Mali : un avenir incertain
Dr Abderrahmane MEKKAOUI (Maroc)
Le déchirement du Mali et son incapacité d’asseoir une unité nationale sont dus à des facteurs endogènes et exogènes. Ils prennent leur source dans le découpage territorial colonial qui reste l’origine première de tous les maux actuels L’État n’est pas uni malgré qu’il ait le monopole de la violence. Le pays connait une situation très complexe où les groupes armés et djihadistes contrôlent 80% environ du territoire. Les attaques qui se sont multipliées dernièrement, selon les rapports espagnols et de la MINUSMA, ont engendré l’apparition de nouveaux groupes d’autodéfense provoquant de nombreux conflits d’intérêts et d’exactions accompagnés, de manière prévisible, de vengeances interethniques. Cette instabilité a principalement profité, depuis 2012, aux organisations terroristes AQMI et l’État islamique. Ainsi, la population a du mal à vivre en paix en raison la multiplicité des ingérences régionales et internationales.
En effet, depuis les indépendances, la population autochtone du Nord fait face à une politique de colonisation de peuplement et de rupture des anciens équilibres démographiques au profit de l’ethnie minoritaire des Bambaras – ou Bamanane – au pouvoir à Bamako. Les Maliens du Nord et du Centre veulent être souverains et rejettent toute ingérence porteuse d’injustice et d’exactions assimilée à une occupation qui leur rappelle la période coloniale. Cette ingérence ne se limite pas aux troupes occidentales, mais est aussi le fait de l’Algérie[1]. et de la Libye sans oublier la salafisation graduelle instrumentalisée par des ONG du Moyen-Orient dans le cadre de la Ligue mondiale islamique, aux mains des Saoudiens. Dans ce contexte, Alger avait soutenu le régime de Modibo Kaita qui avait déjà commis des massacres de Touaregs et d’Arabes maures nomades. Ces massacres se font selon l’axe Alger-Bamako par peur commune d’une remise en question de leur hégémonie sur ces vastes territoires, contrairement à la position du Maroc qui est intervenu en obtenant la libération de Mohamed-Ali Al Ansari, chef des Kel Ansar – Touaregs majoritaires de Tombouctou – et qui l’accueille à Rabat en tant qu’exilé politique.
Les manœuvres de l’Algérie au Nord-Mali
Après les grandes sécheresses successives des années 70 aux années 90, l’Algérie a exploité et instrumentalisé la misère et la détresse des réfugiés touaregs pour tenter une récupération politique de cette population affamée à Timimaouine, Tin Zaouatine, In Guezzam, Adrar, Tamanrasset et Djanet. Parallèlement à cette manipulation, l’Algérie va créer, à Tamanrasset, la 6e Région militaire, réunissant 40 000 hommes avec pour volonté de verrouiller la zone considérée comme sensible et d’endiguer l’influence libyenne au Sahel, particulièrement dans l’Azawad considéré par l’Algérie comme son prolongement stratégique.
Dans les années 90, Alger va progressivement instrumentaliser les tribus du Nord-Mali se déplaçant entre les différents pays du grand Sahara. Le fer de lance de la stratégie algérienne a consisté à se rapprocher d’une nébuleuse de tribus Ifoghas[2] – notamment les tribus Imrad des Chamanamas, des Idnan et des Kel Adagh. Selon les Touaregs suzerains, Iyad Ag Ghali et son allié Amadou Koufa ne sont que de simples marionnettes qui servent les intérêts géopolitiques des trafiquants de l’axe Skikda-Kano et à partir des années 92-93, l’axe Cap-Vert/Guinée Bissau et Conakry/Bamako/Alger.
Afin d’appréhender la répartition et l’imbrication des tribus au Nord-Mali, il faut tenir compte du fait que les quatre grands groupes humains sont présents chacun sur plusieurs États suite au découpage territorial colonial arbitraire. Les Kel Ansar de Tombouctou sont ainsi présents en Mauritanie, au Maroc, en Algérie et en Libye. Les Ifoghas s’étendent sur au moins quatre pays sahélo-sahariens. Les habitants de Souk, Menakka, Aderambouken – zone des trois frontières, c’est-à-dire les Kel Essouk et les Iyoulimiden sont répartis sur trois pays. Enfin, les Arabes, Hassanis ou Maures, se répartissent entre le Maroc, la Mauritanie, le Mali, l’Algérie, le Niger et la Libye. Quant aux Peuls, majoritaires dans le centre du Mali (Ségou/Mobti/Massina), ils sont présents dans tout le Sahel, du Soudan au Sénégal.
Juste après l’indépendance le 22 septembre 1960, des tensions ont éclaté entre l’armée malienne et la tribu Ifogha de la zone de Kidal, région contrôlée auparavant par la puissance coloniale et considéré avec Taoudenni comme un bagne. C’est la même stratégie de contrôle qui sera suivie par l’armée algérienne. Rappelons que Tamanrasset, naguère plus grande commune au monde (environ 500 000 km2) avec sept gendarmes, va devenir le siège de la plus grande région militaire d’Algérie disposant d’effectifs importants et d’un service de renseignement couvrant tout le nord du Sahel à partir du consulat général de Gao (poste du DRS) et avec l’appui de plusieurs bases américaines situées à Outoul (Tamanrasset), à Illizi et à Iherir (Djanet).
Une autre rébellion menée par la même tribu allait éclater avec l’appui de l’Algérie et du consulat général de Gao (poste du DRS) avec pour objectif de contrôler la sédition des Touareg et des Arabes qui n’ont jamais porté dans leur cœur l’armée malienne. Plusieurs accords ont été signé à Alger, sans pour autant que l’Algérie n’admette l’idée d’une autonomie, encore moins de l’indépendance de l’Azawad, de peur d’une contagion dans les régions touarègues du sud de l’Algérie.
Après la déclaration d’indépendance de l’Azawad par le MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) en avril 2012, Alger va ordonner à son « pion », Iyad Ag Ghali[3], chef d’Ansar-Eddine El-Islam, de déloger les indépendantistes laïques de Gao et de Tombouctou, et assurer son soutien technique et logistique indispensable afin de lui permettre d’envahir le Mali et de créer un califat islamique à Bamako. Selon le porte-parole du MNLA, les pick-up Toyota et les ambulances du mouvement transportant les blessés graves vers Timiaouine en Algérie se sont fait tirer dessus à l’entrée de l’agglomération par l’armée algérienne (ANP). Pendant ce temps, les troupes d’Ansar Eddine El Islam et autres djihadistes, renforcées par environ 300 éléments du Polisario, vont terroriser les populations et détruire les mausolées et les manuscrits de Tombouctou classés par l’UNESCO au patrimoine mondial de l’Humanité.
Ainsi, l’offensive djihadiste de 2013, menée par plusieurs milliers de combattants[4] mobiles, lourdement armés et sans aucun problème de logistique et de carburant grâce à l’aide algérienne, va défaire l’armée malienne. Pour de nombreuses personnalités touarègues, l’entrée en scène d’AQMI, du MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest) et de Daech est un recyclage des terroristes algériens dans au Nord Mali. La façade religieuse n’étant qu’un habillage permettant de camoufler les trafics multiples y existant, véritables enjeux de la crise malienne et au-delà.
Il est incontestable que les militaires et les services algériens dominent une partie des groupes armés et les réseaux de contrebandiers qui partagent avec eux le fruit des trafics, en remettant en cause les accords d’Alger de 2015. Iyad Ag Ghali, désormais chef du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), et ses lieutenants disposent d’un solide réseau dans le sud algérien, particulièrement à Tin Zaouatine et à Timiaouine, localités contrôlées par l’ANP.
Les défaillances multiples de l’armée malienne
En raison de la détérioration de la situation politique au Mali sous la pression des groupes djihadistes et en raison l’incapacité des forces maliennes à y faire face, l’année 2012 a été l’annus horribilis des forces de sécurité de ce pays : une défaite au nord, des coups d’État chroniques, et des luttes intestines au sein de l’institution militaire.
Les Maliens autant que leurs partenaires se posent de nombreuses questions quant à l’efficacité de l’armée et des services de renseignement. Les réformes successives de ces corps depuis le départ du président Amadou Toumani Touré (ATT), n’ont pas permis d’agir sur les causes structurelles de leur fragilité. Leur délitement et leur instabilité sont tels que les mouvements djihadistes se développent aisément. La cause principale de la crise au sein de l’armée malienne réside dans la division de l’élite militaire entre deux catégories : celle qui aspire au pouvoir et celle qui vise la guerre.
Fin 2012, les forces armées maliennes (FAMA) ont perdu le contrôle des deux-tiers du Nord au profit des séparatistes de l’Azawad et des djihadistes. Elles se sont révélées démotivées et sans cohésion, en l’absence d’une doctrine d’emploi appropriée. Déboussolés face à la puissance de feu des Touaregs, les soldats ont tout simplement déserté le théâtre des opérations et la chaîne de commandement s’est effondrée suite à cette offensive spectaculaire. Cette défaite cuisante des FAMA montre le degré de la gangrène qui les minent, corruption oblige. La plus grande partie des opérations ont été confiées à des cadres inexpérimentés. A cela s’ajoute le manque d’équipements et le clientélisme dans le recrutement et l’avancement des soldats. Sans l’intervention de la France en 2013 (opération Serval), les djihadistes d’Ansar Eddine auraient fait du Mali un califat islamique.
Depuis, les efforts visant la consolidation de l’armée malienne se sont multipliés en augmentant le budget de la défense permettant l’achat d’équipements plus modernes et améliorant les conditions de vie des troupes. En réponse à cette crise, différents partenaires étrangers du Mali, dont l’European Union Training in Mali (EUTM) ont dispensé aux militaires des formations tactiques et opérationnelles et ont procédé à leur rééquipement.
Selon le site américain Global Fire Power, spécialisé dans le domaine militaire, la montée en puissance de l’armée malienne a été significative ces dernières années, puisqu’elle a été classée deuxième armée la plus puissante de l’Afrique de l’Ouest. 25e rang en Afrique et 117e au monde). Ses effectifs sont estimés à 16 000 hommes. Les forces terrestres disposent de 206 véhicules blindés d’attaque et les forces aériennes disposent de cinq hélicoptères d’attaque et de quatre avions de transport de troupes. Son budget a dépassé les 90 millions de dollars mais demeure insignifiant par rapport à celui de l’Algérie (27e rang mondial) qui est 139 fois supérieur…
Malgré tous les efforts consentis depuis 2013, les dysfonctionnements du passé se reproduisent à chaque opération et accrochage avec les djihadistes. Notons que les deux principaux groupes, Al-Qaida et Daech, s’unissent lors des combats, contrairement à ce qui se passe en Somalie et au Moyen-Orient où les affrontements entre eux sont légion. Cette alliance entre djihadistes est attribuée à l’implication des chefs de tribus et religieux afin d’éviter de verser le sang des croyants.
Français et Américains ont pourtant essayer de transformer les compagnies en petits groupes capables de réagir aux attaques menées dans le cadre d’une guerre contre le terrorisme et le crime transfrontalier. Une nouvelle doctrine de contre-insurrection a été adoptée sans que cela ne se traduise sur le terrain. Les FAMA restent bloqués sur les principes de l’époque coloniale, avec des postes militaires statiques selon le modèle des Bordjs. Elle n’a pas réussi à renouveler son système. Sans renfort et sans transport pour réaliser des patrouilles, des reconnaissances, les troupes déployées au Nord, en majorité originaires du Sud, ne parlant pas les dialectes locaux, restent isolés dans les casernes.
De plus, l’armée malienne peine toujours à s’imposer auprès de la population. Et l’absence d’une justice militaire digne de ce nom – en dépit de l’existence d’un programme ad hoc – explique les désertions parmi les soldats. Plusieurs se sont alliés aux rebelles, voire aux djihadistes et autres trafiquants en tout genre. Si l’institution militaire et ses soutiens ont mis l’accent sur les hommes pour conjurer la menace djihadiste, aucun progrès significatif n’a été enregistré dans la refondation de l’institution militaire pour pallier aux défaillances humaines.
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L’avenir du Mali parait sombre et les pronostics sont pessimistes suite aux nombreux attentats récents ayant frappé l’ensemble des pays du Sahel, particulièrement la zone dite « des trois frontières ». Le pays s’est transformé en un immense territoire survolé par les drones, un vaste espace d’expérimentation pour les puissances mondiales ou régionales. L’accord d’Alger de 2015 a favorisé le statu quo et la violence beaucoup plus que la paix. On s’attend à un réengagement de l’Algérie soit pour mettre de l’ordre dans ses propres réseaux, soit pour embraser le Sahel qui se transformerait en Afghanistan du futur. A Bamako, a-t-on la possibilité de tirer les conclusions qui s’imposent ?
Force est de constater que l’évolution de la situation socio-politique malienne dépendra de la réussite du pouvoir de transition à Bamako, appelé à réincorporer les anciens officiers touaregs dans l’armée qui ont pris le parti de la désertion. Face à cette situation, les Maliens demeurent impuissants et désespérés et s’interrogent sur la présence des forces étrangères et sur l’avenir du processus démocratique. Les élections présidentielles : vont-elles avoir lieu à la date prévue alors même que l’Etat n’est pas présent sur tout le territoire et après une transition difficile ? Pour l’opposition chaque jour qui passe voit grandir les menaces à la sécurité et à la cohésion nationales. Tout dépendra de la direction que prendront les leaders religieux devenus puissants à Bamako et des directives qu’ils donneront.
Désormais, le Mali se trouve à la croisée des chemins. Soit l’État continue à se déliter au profit des groupes armés, des faux djihadistes manipulés depuis l’étranger et du crime organisé[5], soit les décideurs maliens prennent les choses en main et s’activent à rendre vivable et gouvernable leur pays.
[1] Tous les émirs d’AQMI opérant dans le nord du Mali sont Algériens, souvent d’anciens trafiquants comme Mokhtar Belmokhtar – dit « le Borgne », alias monsieur Marlboro.
[2] Les Ifoghas font partie de la confédération des Kel Ahaggar (Sud Algérie) et s’étendent jusqu’à Ghadames au nord du Fezzan (Libye et sud de la Tunisie).
[3] Iyad Ag Ghali est minoritaire chez les Ifoghas et au sein autres mouvements de libération touaregs, mais les armes et les fonds accordées par l’Algérie expliquent sa puissance.
[4] Soulignons qu’à la suite de la chute de Kadhafi, les différentes factions djihadistes et les mouvements indépendantistes, ont tous été renforcés en effectifs et en armements par l’arrivée des anciennes légions touarègues de l’armée libyenne.
[5] Un enjeu majeur est l’exploitation sauvage de l’or à Tessalit, devenu l’Eldorado du Nord-Mali. Ce trafic – dont le gros de la production transite par Alger vers Dubaï – est le véritable nerf de la guerre de la région. Sa régulation pourrait mettre fin aux origines véritables du djihad, car la motivation réelle des acteurs locaux est avant tout financière.