Subversion culturelle et désinformation dans la pensée de Frans Van der Hoff et du mouvement Slow Food
Giuseppe GAGLIANO
Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis, (Côme, Italie).
L’objet de cet article est d’analyser les mécanismes de la guerre psychologique, tels qu’ils sont employés dans la pensée du théologien Frans Van der Hoff et du mouvement Slow Food, par le biais d’une approche méthodologique développée par l’École de guerre économique (EGE) de Paris et Roger Mucchielli.
Comme le savent pertinemment les personnes s’intéressant à l’histoire de la guerre psychologique, la définition de la subversion donnée par le psychologue français Roger Mucchielli en 1976 revêt un sens particulier. Son interprétation de la subversion est la suivante : la subversion est essentiellement une action préparatoire entreprise dans le seul but d’affaiblir et de délégitimer le pouvoir en place et de démoraliser les citoyens. Elle agit sur l’opinion publique par le biais d’instruments subtils et sophistiqués.
Ce qui nous frappe d’emblée dans cette interprétation du psychologue français, c’est le caractère prépondérant de la nature « offensive » du terme. En clair, la subversion s’opère par une propagande visant la dimension irrationnelle de l’esprit ciblé, au moyen de la publicité par laquelle cette subversion est transmise au grand public. Ce dernier est à son tour victime d’une intox – à savoir la diffusion d’informations erronées, qui l’influencent et lui font prendre des décisions préjudiciables -, mais aussi d’une désinformation – qui n’est autre que la manipulation de l’opinion publique à des fins politiques.
La subversion poursuit essentiellement trois objectifs :
- le premier est de discréditer et de désintégrer la cohésion sociale en jetant le discrédit sur les valeurs fondatrices de notre société et en culpabilisant les individus qui partagent ces valeurs. En d’autres termes, la subversion doit convaincre les personnes ciblées qu’il est vain de s’opposer à son influence et doit par conséquent être en mesure d’affaiblir les systèmes défensifs en semant la discorde ;
- le deuxième objectif de la subversion est de fragiliser les institutions existantes tout en aidant les antagonistes de la société à se renforce ;
- son troisième objectif est de neutraliser les groupes qui légitiment le pouvoir en place, notamment en y infiltrant des agents subversifs.
Parallèlement à ces objectifs, une propagande subversive efficace doit mener au recrutement et recourir au prosélytisme dans le but de convertir et d’endoctriner – et à terme intégrer des groupes par ailleurs résistants -pour ainsi jeter les bases d’une action subversive à plus grande échelle. La propagande fait obligatoirement appel à la liberté et la justice afin, d’une part altérer l’opinion publique, et, d’autre part, de pousser les personnes ciblées à s’indigner contre les détenteurs du pouvoir.
Parmi les autres techniques employées par la subversion, on peut citer le manichéisme, par lequel une opposition nette et radicale est établie entre le bien et le mal. Dans la pratique, la subversion n’aura de cesse d’insister sur les aspects négatifs d’une situation, à savoir les guerres, la pauvreté, la tyrannie, l’injustice et les inégalités, tout en prônant des ensembles de valeurs considérées comme universellement positives telles que la liberté et la justice.
Les plus grandes menaces subversives proviennent de groupes commerciaux et industriels concurrents, mais aussi de groupes écologiques et antimondialistes. Ce qui fait la particularité de cette forme de subversion, c’est sa capacité à instrumentaliser les médias de masse et Internet pour faire entendre sa voix et faire connaître ses actions au plus grand nombre. Les techniques les plus couramment utilisées sont celles qui ont la plus grande portée, par exemple : les manifestations publiques, les sondages de contre-opinion, le recours à des experts partiaux, la création d’observatoires et la rédaction de livres blancs. Une autre technique souvent employée consiste à couvrir l’adversaire de ridicule, tout en se présentant soi-même comme un martyr, victime de l’injustice des institutions ou des industries en place.
De la même manière, le recours à l’action juridique en tant qu’action stratégique constitue à n’en pas douter une des techniques subversives les plus efficaces. Elle démontre que les experts juridiques sont effectivement capables de battre les grandes multinationales. Faire appel à la loi, c’est aussi se doter d’une excellente couverture médiatique en insistant sur le caractère juste et justifié de la cause défendue. Traîner son adversaire devant les tribunaux permet également de recourir à l’imagerie mythique, tant antique que moderne, selon laquelle le Héros se bat contre le Tyran pour faire éclater la Vérité. Si l’issue de l’action juridique est victorieuse, la société civile associe alors la partie gagnante au bien et la partie défaite au mal, avec tout ce que cela implique de conséquences néfastes dans les médias de masse. Qui plus est, l’action juridique peut, si elle est entreprise intelligemment, créer un véritable climat de terreur et avoir des effets paralysant, en particulier sur les directeurs de sociétés. En d’autres termes, l’action juridique, du moment qu’elle est efficace, constitue à n’en pas douter une arme de choix dans la guerre de l’information et la déstabilisation par la subversion.
En l’état actuel des choses, toute entreprise doit être capable de déployer sa propre stratégie pour contrer la subversion. Pour ce faire, il convient d’abord de combler l’écart générationnel entre les dirigeants. Cela signifie que la culture managériale doit, dans un premier temps, être totalement rompue aux techniques employées par la culture subversive, si des mesures défensives et offensives doivent être prises simultanément pour contrer les entreprises concurrentes et les associations antimondialistes. L’inaction et/ou la défense passive sont totalement inefficaces sur le long terme face à la subversion. Par conséquent, il incombe aux dirigeants de prendre l’initiative afin de contrer l’offensive. Éclairés par les conseils d’une équipe d’experts en guerre de l’information, les dirigeants seront alors capables d’inverser la donne en utilisant les armes de leurs adversaires et en utilisant les techniques subversives contre les éléments subversifs eux-mêmes. Ils seront également à même d’utiliser les instruments offerts par les codes civil et pénal pour neutraliser rapidement toute attaque dont ils pourraient faire l’objet.
Pour illustrer ces points, nous prendrons en compte deux exemples tirés de l’immense littérature altermondialiste dont nous disposons. Nous nous pencherons d’une part sur les réflexions de l’un des pères fondateurs du commerce équitable et du mouvement de solidarité, Frans Van der Hoff, et d’autre part, sur l’organisation connue sous le nom de Slow Food.
La pensée de Frans Van der Hoff
En recourant à la technique typique et à l’ensemble des caractéristiques de la diabolisation de l’adversaire, le théologien néerlandais de la libération Van der Hoff, ancien militant du mouvement pacifiste de 1968 et opposant à la guerre du Vietnam, nous donne une formulation limpide des principes fondateurs de la solidarité. Selon lui, la mondialisation n’est autre que le stade terminal de la maladie dont souffre la culture. Les principaux maux affectant la société seraient l’individualisme, la rationalité instrumentale et la bureaucratie autoréférentielle. Le théologien ajoute naturellement à cette liste les gouvernements ploutocratiques asservis au capitalisme. S’appuyant sur un langage bien connu de la théorie marxiste, le théologien hollandais révèle que le système capitaliste est en fait une forme d’aliénation basée sur sa propre religion séculaire : la croyance en un libre marché. De la même manière, le libéralisme, expression théorique de cette foi aveugle en un libre marché, comporte indubitablement ses propres zones d’ombre et tendances perverses.
Faisant appel à un langage directement emprunté à la mythologie, l’auteur démontre comment la mondialisation a donné naissance à toute une série d’hydres et autres monstres que sont les multinationales. Si nous en croyons le théologien hollandais, l’adhésion générale au capitalisme aura pour conséquence, entre autres, d’uniformiser les différents modes de vie et, à terme, les différentes cultures de la population mondiale. Évidemment, les liens sociaux sont eux aussi corrompus par la mondialisation. Filant la métaphore monstrueuse, le théologien hollandais affirme que la mondialisation a laissé dans son sillage une traînée de victimes, sacrifiées pour assurer sa subsistance et sa croissance dans sa course au progrès. Il va sans dire que si le succès du capitalisme est aussi flagrant, le mérite ne peut en être attribué qu’à la planète et aux peuples que celui-ci a exploités.
Pour lutter contre le système, il convient donc de le critiquer impitoyablement, lui et la logique des multinationales, mais aussi et surtout d’établir des alternatives économiques équitables et de créer une solidarité qui, selon le théologien hollandais, découlent naturellement de principes totalement différents de ceux sur lesquels est fondé le capitalisme, en lieu et place duquel seront mis en exergue justice et égalité. D’autre part, le mouvement contestataire pacifiste de 1968 n’a-t-il pas démontré que la mise en œuvre d’alternatives concrètes pouvait légitimer et crédibiliser l’opposition au système ? Plus à propos, le mouvement de Seattle et la lutte zapatiste au Mexique n’ont-ils pas prouvé qu’il est grand temps qu’une conscience internationale s’oppose aux multinationales et au capitalisme, du moins dans sa forme actuelle, pour remédier au déséquilibre et surmonter les inégalités dont le monde souffre aujourd’hui ? En conclusion de son manifeste, le théologien hollandais fait remarquer que si la société civile joue un rôle crucial dans le soutien du commerce équitable et de la solidarité, les contributions du monde académique et du microcrédit ne sont pas moins importantes.
Les méthodes de Slow Food
Parmi les diverses techniques de désinformation utilisées par le mouvement Slow Food, la mystification par omission et le recours à la mythification et à la diabolisation sont incontestablement les plus importantes, techniques qui dressent inévitablement un portrait manichéen de la réalité. Dans ses documents d’orientation, le mouvement créé par Carlo Petrini – et récemment soutenu par le réalisateur Ermanno Olmi – fait souvent appel à un trait typique de la contre-culture, mais aussi et surtout, du romantisme, à savoir l’opposition entre le rythme effréné de la civilisation industrielle moderne et la lenteur pacifique de la culture agraire. Il exploite aussi un autre lieu commun du romantisme européen et des détracteurs de la civilisation moderne : l’association de la modernité à la machine.
En ce qui concerne le processus de mythification, la dichotomie établie par les documents du mouvement entre la culture agraire – exaltée et couverte d’éloges – et la civilisation capitaliste parle d’elle-même. Ce procédé de mythification est un cas flagrant d’omission, car il ne tient pas compte des données historiques et économiques attestant de la reconstruction artificielle de la culture agraire. La thèse selon laquelle la vie préindustrielle dans la campagne italienne n’était qu’abondance de vivres, vie saine et repas savoureux n’est étayée par aucun fait historique.
Ainsi que nous l’avons déjà démontré à propos des idées fondatrices du commerce équitable et du mouvement de solidarité, la vision du monde que propose le mouvement de Carlo Petrini est clairement inspirée de la contre-culture de 1968. En ce sens, il convient de noter qu’à long terme, le programme politique du mouvement vise à transformer radicalement les modèles nutritionnels actuels de notre société, mais aussi les moyens de production et de distribution de la nourriture. D’autre part, toujours selon les partisans du mouvement Slow Food, la civilisation moderne prive les gens de leur faculté d’entendre, voir, goûter et sentir. Par le biais d’une implacable suite logique, cette tradition idéologique mène à la diabolisation du capitalisme et de la société de consommation.
Du point de vue de notre recherche, l’interprétation qui est donnée du savoir scientifique représente une autre forme de mystification extrêmement intéressante. En effet, celui-ci est divisé en deux catégories : le « bon » savoir et le « mauvais » savoir. En d’autres termes, le mouvement refuse certaines implications – comme celles des biotechnologies – en même temps qu’il en accepte certaines autres légitimant son point de vue. Par ailleurs, la technique de l’omission permet de conserver uniquement les résultats venant étayer les préceptes du mouvement. Les concepts de Nature et d’agriculture, tels qu’ils sont abordés par le mouvement, nous fournissent un autre exemple intéressant de mystification, car contrairement à ce que prétend le mouvement, le concept de Nature tel qu’il est appliqué à l’agriculture est totalement factice. En effet, de la même manière qu’aucune terre cultivée par l’Homme n’existait sous cette forme à l’état naturel, l’ensemble des animaux domestiques est le fruit d’une sélection humaine rigoureuse. En d’autres termes, l’agriculture en tant qu’activité humaine est l’un des premiers exemples d’une intervention de l’Homme sur la Nature dans le but de la modifier et de la soumettre aux besoins humains.
Pour ce qui est du processus de diabolisation, notons que les scénarios apocalyptiques décrits par le mouvement pourraient nous amener à conclure que la civilisation humaine touche à sa fin. Selon lui, le capitalisme serait la forme la plus égoïste et radicale d’individualisme car il conduit inexorablement à la dégradation et l’appauvrissement des ressources publiques, y compris de la terre, de l’eau, de la paix et du bonheur.
Parallèlement à la diabolisation, le mouvement de Carlo Petrini utilise une technique de désinformation appelée mythification par omission : la civilisation alternative proposée par le mouvement ressemble à s’y méprendre aux sociétés préindustrielles primitives dont le système social et économique était fondé sur le don. Si cette alternative peut sembler crédible aux yeux du lecteur, c’est uniquement grâce à la technique de l’omission, qui permet au mouvement d’éviter d’attirer son attention sur les conclusions de recherches anthropologiques démontrant à quel point ces sociétés préindustrielles étaient au contraire fondées sur le vol, la violence, l’exploitation systématique des ressources naturelles et l’esclavagisme. Conformément à son idéologie anticapitaliste et antilibérale, le mouvement propose également des réformes morales radicales sur le long terme, qui permettront – selon lui – de transformer l’esprit mercantile utilitariste et individualiste en un esprit altruiste et communautaire. Ces réformes seront plus spécialement d’ordre économique et permettront de substituer une agriculture traditionnelle, préindustrielle et non-intensive à l’agriculture de masse développée par les multinationales.
Gagliano Giuseppe
Octobre 2012
Bibliographie
- C. Harbulot et D. Lucas (dir.), La guerre cognitive. L’arme de la connaissance, Lavauzelle, 2002.
- Frans van der Hoff, Manifesto dei poveri. Il commercio equo e solidale: per non morire di capitalismo, Il Margine, 2012.
- Luca Simonetti, Mangi chi può meglio, meno e sano. L’ideologia di Slow Food, Mauro Pagliai Editore, 2010.