Quand la Libye s’enrhume, le Sahel tousse…
Dr Abderrahmane MEKKAOUI (Maroc)
Cette métaphore gaulliste à propos du Liban et du monde arabe vaut pour la Libye et son environnement stratégique (l’Afrique du Nord). Ainsi, pour comprendre le rôle et l’influence de la Libye dans l’insécurité et l’instabilité du Sahel, il faut revenir à l’histoire des interdépendances sociétales et les interactions religieuses anciennes entre la Libye et ce vaste territoire saharien auquel il convient d’ajouter une partie du désert égyptien et le Darfour soudanais. Rappelons que Libye était le nom grec donné à l’Afrique tout entière. Il s’appliquait surtout au pays situé à l’ouest de l’Égypte (le désert de Barca, la Tripolitaine, le Kordofan et le Darfour etc.). Plus tard on nomma Libye intérieure, les contrées au sud de l’Atlas (Maroc méridional et Sahara). D’autres appellation sont aussi utilisées comme Libye extérieure. Cependant, l’État contemporain qui porte le nom de Libye, correspond officiellement au territoire qui au fil des siècles est formé par la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan. Ces trois composantes forment l’espace géographique, politique et humain, de l’actuel État de Lybie.
Le facteur religieux fondamental dans les relations entre Libye et Sahel
A partir du XVIIIe siècle, un premier sentiment régional va apparaître sous l’influence de la confrérie Senoussia. Son fondateur est le chérif idrisside Mohammed Ibn Ali Senoussi. Le mouvement va s’étendre dans les contrées du Fezzan, du Darfour, de l’Ennedi, du Tibesti, de l’Ahaggar, de la Tamesna et de l’Aïr. Il s’est manifesté avec force grâce au dynamisme et à l’influence des oulamas (érudits) de la confrérie.
Il est à noter qu’il y a plus de treize siècles que l’Islam a pénétré en Libye après une opération de conquête rapide menée par les troupes d’Amr Ibn Al’As, chef militaire et premier fondateur du service de renseignement du prophète Mohamed, célèbre sous le nom de Diwan Al Qufat ou « Office des Pisteurs ». Après avoir soumis l’Égypte en 640 et occupé la Cyrénaïque pour le compte du calife Omar, cette action éclair menée par les combattants venus d’Arabie va se poursuivre jusqu’à l’Atlantique par l’occupation des ouattas (plaines) berbères en Tripolitaine.
La Libye dont la majorité du territoire est désertique était habitée avant la conquête arabe par trois grandes fédérations berbères d’origines différentes : les Zénètes, les Sanhadjas et les Masmoudas[1]. Islamisées et arabisées, ces grandes confédérations tribales ont tissé des alliances avec les dynasties Aghlabites, Fatimides (IXe siècle), Zirides (Xe siècle) et Hafsides (XVe), mais surtout avec les grandes dynasties d’origines sahélo-sahariennes comme celles des Almoravides, des Saadiens et des Alaouites.
En dehors des Normands de Sicile et des Espagnols durant quelques années au milieu du XIIe siècle, aucune puissance européenne n’a pu prendre pied dans ce territoire hostile. Plus tard, d’autres alliances limitées vont se nouer avec les Ottomans sur le littoral méditerranéen à cause de leur maîtrise de la guerre maritime afin de contrecarrer les convoitises européennes.
C’est durant la régence des Caramanlis de Tripoli (1711-1835), que l’on assiste à l’apparition de la tariqa senoussiya idrisside qui va fortement s’implanter jusque dans les oasis du grand Sahara, laissant le littoral aux Ottomans. Cette confrérie va donner naissance à la dynastie des Senoussi qui, après deux siècles et demi de résistance et de prosélytisme, va accéder au trône de Libye à l’occasion de son indépendance en 1951, date à laquelle le Conseil de sécurité de l’ONU, et, grâce à la voix d’Haïti, à l’époque membre du Conseil, va voter l’intégration du Fezzan, de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque au sein de la Libye actuelle.
Cette confrérie inspirée du soufisme maghrébin va aussi subir l’influence du wahhabisme lors du passage de son fondateur à La Mecque. Elle va consolider avec une vigueur croissante l’entité libyenne et sa vocation sahélo-saharienne.
Rappelons aussi que les Ottomans ont instrumentalisé cette confrérie pendant la Première Guerre mondiale en contrepartie de la création d’un grand califat au Maghreb, de Carthage au Caire, en vue de mener la guerre contre les infidèles et leurs alliés. Mais ce projet turc a été étouffé par les alliés occidentaux de l’époque, la Grande-Bretagne en tête.
Particularisme libyen et influence au Sahel
Ce bref aperçu historique permet de comprendre qu’il ne faut pas sous-estimer l’originalité de la Libye, de ses tribus et de sa confrérie. Les Libyens sont un peuple aux racines maghrébines et sahéliennes. Son ancrage est important dans les cinq pays membres du G5 Sahel et bien au-delà, même s’il ne s’est manifesté que comme une province au sein des grands empires musulmans.
Ce petit peuple de sept millions d’habitants possède des particularités vivaces et des ramifications bien au-delà de l’Afrique du Nord, jusqu’en Afrique centrale. Les deux grandes tribus Ouled Sliman basées à Coufra, dans le Fezzan, ont fait et défait plusieurs présidents au Tchad, au Soudan, en Afrique centrale et au Niger. L’autre grande tribu, les Ouarfalla, représente une force de frappe politique et sociale dans tous les pays du Sahel, y compris au Mali, en Mauritanie et au Tchad. Les montagnes appelées Jebel Lakhdar (Montagne verte) de Cyrénaïque et le Jebel Neffoussa, ont toujours servi de remparts et de fief pour la Zaouiya Senoussia qui a soudé tout le peuple libyen et sahélo-saharien, malgré les divergences religieuses, notamment entre la minorité kharijite ibadite et les autres confréries, telles que la Kadiriya et les différents courants soufis.
Le secret du particularisme tribal libyen réside dans l’expansionnisme de cette zaouiya qui voit dans le Sahara un refuge à la fois politique et militaire. D’ailleurs, les Ouled Sliman, les Ouarfella, les Touaregs des Kel Ajjers, de l’Akakous et de Ghadames et les Toubous du Fezzan ont prêté main forte à l’influence politique de la Jamahiriya à l’époque de Kadhafi. Rappelons que les tueurs du père Charles de Foucault sont des Touaregs de la tribu des Aït Loayen de l’est de l’Ahaggar, affiliés à la confrérie sénoussie. Ces tribus ont toujours vécu du nomadisme et du commerce caravanier transaharien et trans-sahélien, socle de leur civilisation qui a toujours favorisé leur coexistence et leur métissage avec les autres peuples africains. Les Touaregs sillonnent le Sahel depuis des siècles, de la Mauritanie au Darfour et de la Méditerranée à l’Afrique subsaharienne. Ces relations historiques expliquent l’engagement de l’Etat libyen moderne au Sahara et dans les profondeurs de l’Afrique à telle enseigne que le colonel Kadhafi s’était auto-proclamé Roi des rois des tribus africaines, en réutilisant les réseaux préexistants de la confrérie.
Chute de la monarchie senoussie et déclin tribal
Après le coup d’état de Kadhafi en 1969, grâce aux renseignements du raïs égyptien de l’époque, Gamal Abdel Nasser, le nouveau pouvoir va d’abord s’appuyer sur les tribus, surtout celle de Ouarfallas. Kadhafi va réorganiser le territoire en favorisant sa propre tribu, les Kadfas, et leurs cousins, les Megarhas. Cette manoeuvre va vite s’avérer dangereuse pour le colonel qui choisit de miser sur sa propre famille en créant des unités militaires indépendantes dotées d’un armement sophistiqué et de mercenaires venus de tout le Sahara et d’ailleurs. Grâce à la manne pétrolière, Kadhafi va renouer avec les conflits extérieurs, surtout contre les membres de l’Alliance atlantique et les pays arabes modérés. Toutefois, sur le plan interne, il va progressivement liquider ses compagnons, les « officiers libres », et museler toutes les oppositions religieuses et laïques.
Kadhafi sera déstabilisé en 2011 pour des raisons essentiellement religieuses et tribales (distribution inéquitable de la rente pétrolière), par les conséquences de ses actions à l’international (attentats, prises d’otages, concurrence économique et financière, politique africaine etc.) et par l’effervescence du « printemps » arabe. Les grandes tribus, avec l’assentiment de la confrérie senoussia, ont réclamé son départ et sa destitution en donnant le pouvoir à leurs adversaires idéologiques, les Frères musulmans et les wahhabites. Les brigades de Kadhafi, constituées de mercenaires et commandées par ses propres enfants ont connu un échec sanglant dans le rétablissement de l’ordre.
Plusieurs acteurs nouveaux sont alors entrés en scène avec le soutien des puissances étrangères. L’islam politique, incarné par les Frères musulmans et les wahhabites vatranscender les confréries soufies en utilisant les mêmes réseaux, mais pas la même doctrine. Plusieurs marabouts et chefs religieux furent alors décapités et leurs mosquées et mausolées détruits par les salafistes de Ansar Acharia, comme ce fut le cas quelques années plus tard à Tombouctou.
Défis et menaces sécuritaires
Les récents bouleversements politiques en Libye et au Mali ont accentué l’insécurité des populations vivant dans l’espace sahélo-saharien. Ils ont aussi mis en relief la fragilité des États et la nécessité d’une stratégie globale entre le Maghreb, l’ONU et le G5 Sahel pour affronter les menaces en commun. Depuis la disparition de Kadhafi, l’espace sahélo-saharien désigne la Libye comme facteur principal à l’origine de l’insécurité régionale. La nouvelle configuration religieuse (salafisme) a constitué de nouveaux réseaux sur le modèle de ceux de la confrérie senoussia, réactivés par les réseaux terroristes transfrontaliers durant le règne de Kadhafi. La trajectoire libyenne a pris une direction dangereuse incarnée par la multiplication des groupes armés (2 500 milices en présence), la prolifération des armes (40 millions de pièces recensées), l’échec de la transition politique et l’inefficacité des structures étatiques déjà fragiles du temps de la dictature. L’intervention massive des étrangers a pris de l’ampleur avec la présence de 40 000 mercenaires (Wagner – nouveaux Janissaires venus de Syrie -, Black Water, etc.). Ces facteurs ont transformé le Sahel en un refuge régional voire international pour les courants takfiristes et djihadistes (Daech, Al-Qaida et leurs filiales).
Face à cette situation chaotique, la Libye et le Sahel ont connu une deuxième guerre civile de faible intensité mettant en exergue le rôle des Frères musulmans – soutenus par la Turquie et le Qatar – et basés essentiellement en Tripolitaine, et les wahhabites appuyés par les Émirats Arabes unis (EAU), l’Arabie Saoudite, l’Egypte, le Soudan et la Russie. L’internationalisation de la guerre civile libyenne a débouché sur des défis considérables en termes de sécurité pour la région sahélo-saharienne. L’internationalisation de la crise libyenne a eu un impact sur le Grand Sahara et ses conséquences ont touché l’Afrique centrale (Cameroun, RCA et Soudan) aussi bien quele Maghreb. À cela s’ajoutent la pauvreté, le changement climatique, la croissance démographique, la corruption, les trafics illicites, l’émigration clandestine, etc.
Malgré les efforts de l’ONU et pour favoriser une solution politique entre les factions rivales représentant les trois régions – Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan -, les défis de sécurité demeurent. La présence de dizaines de milliers de mercenaires et de centaines de milices continue à favoriser la fragmentation du pays. Ce qui démontre que les solutions restent entre les mains des puissances extérieures n’ayant pas encore trouvé de solution à leurs intérêts contradictoires.
Pour répondre à ces défis, il est essentiel d’appuyer l’action de l’ONU pour la préparation des élections présidentielles et législatives prévues pour le 20 décembre prochain 2021. On ne peut envisager un retour de la normalité sans que ne soit exercée d’importantes pressions sur les différents groupes et leurs mentors en compétition dans la crise libyenne. Il s’agit d’un préalable à la reprise du dialogue sécuritaire dans ses composantes sahélo-sahariennes.
Le Sahel et le nord du Mali en particulier ont été les premières victimes du chaos post-Kadhafi. A cet effet, la Libye demeure un facteur d’instabilité et reste l’épicentre des défis et des menaces sécuritaires pour les responsables de l’organisation panafricaine (UA). Cette inquiétude s’est exprimée lors du Forum de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique. La question de l’impact de la situation en Libye sur la sécurité de l’Afrique de l’Ouest ne sera pas résolue sans que les protagonistes libyens et leurs soutiens étrangers ne se mettent d’accord sur une solution politique garantissant l’unité du pays, la réunification des institutions souveraines, notamment l’armée nationale et les services de renseignement.
De nombreux observateurs sont pessimistes car le Conseil d’Etat et le Premier ministre élus sous les auspices des Nations Unies sont incapables d’honorer leurs engagements pour une période transitoire qui déboucherait sur des élections présidentielles et législatives à la date fixée. La raison principale en est que ces acteurs ne disposent d’aucune force leur permettant d’imposer leurs objectifs et d’arriver à un consensus mutuellement acceptable.
Ainsi, la crise dans ce pays qui est à l’origine du terrorisme au Sahel, voire au Maghreb, persistera tant que les conditions objectives d’une véritable réconciliation nationale, solide et fiable, ne seront pas réunies.
L’envoi de troupes au Sahel aurait des résultats mitigés, assurent plusieurs spécialistes militaires. Ces derniers insistent sur le fait qu’il n’y aura pas de solution pérenne dans la région sans la réunification de Tripoli et la démilitarisation de Benghazi et du Fezzan. De leur côté, les pays du G5 Sahel, récemment réunis à Ndjamena, indiquent que l’insécurité dans le Sahel persistera tant que le problème libyen ne sera pas résolu. En effet, la Libye est devenu un non-Etat, comme le montrent des villes entières tombées entre les mains des salafistes et les efforts militaires menés par l’ONU, les Occidentaux et le Maghreb au Sahel resteraient vains.
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Tant que l’anarchie et le désordre règneront dans ce pays et que l’islam politique – Frères musulmans et wahhabites -, qui a transcendé l’islam traditionnel incarné par les zaouias soufies, persistera, il ne faut pas s’attendre à un changement radical de la situation sécuritaire dans la région. L’Union africaine a clairement indiqué qu’il était impossible d’organiser des élections générales dans ce pays sans avoir préalablement réconcilié les deux armées, sous un seul commandement, ainsi que les citoyens libyens en les associant à l’élaboration de leur avenir dans un cadre démocratique, et sans ingérence étrangère. Rappelons que des élections générales en Libye avaient déjà été envisagées en 2018 dans un contexte de guerre civile (milices non démobilisées et incrustation de mercenaires), ce qui reste un défi quasiment insurmontable. Le Maghreb comme le Sahel n’en finissent pas de subir les conséquences de ce tremblement de terre géopolitique qui a bouleversé les espaces nord-africain et saharien, et dont les secousses ont été ressenties jusqu’en Afrique centrale… et pourrait impacter l’Europe.
[1] Cf. les écrits de l’anthropologue Chekib Abdessalam aux éditions Alfabarre et L’Harmattan.