporter la base d’un « vivre ensemble » de plus en plus fragilisé, à tel point qu’il semble de plus en plus inopportun d’utiliser cette expression qui ne reste chère qu’au premier groupe des altruistes.
Il apparait ainsi fondamental d’aborder sérieusement cette question sous l’angle sociétal, psychologique et politique. Ce sont en effet les perspectives de résiliences sociétales, économiques, mais aussi les dangers pouvant émerger de l’effondrement de la « majorité silencieuse », qu’il convient d’analyser et de traiter.
La « majorité silencieuse » est grignotée par les radicalismes. En effet, une forme de « cancer de la pensée » ronge en profondeur le « grand corps sociétal » de nos démocraties. Il s’agit d’une forme de relativisme et de paresse intellectuelle qui se nourrit au quotidien de réseaux sociaux simplificateurs ou complotistes et autres programmes audiovisuels lénifiants. Le « temps de cerveaux disponible » de la « majorité silencieuse » est prêt à être rempli par les messages forts, accessibles et particulièrement construits des radicaux qui fleurissent tous azimuts.
C’est un enjeu majeur pour notre sécurité tant le phénomène est primordial pour la stabilité sociale d’un pays et, donc, son développement économique et sécuritaire.
Qu’est-ce que la « majorité silencieuse » ?
Les individus composant la société française, en dépit de sa diversité, se situent, pour la majorité dans ce troisième groupe. Ils se trouvent être souvent dissonants, car tiraillés entre, d’une part, les discours radicaux qui émergent et s’implantent plus ou moins durablement dans le corps social ; et d’autre part, le discours consensuel et fédérateurporté par l’Etat.
Ce groupe majoritaire est de plus en plus travaillé par les idéologies radicales des minorités agissantes qui cherchent à faire basculer la « majorité silencieuse » dans leur sens, afin de faire émerger leur réalité dogmatique et leur cause. Les discours des radicaux phagocytent le discours consensuel en jetant sur celui-ci doute et discrédit.
Mais le phénomène n’est pas si « simple » car la « majorité silencieuse » n’est pas le peuple. En effet, ce dernier n’a « pas de visage, c’est là toute sa grandeur et son mystère… Le peuple incarne plutôt « la capacité collective d’agir [2]».
Aussi, la définition que nous donnons à cette expression de « majorité silencieuse » se distingue de celle donnée par l’histoire politique qui la considère comme le « peuple des sans voix », abandonné par les élites de la République (politiques, médias, monde de l’entreprise). Nous élargissons ce sens qui nous semble trop restrictif pour une lecture analytique.
Les « radicalismes » qui traversent et fragilisent cette « majorité silencieuse » relèvent de multiples courants : islamistes, extrémismes politiques (droite et gauche) ou colères sociétales, comme celle des « Gilets jaunes » phagocytée par l’entreprise nihiliste des Black blocs. Ce peut aussi être l’engagement végan, récupéré par la radicalité de certains anti-spécistes ; ou encore l’adhésion a priori bienveillante au « bien-être » qui peut dériver vers une situation sectaire. C’est aussi, plus récemment, ceux qui répondent aux injonctions sanitaires du gouvernement demandant de porter un masque « anti-covid-19 » afin de se protéger soi-même et les autres face à ceux pour qui le port du masque est jugé inutile voire antidémocratique et faisant le jeu d’une censure quelconque.
Ces diverses lectures de la réalité quotidienne et de ses contingences se nourrissent de théories complotistes qui s’autoalimentent ou prennent leurs sources dans des explications scientifiques ou ésotériques. Dans tous les cas, elles stabilisent, pour ces groupes, l’émergence de la réalité à laquelle ils adhèrent. Ces théories peuvent parfois correspondre au niveau 3 de « l’échelle de Barkun[3] » tant elles se fondent sur le complotisme le plus extrême. Elles pourraient être divertissantes si elles n’infusaient pas en profondeur la société au point d’accentuer encore un peu son effritement, donc celui de la « majorité silencieuse ».
Comble de l’effet retors de ces théories d’influence, ne pas y adhérer ou simplement se poser des questions à leur sujet serait faire montre d’une forme d’accord tacite avec la partie adverse ou d’un « effet moutonnier » immédiatement raillé. Le public pris dans les filets de cette guerre de communication aux enjeux qui le dépasse est forcé de prendre parti pour l’un ou l’autre. Ceux qui « croient » à la Covid-19 et aux masques pour s’en protéger, face à ceux qui réfutent jusqu’à l’existence même de ce danger et dénoncent un complot des puissants pour asservir la pensée humaine et l’économie mondiale. Tous ceux qui se risquent à émettre une contradiction ou un simple doute raisonnable sont considérés comme des imbéciles, des hérétiques ou des vendus à « l’autre camp ». Il en va de même pour toutes les pensées radicales qui désirent implanter leur vision du monde dans l’esprit de ceux qui sont fragilisés ou ne se posent aucune question, concentrés sur leurs seuls intérêts propres.
C’est peu dire que ces radicalismes essaiment dans le corps sociétal en en sapant les bases. C’est bien ainsi que toute une société se retrouve fragilisée.
Fragilités sociétales et défis pour la stabilité de nos démocraties
Certes, les tiraillements intérieurs qui travaillent en profondeur la « majorité silencieuse » sont minoritaires et pour la plupart ne restent qu’à l’état de « bruits de fond ». Mais ils parviennent toutefois à se répandre insidieusement et à grignoter les « temps de cerveau » de populations en pleine dissonance suite aux différentes crises (économiques, sanitaires, terroristes…). Celles-ci se voient accentuées par les médias et les réseaux sociaux, au point d’occuper la quasi-totalité de notre vision du réel.
De plus, ces appels à la radicalisation des pensées s’autoalimentent et provoquent une véritable adhésion émergentiste. En effet, les extrémistes d’un bord répondent aux radicaux de l’autre. Il en résulte une tension et un troublant séparatisme sociétal français. Cette séparation psychologique, communautaire, voire tribale, se fonde sur des attitudes ou des idéologies qui refusent tout compromis et imposent par la force ou la violence leurs convictions aux autres.
Il est aujourd’hui clair que nous assistons à un glissement des citoyens vers une plus grande acceptabilité des positions extrêmes. Ils délaissent les positions plus consensuelles nécessaires à une entente citoyenne tolérante pour se positionner de plus en plus vers un « eux contre nous », un « tous contre tous ».
Mais comment les services de renseignement dont 40% du temps était occupé par le terrorisme en 2019[4]pourraient-ils engager un travail salutaire d’analyse et de traitement de cette question ? Car il est très important decomprendre pourquoi cette « majorité silencieuse » est précisément ciblée. Mais par qui ? Quelles sont les techniques de communication d’influence et les ressorts neuropsychologiques à l’œuvre ?
Une démarche analytique serait d’établir le « nuage de points[5] » composant la structure des « pourvoyeurs de dissonances » qui rongent notre société laquelle est particulièrement fragilisée par la dissonance cognitive planétaire engendrée par la crise sanitaire de la Covid[6]-19
Les risques sociétaux post-Covid-19
Le délitement sociétal pourrait conduire à ce que l’expert en intelligence économique, Nicolas Zubinski, appelle « guerre sociétale[7] ». Ce phénomène qui pourrait engager la « majorité silencieuse » résulterait d’un « ensauvagement de la société[8]». Plus grave encore, selon le concept de « clôture organisationnelle » du neurobiologiste Francisco Varela[9], les interactions psychiques et physiques entre individus formeraient un ensemble clos et autonome bien qu’en relation avec le système plus grand (la société). Ces « clôtures organisationnelles » pourraient ainsi être induites voire renforcée par des radicalismes qui cloisonnerait la pensée des individus ou de groupes d’individus composant la « majorité silencieuse » en les coupant plus ou moins radicalement des objectifs et des vues du système sociétal commun par effet de cloisonnement des pensées. Ces cloisonnements de la pensée pourraient ensuite engager des redondances psychiques[10], à savoir « une pensée ressassée et/ou entretenue par une communication (possiblement d’influence) qui permettra d’oblitérer toute autre vision de la réalité chez sa cible ».
Le sujet en redondance psychique sera submergé par une idée qui ne correspond pas nécessairement avec la réalité objective dans laquelle il est baigné. Ce phénomène psychologique orientera ses ressources psychiques dans la « ronde fermée » de ses préoccupations, ses angoisses ou ses peurs. Ce sujet sera donc ainsi dissonant et pourra intégrer profondément l’émergence (adhésion émergentiste) d’une réalité qui lui est assénée en boucle comme étant la seule réalité pleine et entière, valable pour lui et ceux qu’il considère comme sa tribu, ses « frères » ou sa famille. Plus la redondance psychique se fera prégnante par les discours radicaux, les médias ou l’environnement social auquel est soumis quotidiennement l’individu, plus robuste sera son adhésion, voire sa croyance, en la réalité émergente.
Dès lors, comment ne pas envisager le lien entre une redondance psychique groupale et la dissonance cognitive planétaire que représente la crise de la Covid-19. L’amplification médiatique du phénomène accroît la fragilité sociétale, économique et sociale dans laquelle pourraient s’engouffrer tous les radicalismes, cloisonnant plus encore davantage les divers groupes sociétaux avec l’aide de la peur, moteur puissant. Il est ainsi possible d’entrevoir l’émergence d’une nouvelle réalité post-Covid-19 qui se fonderait sur cette dissonance exploitant la fragilité de la « majorité silencieuse » pour l’entraîner vers une cause radicale
Le travail des services de renseignement pourrait être alors de repérer ces glissements radicaux, d’en évaluer la dangerosité et d’en analyser l’évolution au sein de la « majorité silencieuse ».
[1] N. El Haite, Laïcité et république. Considérations sur la république Française, Paris, L’Harmattan, 2019.
[2] Éric Fottorino (dir.), Les gilets jaunes et après ?, collection Les indispensables, Philippe Rey, 2019. Pierre-Henri Tavoillot, Le RIC ou le peuple illusoire, https://le1hebdo.fr/journal/referendum-pour-ou-contre/238/article/le-ric-ou-le-peuple-illusoire-3213.html, n° 238, 27 février 2019, p. 62.
[3] Dans son livre A Culture of Conspiracy, le politologue Michael Barkun a relevé trois degrés dans la place que peut prendre l’« explication par le complot » dans l’interprétation du monde :
1- le « conspirationnisme d’évènement » (Event Conspiracy Theory), où un complot est considéré comme étant la cause d’un évènement isolé et où les comploteurs sont censés s’être concentrés sur un objectif restreint (par exemple, la mort d’une personne) ;
2- le « conspirationnisme systémique » (Systemic Conspiracy Theory), où plusieurs évènements sont rattachés à un vaste complot à plus long terme, imputé à une communauté qui chercherait à infiltrer progressivement les institutions en place (Juifs, Illuminati, Francs-maçons, etc.) ;
3- le « super-conspirationnisme » (Superconspiracy Theory), qui consiste à croire que toutes les conspirations réelles ou supposées, dans le monde et à travers l’Histoire, procèdent d’un vaste plan global voire cosmique, ourdi à très long terme par une puissance ayant des attributs divins (omniscience, éternité, toute-puissance…), plan à l’intérieur duquel les multiples complots opèreraient de façon hiérarchique ou en réseau.
[4] Selon un rapport officiel. https://galsen221.com/le-terrorisme-represente-40-des-activites-des-services-de-renseignement-en-france-en-2019/
[5] Pour plus de détails sur le « nuage de points » : Y. Bressan, « La radicalisation islamiste dans le monde pénitentiaire : point de vue clinique »,Note Psyops n°6, www.cf2r.org, janvier 2020.
[6] Acronyme signifiant maladie provoquée par le coronavirus.
[7] N. Zubinsky, « Le concept de guerre sociétale : mutation des political & information warfares », in www.infoguerre.fr, Centre de réflexion sur la guerre économique, Ecole de guerre économique (EGE), 20 mai 2020 (https://infoguerre.fr/wp-content/uploads/2020/05/ConceptGuerreSoci%C3%A9tale.pdf).
[8] Voir Y. Bressan, « L’ensauvagement de la communication dans la propagande djihadiste et ses ramifications sociétales », Note Psyops n°4, www.cf2r.org, octobre 2019.
[9] Autonomie et connaissance, Essai sur le vivant, Paris, Seuil, 1989.
[10] Il faut préciser ici que la redondance psychique n’est pas de la réviviscence, laquelle en psychologie ou en psychiatrie est plus spécifiquement liée au stress post-traumatique. La redondance psychique est, quant à elle, plus liée à l’idéation, à la pensée et n’est pas comme la réviviscence en lien avec un aspect purement émotionnel suscité par la répétition ou la réapparition de scènes traumatiques.