Etats-Unis : rites rhétoriques et funèbres
Philippe-Joseph SALAZAR
Ancien élève de la rue d’Ulm et ancien directeur en « Rhétorique et démocratie » au Collège international de philosophie, il dirige la collection « Pouvoirs de Persuasion » aux éditions Klincksieck Il gère plusieurs équipes internationales en rhétorique,?dont l’une sur les phénomènes de « surveillance » avec la philosophe Dominique?de Courcelles et le rhétoricien américain Erik Doxtader. Dernier ouvrage paru : De l’art de séduire l’électeur indécis, Bourin Paris, 2012[1].
Les Etats-Unis ne fêtent pas la Pentecôte mais le « Jour de la Mémoire ». Si en Europe, ceux qui savent, célèbrent la naissance de l’Eglise par la descente du Saint Esprit sur les Apôtres, les Américains honorent la naissance de leur Nation, constamment renouvelée par « le sacrifice ultime » de leurs « troops », et annoncent ainsi à tous que l’Amérique est une création continuée, et qui prêche la vraie parole démocratique. Le parallèle est rhétoriquement saisissant.
Je m’explique. Nicole Loraux, la grande philosophe de la Grèce antique, a montré comment Athènes et sa démocratie étaient nées de la célébration des morts, des hommes tombés « pour le dêmos » – ce qui a tout de même plus de tenue éthique, et plus risqué, que de mourir « pour la patrie » car le fameux dêmos peut être singulièrement ingrat, et comme Judas, trahir ceux qui le sauvent et le sauvegardent. Pas ici, à Washington où on a planté 200 000 drapeaux sur les tombes des morts pour la Nation, au cimetière d’Arlington. La Capitale de la Nation, comme on la nomme, est cocardisée bleu-blanc-rouge, et les foules des provinces viennent en pèlerinage « honorer nos morts ». D’ailleurs les Américains n’imaginent pas un instant qu’un étranger puisse appréhender ce rite funèbre : j’étais invité à dîner dans un cercle féminin ; nous avions écouté un pianiste jouer sur un précieux Steinway dont la table d’harmonie, restaurée à grands frais, faisait renaître, du tombeau des sons, la mémoire de Rachmaninov et d’Horowitz. La présidente se lève, me présente et ajoute : « Bien sûr notre cher invité français se demande ce que fait ce drapeau sur le piano ». Je souris. Elle poursuit : « En ressuscitant ce piano, qui fait désormais partie de l’héritage de la Nation, nous honorons tous ceux qui sont morts pour que nous soyons libres ».
J’ai songé à une remarque, je crois, de Sartre : « un fantôme c’est de l’avoir qui devient de l’être ». Une maison n’est jamais hantée, elle est un avoir qui se met à être, à vivre, à être celui qui la possédait. Analogiquement la passion américaine pour conserver tout ce qui contient une parcelle de mémoire nationale, par exemple ce rare Steinway, revient à maintenir en vie qui l’a possédé et à acquérir, par déplacement, ceux qui ont joué sur lui : Rachmaninov et Horowitz survivent, en « héritage », dans le piano à la sublime table d’harmonie du Washington Club.
Jour de la Mémoire, en effet. En anglais l’expression est puissante, c’est presque du Virgile : « Memorial Day ». Dies memorialis. Les morts se lèvent. Ils viennent rendre visite.
En sortant du club je ramasse un journal gratis que je ne connaissais pas, Human Events. Contre toute attente ces « événements humains » sont une publication conservatrice (fondée en 1944) : Romney, le prochain président américain, est en première page et le dossier du mois concerne la sécurité militaire de la Nation, « The Romney Doctrine ». Ce n’est pas la première fois que j’entends cette expression de « doctrine » appliquée à ce que nous nommerions une « politique » présidentielle ou, du temps d’avant le volapük européen, où ces choses-là avaient un sens : une « vision », un « grand projet ». La « doctrine » est un tag rhétorique propre à la présidence américaine et entretient un rapport direct à l’idée de « service » et de « sacrifice ». L’armée jouit d’un taux de confiance égalé par nulle autre institution (surtout pas le Congrès et la présidence). Ses cinq armes (corps des Marines, armée de terre, marine, garde-côtes, aviation) sont révérées mais sans que ce soit aucunement du militarisme de la part des civils : les militaires, « our troops », nos troupes se sacrifient. Et c’est mésestimer le mépris que suscite la décision de M. Hollande de retirer nos forces d’Afghanistan : une caricature du très sérieux Washington Post montre un para quittant son poste de combat et s’exclamant, « Bonne chance avec les talibans » ; à quoi deux GI’s répliquent : « Et toi bonne chance avec les Allemands« . Je vous laisse peser cette repartie. Les morts tombés sur les plages de Normandie seront célébrés au Memorial Day. Ici l’Histoire est d’un seul tenant car, Allemagne jadis ou talibans maintenant, le sacrifice est identique, au service du dêmos. Or ce sacrifice des individus est en rapport avec l’idée pratique, et profondément rhétorique, de « doctrine ».
J’avais compris leur montage rhétorique à l’occasion de rencontres avec deux militaires hors-pair : le colonel qui débusqua Saddam Hussein (en décembre 2003) et le maître-espion qui donna la chasse à Abou Moussab Al Zarqawi (en juin 2006).
Conférence publique à la New America Foundation (NAM), une cinquantaine d’auditeurs. Dehors, sur L Street, à peine remarquées par la cohue des employés fédéraux, Starbuck à la main, se précipitant au boulot, des voitures noires aux vitres teintées, tous phares allumés. La NAM est un Think Tank, à l’américaine, c’est-à-dire une fondation bien dotée et dont les travaux sont ouverts au public pour peu qu’on prenne la peine d’entrer en contact. Bref, là, à trois mètres de moi, deux personnages à « doctrine » : celui qui arrêta le maître de Bagdad, et celui qui captura le bras droit de Ben Laden. Le premier est un colonel, James Hickey, à l’allure d’un aristocrate de la Virginie, dont le modèle ultime est George Washington. Le second un gradé de l’armée de l’air, un beau gosse à la Robert Redford, et dont l’alias est « Matthew Alexander ». Eh bien là, pendant une heure et demi, l’un et l’autre nous expliquent le comment de la chasse et de la prise. Mais le plus intéressant, à mes yeux, aura été leur doctrine rhétorique.
Le colonel est un lettré. Il parle avec politesse et justesse, il évoque avec une sorte d’émotion littéraire comment chaque soldat américain doit prendre conscience qu’il pose ses bottes dans les traces d’autres soldats, dans une remontée du temps jusqu’aux fantassins de Babylone, et que, dans des pays comme la « Mésopotamie » (c’est son expression, issue de la lecture des historiens de l’Antiquité) le sol, la terre, les djebels, les lacs et les rivières ont une présence mémorielle qui s’impose au combat et guide l’action depuis des millénaires. Il parle noblement de « guerroyer » (« warring ») Et puis le Virginien passe à une explication de son « approche prosaïque » de la chasse à l’homme. Je tends l’oreille, me demandant si je suis victime d’une illusion. Prose ? Il raconte en effet comment, sans que la hiérarchie le lui ait demandé (trouver Saddam Hussein n’était plus une priorité stratégique), il mit au point une « heuristique » en laissant les villageois et les gens de la rue raconter leur histoire personnelle à ses soldats. Il enquêta par le récit et le storytelling. Il dit à ses hommes, habitués à livrer de vrais combats, de devenir des auditeurs impromptus, de laisser les civils se raconter. Peu à peu, dans cette prose populaire, accidentelle, faite d’occasions (« opportunity », « kairos » en rhétorique), il reconstitua une trame, avec des acteurs, des lieux-dits, des événements – et trouva le trou où se terrait Saddam Hussein. Bref le colonel avait une « doctrine ». Et cette doctrine était rhétorique.
Le Robert Redford du renseignement était différent. Habillé en civil, il parlait simplement. A la rhétorique littéraire du colonel succède une conversation apparemment comme en roue libre. Et pourtant, c’est bien lui « Matthew Alexander » qui parvint à dénicher Al Zarqawi. Mais comment ? L’auditoire était sous le charme. Il expliqua, le maître-espion, que les jeunes soldats qui travaillaient avec lui, avec seulement cinq mois de formation à la collecte et à l’analyse des données, n’avaient à leur disposition que deux méthodes d’interrogatoire : le manuel officiel de renseignement (on le trouve sur le site Internet de l’Army) et les méthodes de la police. Il les balaya d’un revers de main et revint à ses jeunes soldats, « c‘est la génération Y ». Il nous parla de « conscience situationnelle ». La salle était silencieuse. Il sourit et leva légèrement les yeux (je comprends alors le « Matthieu » de son pseudonyme : comme l’apôtre c’est un converti qui prêche son évangile à ses anciens coreligionnaires – tel Matthieu-Lévi aux Juifs -, lui aux agents de la CIA adeptes de manière forte qu’il avait jugée inefficace). Sa doctrine est rhétorique : « Mes jeunes soldats pratiquaient Facebook, ils savaient comment créer un rapport immédiat, émotionnel, avec des inconnus, un rapport direct, un rapport de connivence. Ils n‘interrogeaient pas, ils faisaient des effets de socialisation, et ça marchait, très bien ». Et, au lieu de vouloir « remonter au chef », tactique habituelle, on « travaillait vers le bas », vers quiconque et tout le monde et, de fil en aiguille, comme par l’accumulation des « amis » qu’on se fait sur Facebook, on apprenait d’où venait quoi : le coup de génie de sa « doctrine » consista donc à faire que ces jeunes assistants posaient à leurs « amis » les mêmes questions que la population où l’ennemi évoluait se posait à elle-même.
Le maître-espion s’était arrêté là, en souriant, et lorsqu’une universitaire, radicalement excitée par des perspectives infinies de carrière pour ses doctorants, lui suggéra d’employer ses apprentis anthropologues, il sourit encore plus, et ne répondit pas. Facebook c’est du doigté rhétorique, pas les gros sabots de la théorie. Et Facebook c’est l’illusion de l’amitié, le jeu narcissique des rapports rapides où on peut tout apprendre et ne rien révéler, ce n’est pas la cuisine laborieuse de l’enquête de terrain. J’ai alors compris le deuxième terme de son pseudonyme, « Alexandre », en grec « celui qui protège ». Il protège la Nation.
On reproche à M. Obama ne n’avoir pas de « doctrine », et on vante le fait que M. Romney, le prochain président, en aurait une. Personnellement ma religion n’est pas faite. Mais je vois que la république américaine est puissamment rhétorique, que ce soit par la doctrine du colonel qui pratique la prose du renseignement, ou du maître-espion qui libère le situationnisme de parole selon Facebook. Ce qui importe ici est qu’en ce Jour mémoriel, quand la Nation américaine rend hommage à ceux qui se sont sacrifiés pour elle, il existe, dans les cinq institutions sacrificielles, des colonels lettrés et des aviateurs subtils qui font parler une « doctrine » cependant que les milliers d’Américains qui convergent vers le Capitole et le National Mall veulent être hantés par l’Histoire. Il faudrait tout de même y prêter attention.
- [1] Cette chronique a également été publiée dans Influences, l’officiel des idées
- http://www.lesinfluences.fr/USA-rites-rhetoriques-et-funebres.html