L’éthique du renseignement A propos du livre Au service de la démocratie parlementaire, de Lady Manningham-Buller, ancienne directrice du MI 5
Philippe-Joseph SALAZAR
Dernier ouvrage paru : De l’art de séduire l’électeur indécis, Bourin Paris, 2012.
1. Qui aurait pensé que les « études de genre » (Gender studies) puissent croiser les études de renseignement ? Or récemment, dans la presse anglo-saxonne, on découvre que dans les services américains les meilleures analystes sont des femmes, que c’est l’une d’entre elles qui relia tous les fils menant à Ben Laden[1]. En Angleterre, on évoque avec nostalgie le personnage de Christine Granville, la maîtresse-espionne favorite de Churchill[2], et aux Etats-Unis l’action de fameuses espionnes de l’ancien OSS. On lit aussi que c’est Elizabeth Ier qui aurait conçu avec ses principaux ministres du conseil privé le premier service britannique de contre-espionnage et d’infiltration systématique des réseaux montés par les Jésuites : l’expression « Security of the State » fut utilisée pour la première fois dans ce contexte[3]. Durant la Deuxième Guerre mondiale, les dames des services du temps, comme Lady Mary Lindsay, vicomtesse Dilhorne, jouèrent un rôle non négligeable.
Un thème qui revient, et qui est explicitement mis en valeur au sujet des Targeters féminins de la CIA[4], est la patience qui caractériserait ces analystes : si « pour ce genre de travail il faut être inventif, patient, tenace et persuasif », déclare le porte-parole de la CIA, soulignant du même souffle que ces qualités ne sont pas « déterminées par le genre » (le sexe), sa précaution oratoire et légale est balayée par une haut-gradée de l’agence qui affirme à rebours que « les femmes vont dans les détails et sont meilleures que les hommes pour cibler les terroristes ». Elles ne lâchent pas, faisant écho à un proverbe machiste : « A woman always gets her guy ». Cette conception rejoint étrangement un des standards de la théorie rhétorique décisionnelle, à savoir que les hommes argumentent dans les grandes lignes et de manière frontale, tandis que les femmes préfèrent le mode patient et pièce à pièce de la conversation[5]. En transposant : l’analyste masculin veut aller droit au but et avance selon des schémas établis ; l’analyste féminin préfère vérifier tous les fils, même les plus indirects.
C’est sur cet arrière-plan d’intérêt médiatique que se détache le bref et remarquable ouvrage de la baronne Eliza Manningham-Buller, ancienne directrice du MI 5, le service de sécurité britannique, de 2002 à 2007: Securing Freedom[6].
Avant d’examiner l’argumentaire du livre, il faut d’abord rappeler quelques éléments extrinsèques d’appréciation.
2. Pour commencer, la mission du Security Service, définie par la loi qui l’instrumente : « La protection de la sécurité nationale et, en particulier, la protection contre les menaces posées par l’espionnage, le terrorisme, résultant de des activités des agents de puissances étrangères et d’actions conçues pour renverser ou saper la démocratie parlementaire par des moyens politiques, industriels ou violents »[7]. La clef rhétorique de cette mission, qui porte définition du MI5, est de protéger « la démocratie parlementaire ». Non pas seulement la « sécurité du Royaume-Uni » comme dirait la terminologie française[8], non pas seulement la Loi fondamentale, selon la version allemande[9] mais, spécifiquement, la nature parlementaire de la démocratie britannique. Le livre de Lady Manningham-Buller est une argumentation suivie à partir de cette proposition qui formule une évidence, comme l’exige une prémisse – dans ce cas-ci l’évidence de la supériorité de la démocratie parlementaire, c’est-à-dire de la « suprématie du parlement », pour utiliser une expression de constitutionnaliste anglais, sur les autres branches de l’Etat. Au Royaume-Uni le monarque est « King (ou Queen) in Parliament » rappelant ainsi que la constitution de l’Etat est le résultat d’un octroi du parlement à la famille régnante (après la destitution de Jacques II). Vu de France ces nuances peuvent paraître surannées. Elles sont pourtant au cœur de la pensée et de la sensibilité britanniques concernant l’exercice éthique du pouvoir. Et des mécanismes de contrôle ou de protection qui le structurent.
Un autre élément, sociologique, qui peut nous échapper est que les services secrets gardent l’empreinte aristocratique ou gentry de leur origine : servir dans le contre-espionnage n’est pas déchoir. Le père de Lady Manningham-Buller, le vicomte Dilhorne, fut un juriste éminent au service de la Couronne avant de devenir Lord Chancellor (Garde des Sceaux), tandis que sa mère, Mary Lindsay, déjà nommée, était la fille du 27e comte de Crawford. Protéger la démocratie parlementaire est un geste aristocratique, aussi paradoxal que cela puisse nous paraître. Et même quand le personnel n’est pas issu des Ruling classes (comme dans le cas de Stella Rimington), le système scolaire anglais fait que, pour citer un poncif, les meilleurs soient recrutés par MI 5, les moins bons par le Foreign Office et les pas bons par le British Council. Il y a sûrement du vrai dans la formule : il suffit de voir le nombre de juristes, historiens, philosophes, scientifiques qui ont suivi cette voie et brillé, apportant aux Services l’éclat d’une aristocratie intellectuelle qui redouble ou renforce la base sociologique. De passage au Reform Club de Londres, j’ai pu constater encore une fois l’intérêt vif qu’on y porte au renseignement, à l’occasion d’une conférence sur Bletchley Park et d’une exposition de documents d’anciens membres du Club ayant appartenu aux Services. Il s’ensuit non pas tant une conception différente du renseignement qu’une attitude différente vis à vis de sa déontologie ou, pour utiliser un concept de Pierre Bourdieu, d’une éthique de « distinction » qui caractérise l’appartenance aux Services.
Un dernier élément d’appréciation : Lady Manningham-Buller est la deuxième femme à être à la tête des services secrets britanniques et, comme Dame Stella Rimington (depuis, une romancière à succès), qui occupa ces fonctions de 1992 à 1996, elle est déterminée à sensibiliser le public sur les objectifs, le fonctionnement et la raison d’être des Services : Rimington formula une première politique d’Openness, de transparence[10], afin que le public soit mieux à même de comprendre la mission de MI 5 (au lieu simplement de lire les ouvrages de John le Carré) – la publication de sa photo causa même un petit scandale. En ce sens, le livre de Lady Manningham-Buller poursuit la politique de « diplomatie publique » entamée par Stella Rimington. De fait, Securing Freedom est à l’origine une série de trois cours publics radiodiffusés, les Reith Lectures, avec un texte complémentaire (une intervention à la Chambre des Lords, datant de 2010) – les Reith Lectures commémoraient les attentats du 11 septembre. Cette « publicité », au sens kantien de Öffentlichkeit, une condition éthique de la liberté politique d’après le philosophe des Lumières, est un cas de figure impensable en France où l’apparition publique des chefs des services secrets se fait après coup, sur des questions personnelles, voire des règlement de contentieux, et rarement avec hauteur de vue ou un sens du lignage. Une phrase de Securing Freedom est révélatrice : « Comme bien des public servants mes collègues ont appris à rester au dessus des critiques que certains médias propagent sans être véritablement informés » (p. 5). Les patronnes du MI 5 possèdent de leur fonction une vision à la fois régalienne et démocratique au sens défini par leur mission.
3. L’ouvrage est bref, allègrement écrit, et divisé en trois courts chapitres : « Terreur », « Sécurité », « Liberté » et, en une sorte de conclusion, « La nature du renseignement ». Le premier chapitre tourne autour de deux phrases clefs : « La solution au terrorisme est politique et économique, et ne passe ni pas les armes ni par le renseignement si importants fussent-ils. Et j’appelle le terrorisme un crime, non pas un acte de guerre » (p. 15). Et : « Le 11 septembre fut-il une attaque contre la Liberté comme certains l’ont affirmé ? Je pense que la réponse est complexe… Dans nos démocraties occidentales… nous demandons à vivre libre de toute peur, au moins de la peur d’être pulvérisés par une bombe quand nous vaquons aux affaires de tous les jours. En ce sens le 11 septembre fut une attaque contre cette liberté-là » (pp. 18-19).
Cette interprétation du terrorisme a deux effets. D’une part de modérer les prétentions idéologiques en ramenant les attentats à leur juste proportion, c’est-à-dire à la proportion qui permet une action politique pragmatique en démocratie ; car magnifier les attentats et le terrorisme en un « clash » de civilisations permettrait aux deux actes exceptionnels de l’action régalienne – la guerre ouverte et la guerre secrète – de prendre le pas sur l’action régalienne usuelle en démocratie, la décision publique, politique et économique. D’autre part, elle exprime donc un refus de transformer l’exception (l’exception du terrorisme justifiant l’exception de mesures spéciales) imposée par les ennemis de la démocratie en règle de fonctionnement de la décision politique. Et c’est la raison pour laquelle Lady Manningham-Buller refuse de parler de Liberté, un terme abstrait et sujet à manipulations rhétoriques et préfère rappeler un standard de la philosophie politique anglaise depuis John Locke : les libertés sont réelles et non pas abstraites, et celle de n’avoir pas peur de vivre est centrale, car cette peur, quand elle surgit en démocratie, ramène l’individu libre à une condition d’esclave, où la peur règne souverainement[11].
En d’autres termes il s’agit de concevoir le terrorisme comme une action précise et violente d’asservissement.
Mais cet asservissement tenté de l’extérieur peut alors s’intérioriser et adopter, de manière perverse, toutes sortes de formes acceptables de surveillance qui, présentées comme une défense de la Liberté, abstraite, aboutissent à une réduction de libertés particulières, sans nécessairement sécuriser celle de vivre en paix chez soi. Qualifier le terrorisme islamique comme une tentative d’asservissement et une négation du droit à la vie offre une définition radicale du phénomène. Si on accepte cette prémisse, la ligne de défense, et d’attaque, politique et économique des démocraties occidentales ne fait plus aucun doute, sans qu’on ait à recourir aux conceptions grandiloquentes, américaines il est vrai, du « clash » des civilisations. Il s’agit d’une défense du droit à vivre.
Cette position, si on la détache de l’argument que je viens de décrire et si on la réduit à un slogan, paraîtra exagérée mais, si on se pénètre de l’argument, on comprendra qu’elle relève d’une conception lockienne des libertés politiques en juste accord avec la mission du MI5, « protéger la démocratie parlementaire » (p. 37). Le renseignement n’est pas au service d’une vision abstraite de la Liberté (qui a cours aux Etats-Unis) mais d’une conception concrète.
Dans le deuxième chapitre, « Security », Lady Manningham-Buller insiste donc, continûment, sur cette mission « explicite » de protection. Les leçons de droit de son père, le Lord Chancellor, se font entendre dans son raisonnement : la « sécurité » que le MI 5 a la charge de protéger n’est sécurité de « l’Etat » qu’en tant que sécurité de l’état de droit. Car l’Etat n’est pas seulement le gouvernement et ses administrations (une conception légale française héritée de Carré de Malberg) mais la résultante formelle de l’accumulation démocratique de libertés et de devoirs qui assurent ceux et celles qui vivent sous des règles, formulées et garanties par les instances législatives et judiciaires, de vivre effectivement dans un état sûr de libertés.
Se pose donc cette question : « Mais pourquoi avons-nous besoin d’organisations comme celles que j’ai eu le privilège de servir ? La réponse est simple : si certaines menaces sont évidentes, les plus nocives ne le sont pas. Le renseignement sert à les rendre évidentes. Le renseignement est la découverte d’informations qui sont délibérément tenues secrètes » (p. 39). On perçoit le parallèle que trace l’ancienne directrice du MI 5 : d’un côté la démocratie parlementaire, dont la sécurité est en partie assurée par les Services, est un système public de décisions qu’activent et qui activent les libertés concrètes sous l’état de droit. Face à elle, il existe la matière secrète du renseignement qui est un système ennemi de décisions et d’actions occultes.
Le renseignement met en valeur la « sécurité » que donne l’Öffentlichkeit de la vie en démocratie parlementaire et traque les nocivités cachées qui opèrent, effectivement, comme un contre-pouvoir. Je cite de nouveau la notion kantienne d’ Öffentlichkeit pour souligner que la fin (au sens de but essentiel) de la « publicité » des décisions publiques en démocratie est, selon Kant, d’assurer la « paix »[12]. Dit autrement : la sécurité des libertés.
Un corollaire, sur lequel insiste Lady Manningham-Buller, est la nécessité d’appliquer ouvertement les règles de l’état de droit aux terroristes, c’est-à-dire de respecter leurs droits légaux dans leur intégralité – le but étant double : maintenir l’intégrité de la « vie démocratique » que les Services protègent (d’où le refus de la torture pratiquée par la CIA, « une erreur profonde ») et soumettre les ennemis des libertés au traitement paradoxal de ces mêmes libertés (à la manière de la réconciliation sud-africaine où les agents des services de l’apartheid furent pardonnés au nom même des principes qu’ils combattaient – la mention du processus sud-africain revient dans le livre). « A la question de savoir si la torture a rendu le monde plus sûr, ma réponse est : non » (p. 49).
L’idée de réconciliation ouvre le dernier chapitre et j’avoue qu’en dépit de mon travail de longue haleine sur le sujet[13] cette déclaration m’a surpris : « Ma position est que les Etats doivent, à chaque fois que la possibilité existe, rechercher des solutions politiques et une réconciliation » (p. 59) – une affirmation en apparence décalée dans un livre-mémoire d’un chef de services secrets. Une autre citation : « On ne peut pas passer son temps à converser avec les Suisses » (p. 66) ; à savoir : le renseignement permet de parler aux ennemis ; il offre les instruments pour comprendre la source et les motifs de nocivité ; pour en mesurer justement la toxicité ; pour faire le tri des interlocuteurs. Le renseignement permet de discerner ce qui relève de l’émotion, de la raison et du désir de reconnaissance bref des trois grandes catégories méthodologiques d’argumentation dans la mesure où l’ennemi qui agit secrètement développe contre « la démocratie parlementaire » un appareil de propagande qui permet de justifier moralement l’action terroriste, aux yeux même du public qui veut jouir de la paix et de la vie. Lady Manningham-Buller défend ainsi l’ouverture de négociations, en 2003, avec Kadhafi. Le renseignement a pour but politique de fournir aux politiques, « quand c’est possible », les paramètres d’un dialogue avec l’ennemi. La « réconciliation » reste la norme au sens où chaque moment de dialogue avec l’ennemi des libertés « réduit » telle ou telle menace spécifique.
On peut juger la position idéaliste mais, à bien en peser les termes, l’argument que développe l’auteur est au contraire pragmatique : le dialogue retarde telle ou telle menace, donne du champ, crée aussi les possibilités de fracture du front ennemi. Ce que le dialogue avec les terroristes suscite est un jeu, au sens où les pièces d’une machine ont du « jeu », un jeu qui, lubrifié par le renseignement, permet de faire bouger les lignes et de réduire le danger immédiat. Il permet un « management du risque » (p. 59). Ce chapitre s’intitule donc « Freedom », Liberté, avec un grand L, pour cette seule raison que « Liberté », grâce à son indéfinition, permet aux politiques de donner au management du risque par le dialogue un nom public, chargé émotionnellement, logiquement et éthiquement de connotations publiques positives – connotations que management et renseignement n’auront jamais.
La conclusion de l’ouvrage est sans appel : « Nous devons nous attendre à une attaque terroriste chimique, bactériologique ou nucléaire » mais, dans un monde où s’accélèrent la prolifération d’états-voyous et d’états militarisés, le durcissement des crises énergétiques, climatiques et vivrières, l’intensification des réseaux cybernétiques, « pour assurer la sécurité de nos libertés démocratiques dans un état de droit, certains secrets devront rester tels » (p. 92). Cette conclusion, brutale, ne se comprend bien qu’à la lumière des arguments développés dans ce petit livre sur la nature de la mission du MI 5, propre au Royaume-Uni, de « protéger la démocratie parlementaire ». On aimerait autant de clarté de la part du législateur sur les Services français et sur leur inscription dans une éthique républicaine.
- [1] « Secret weapons », article d’Eli Lake, Newsweek, 24 septembre 2012, pp. 34-39.
- [2] « The bravest of the brave », c.-r. par Alistair Horne (ancien du MI5) du livre de Clare Mulley, The Spy Who Loved, The Spectator, 22 septembre 2012, pp. 41-42.
- [3] « The English Inquisition », c.-r. par Alan Judd du livre de Stephen Alford, The Watchers : A Secret Life of the Reign of Elizabeth I, The Spectator, 8 septembre 2012, pp. 35-37.
- [4] « Secret weapons ».
- [5] Brigitte Mral, Nicole Borg et Philippe-Joseph Salazar, Women’s Rhetoric, Åstorp, Retorikförlaget, 2009.
- [6] Londres, Profile Books, 2012. Les extraits cités sont ma traduction.
- [7] Security Service Act, 1989. Traduction de l’auteur.
- [8] Code de la Défense, Article D3126-2 : « La Direction générale de la sécurité extérieure a pour mission, au profit du Gouvernement et en collaboration étroite avec les autres organismes concernés, de rechercher et d’exploiter les renseignements intéressant la sécurité de la France, ainsi que de détecter et d’entraver, hors du territoire national, les activités d’espionnage dirigées contre les intérêts français afin d’en prévenir les conséquences ».
- [9] Office fédéral de protection de la constitution (Bundesamt für Verfassungsschutz, BfV), dont l’existence est toujours sujette à controverse, avec de nombreux jugements de tribunaux à son endroit.
- [10] The Security Service (1993).
- [11] John Locke, Second traité de gouvernement, le chapitre IV en particulier.
- [12] Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle.
- [13] Philippe-Joseph Salazar, Amnistier l’Apartheid, Rapport de la Commission Vérité et Réconciliation, Paris, Le Seuil, 2004.