Paix froide et paix chaude : nous vivons dans une période compliquée qui n’a même pas de nom !
Patrick W. LANG
De 1995 à 1998, le colonel Prelin est expert auprès du Comité de la Sécurité et de la Défense du Conseil de la Fédération de Russie (Moscou). Depuis, il consacre son temps à l’écriture d’essais, de romans et de scénarios, tout en poursuivant en parallèle une « carrière » d’escrimeur international.
Le texte ci-dessous est une actualisation d’un article publié dans le quotidien russe Rossijskaya Gazeta, le 9 juillet 2015.
Tous mes collègues du renseignement soviétiques disparus ou encore en vie, comme moi-même, avons des raisons légitimes de nous considérer comme des soldats de la Guerre froide. Chacun de nous a acquis ce titre honorifique à sa façon. C’est en octobre 1962, une date qui semble bien lointaine déjà, que je suis devenu un soldat de la Guerre froide. Tous les étudiants de l’école du KGB de Minsk, dont je faisais partie, ont alors été mis en alerte, sans explication, et équipés de mitrailleuses et de fusils d’assaut avec des munitions. Pendant deux semaines, jusqu’à la résolution pacifique de la crise de Cuba, nous étions prêts à combattre et à brûler dans le feu nucléaire d’une troisième guerre mondiale. Heureusement, cette crise s’est résolue pacifiquement. Au cours des trente ans qui ont suivi, la Guerre froide a connu de nombreux épisodes de confrontation armée limités qui ne furent pas divulgués au grand public. Ce passage à la phase «chaude» se produisait parfois sous mes yeux et j’ai pu participer à ces évènements.
Il est impossible de dénombrer les combattants, membres des multiples organisations soviétiques ou étrangères, qui ont péri sur les champs de bataille cachés de la Guerre froide. Plus de quatre-vingt pilotes américains et d’autres pays ont été portés disparus lors de leurs missions de reconnaissance aérienne le long des frontières
de l’Union soviétique et dans son espace aérien. Après l’apparition de nos intercepteurs, l’agence d’information TASS déclarait que ces avions s’étaient « enfuis vers la mer ».
Même les confrontations «pacifiques» avec les collègues des services de renseignement de l‘Ouest, plus particulièrement ceux de la CIA, ont été marquées par un acharnement extrême qui conduisait à de nombreuses pertes humaines : la peine de mort pour les traitres et les transfuges, des emprisonnements, des enlèvements, ainsi que d’autres actes sinistres. C’est impossible de compter tous les destins brisés et les tragédies quotidiennes de la Guerre Froide !
Cependant nous n’étions pas seulement les participants de la Guerre froide, mais aussi les témoins de sa fin, même si plus de vingt ans après ce sujet fait débat encore. Vers la fin des années 1980, le renseignement soviétique a commencé à recevoir de plus en plus d’informations indiquant un accroissement des actions des services secrets des Etats-Unis et de certains autres pays occidentaux visant la dissolution l’Union soviétique. Le KGB informait alors les dirigeants du pays de ces manoeuvres et attirait leur attention sur le fait que les services secrets adverses comprenaient les problèmes internes de notre société – comme le séparatisme, le régionalisme et le nationalisme – et les utilisaient à leur avantage. Par ailleurs, une influence énorme était exercée par les services étrangers sur l’intelligentsia, les jeunes et les cercles artistiques d’Union soviétique.
Malheureusement, les dirigeants du pays, en premier lieu Mikhaïl Gorbatchev, n’ont pas pris en compte ces renseignements et n’en ont pas tiré les enseignements nécessaires, ce qui a mené au résultat irréversible de la dissolution de l’URSS, qui peuvt être considéré comme tragique.
Suite à la chute de l’URSS en 1991 et jusqu’à aujourd’hui, une multitude de personnes à l’Ouest, ainsi que dans les cercles libéraux en Russie, sont convaincus que notre pays a perdu la Guerre froide et que le KGB est sorti vaincu de la bataille avec CIA. Mais est-ce la réalité ? Je sais de première main que les participants réels de la Guerre froide ne soutiennent guère ce point de vue, s’appuyant sur des exemples concrets pour le contredire. Ces personnes connaissent, en raison de leur propre expérience, la réalité de cette confrontation, en ayant éprouvé tous ses désagréments et difficultés, jusqu’aux expériences « à balles réelles ». Ils considèrent comme plus juste le point de vue émis par des experts russes ou étrangers qui postulent que la Guerre froide n’a pas connu de perdants, car lorsque la rivalité Est/Ouest a pris fin, tout le monde a gagné. L’opposition entre les deux blocs a disparu et avec celle-ci a disparu la menace d’une guerre mondiale totale.
Il est impossible de nier que la Russie se trouve parmi les gagnants, tout comme les pays Occidentaux. Elle s’est libérée de son passé totalitaire et a connu un véritable développement démocratique. Est-il possible de penser que notre pays qui a gardé sa souveraineté, une politique étrangère indépendante et son potentiel nucléaire est un « perdant » ? Lorsque l’Allemagne et le Japon ont été vaincus à l’issue de la Seconde guerre mondiale, il leur a été imposé l’interdiction d’avoir une force militaire et des bases militaires étrangères ont été établies sur leur territoire. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les militaires américains sont toujours présents dans ces deux pays.
Certes, il est clair que la Russie a beaucoup perdu suite à la chute de l’URSS et a dû revoir les positions qu’elle soutenait. Cependant, le monde a pu s’apercevoir, notamment au cours des dernières années, que cette révision a été provisoire. En effet, chaque année davantage, malgré les crises et autres conditions défavorables, la Russie restaure progressivement son potentiel économique, ses positions et son influence sur la scène internationale ainsi que ses capacités de défense.
En ce qui concerne l’opposition entre le KGB et la CIA, il est difficile de dire qui a gagné, car chaque service conserve soigneusement ses secrets et ne révelera jamais les éléments qui permettraient de prouver sa réussite ou ses échecs. La CIA a bien évidemment agi de manière à provoquer la chute de l’URSS, mais les actions de subversion et les interventions clandestines qu’elle a conduit dans le pays – qui d’ailleurs continuent et de nos jours – n’ont pas été la cause de la dislocation du bloc de l’Est. Selon les dirigeants de CIA, bien que que la chute de l’URSS ait été prévue par les analystes pour 1991, la forme qu’elle revêtit fut inattendue : la dislocation de l’Union soviétique eut pour causes des raisons internes, y compris la traitrise des dirigeants soviétiques.
Il y a beaucoup de mérite dans le combat du KGB qui s’opposa jusqu’au dernier moment aux « architectes de la Perestroïka », avec Gorbatchev à leur tête, lesquels ne voulaient pas prendre de mesures pour sauver la situation et laissaient s’accroitre des tendances destructrices. Les cinq dernières années de l’existence de l’URSS sont marquées par une grande victoire du KGB face au CIA, car le contre-espionnage soviétiques a démasqué et éliminé presque tout les réseaux de l’agence de renseignement américaine en Union soviétique. Malheureusement le manque de temps n’a pas permis au KGB de rendre publique cette information, une fois «reformé», s’est trouvé privé de la possibilité de le faire. De nombreuses personnes haut placées n’ont pas été amenées devant la justice et punies pour leurs actes de trahison d’Etat et certains d’entre eux vivent encore sans inquiétude aujourd’hui.
Une période de quarante-cinq ans de l’histoire mondiale, dénommée avec plus ou moins de consensus « Guerre froide», est désormais révolue. Que s’est-il passé ensuite ? Quelle nom a reçu la période de vingt-cinq ans de l’histoire mondiale qui a succédé à la Guerre froide et qui continue aujourd’hui ? Etrangement, probablement pour la première fois dans l’histoire, une période si longue et si remplie d’évènements importants n’a pas encore reçu de nom ! Il n’y eu que très peu de périodes «sans nom» durant les derniers millénaires. Des noms ont toujours été attribués à des périodes courtes tout comme à des époques entières, permettant de se rappeler les traits caractéristiques de ces temps à partir de quelques mots.
S’il n’y a pas de nom pour la période des années 1980 à 2000, doit-on la considérer hors du temps ? Est-ce que cela contribue à une compréhension juste et objective des processus politiques complexes et des évènements internationaux importants qui se sont produits après la fin de la Guerre froide ? Je considère qu’au contraire, l’interprétation des évènements de ces vingt-cinq ans et le jugement qu’on peut porter dessus s’en trouve biaisé et confondu.
Revenons aux évènements de 1991 et à la chute de l’URSS. La «fraternisation» dans les «tranchées de la Guerre froide» n’a pas duré longtemps. De plus, il s’est avéré que les armes ont été baissées seulement par les « architectes de la perestroïka » et les « démocrates » russes qui les ont remplacés. Tous les autres acteurs de ces événements ne se sont pas embarassés de pacifisme et n’ont guère cherché à fraterniser avec le pays dans lequel le socialisme avait échoué, lequel essayait pourtant avec élan de les rejoindre dans la quête du « merveilleux avenir capitaliste ».
Cette attitude a rapidement été mise en évidence avec la réunification de l’Allemagne. Berlin a bafoué les promesses données à un Gorbatchev crédule, non seulement restant dans l’OTAN, mais y entrainant la RDA qui venait de la rejoindre. Les pays du pacte de Varsovie ont fait de même, ainsi que les anciennes républiques soviétiques baltes. Après leur entrée dans l’OTAN, l’organisation atlantique s’est retrouvée frotnalière de la Russie. De plus, l’OTAN n’a même pas envisagé de désarmer après la chute de l’URSS.
Les deux guerres de Tchétchénie sont également intervenues au cours de cette même période. Pendant celles-ci, les terroristes Tchétchènes ont été soutenus, directement ou indirectement, et financés par des services secrets occidentaux. Lors du conflit en ex-Yougoslavie l’avancée des parachutistes russes à Pristina a failli avoir comme résultat un conflit armé avec les forces « pacifiques » de l’OTAN. Les conflits en Afghanistan, Irak, Libye, Egypte et Syrie, comme beaucoup d’autres évènements, ont été volontairement oubliés par les partisans de la «fraternisation». Or les services de renseignement occidentaux n’ont pas réduit leurs activités visant la Russie, mais au contraire les ont développées. Tous les ans, le FSB rapporte la découverte dans notre pays de plusieurs centaines d’ agents des services de renseignements étrangers !
Même au tout début de nos nouvelles relations avec l’Ouest, aucun de nos partenaires occidentaux ne nous a qualifié d’« amis» ou d’ «alliés», illustrant le fait que la fraternité n’était qu’une illusion et que rien n’avait changé. Nous n’étions que des «partenaires» pour les Etats Unis et l’Europe de l’Ouest, et dans le meilleur des cas – s’il ne se produit pas quelque chose de grave – nous ne resteront jamais que cela.
J’estime que si l’on analyse impartialement toutes les particularités de la période post Guerre froide, tout concourt à nommer cette période «la paix froide». Si des incidents qui auraient pu avoir des conséquences graves se sont multipliés pendant cette période, la paix n’a jamais été réellement menacée. Donc même si les relations sont restées «froides», c’était quand même une période de paix.
Cet équilibre fragile et instable a perduré jusqu’à la fin de l’année 2013. Puis les évènements de Maidan, avec le renversement du pouvoir en Ukraine, la réunion de la Crimée à la Russie, les sanctions et les contre-sanctions, la guerre civile en Ukraine et les accords de Minsk, la guerre au Yémen et l’Etat islamique ont perturbé cet équilibre. Il est possible qu’il se produise encore des crises de ce genre dans le futur proche. Je pense tout de même que personne ne dira que la situation actuelle est comparable à celle de la Guerre froide. Pendant celle-ci, l’opposition n’était pas aussi violente qu’aujourd’hui, il n’y avait pas de telles accusations pesant sur notre pays ni de mesures aussi rudes, à l’image de celles prises par les partisans de conflits multiples afin de satisfaire leurs intérêts économiques égoïstes. Un tel risque d’escalade vers un conflit ouvert n’existait pas pendant les années de Guerre froide.
Je considère que dans cette situation il est stupide de parler d’une période de « paix froide ». Cette paix peut-elle être froide alors que les Etats Unis et leurs alliés occidentaux ont commencé à parler ouvertement d’un retour à la Guerre froide et même de la possible transformation de celle-ci en une guerre «chaude»? Heureusement que la situation n’en est pas là, mais il est possible de qualifier la sitation actuelle de « paix chaude». Cela nous situe à un pas de la « guerre froide », mais il est tout à fait possible que les parties qui s’opposent manquent cette étape et passent directement à la guerre «chaude»! Il y a bien trop de personnes brusques et irresponsables qui militent pour l’escalade des relations.
Est-ce que cela va se produire ? L’humanité va-t-elle suivre cette voie suicidaire ? Ceux qui le souhaient se reprendront-ils et retiendront-ils les leçons de la Guerre froide ? S’arrêteront-ils au bord du précipice de la guerre globale, en se souvenant du sang-froid démontré par Kennedy et Khrouchtchev en 1962 lorsqu’ils résolurent pacifiquement la crise de Cuba ?
Le fait que la terminologie utilisée précédemment pour qualifier la période dans laquelle nous vivons soit acceptée ou que des politologues trouvent d’autres termes n’a guère d’importance. Tous ces mots ne sont rien comparés à ce à quoi notre planète peut s’attendre si la raison laisse la place aux ambitions de politiciens et de militaires irresponsables. Aucune prétention à occuper une place unique ou à dominer la scène internationale ne vaut le risque d’accroître les tensions internationales. Il est nécessaire de sacrifier ces ambitions au nom de la paix. Comme nous le disions à l’époque soviétique : « espérons juste qu’il n’y aura pas de guerre… ».