Le Nagorno-Karabakh et le monde musulman
Michael LAMBERT
La présence de mercenaires syriens dans le Haut-Karabakh pendant le conflit de septembre 2020 nous ramène à la participation de volontaires tchétchènes et du Hezb-e-Islami Gulbuddin afghan dans cette même région pendant la guerre de 1988-1994.
Situé dans le Caucase du Sud, à l’intersection des mondes slave et musulman, le Haut-Karabakh cristallise les tensions entre l’Islam et le Christianisme et porte les marques d’une guerre sainte entre les Arméniens – qui se réclament de la majorité de l’Eglise apostolique arménienne – et les chiites azéris, qui s’affrontent sur ce territoire.
En Arménie, mais aussi pour des pays comme la Russie orthodoxe, le Haut-Karabakh est un avant-poste chrétien à la frontière du Moyen-Orient, dans une région, le Caucase du Sud, qui regroupe plusieurs traditions religieuses.
Pour comprendre le conflit du Haut-Karabakh, il est donc important de cerner les groupes religieux du Caucase et leurs aspirations afin de comprendre pourquoi ils participent ou non à la guerre qui oppose Erevan et Bakou depuis plusieurs siècles.
La mosaïque religieuse du Caucase du Sud
Le Caucase du Sud se compose de trois pays reconnus par la communauté internationale – l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie – et de trois États partiellement reconnus par celle-ci – l’Abkhazie, le Haut-Karabakh et l’Ossétie du Sud -, qui se situent entre trois grandes puissances régionales, l’Iran, la Turquie et la Russie.
Ce schéma est d’autant plus complexe qu’en Russie même (Caucase du Nord), il existe des peuples musulmans, Tchétchènes et Daghestanais, qui souhaitent s’émanciper de la tutelle de Moscou afin de créer l’Émirat du Caucase.
Par conséquent, il est plus pertinent de parler du Caucase du Sud comme d’une enclave chrétienne – avec l’Abkhazie (un Etat mixte ou cohabitant des musulmans, des chrétiens orthodoxes et des païens), l’Ossétie du Sud (chrétiens orthodoxes orientaux, avec de grandes minorités professant le néopaganisme ossète et l’islam), la Géorgie (chrétiens orthodoxes), l’Arménie et le Haut-Karabakh (chrétiens autocéphales) – dans le monde musulman.
Dans toutes ces régions, l’appartenance à l’islam ou au christianisme est un facteur identitaire important, sauf dans le cas de l’Abkhazie, qui incarne un modèle de cohabitation entre les dogmes. Ainsi, le territoire partiellement reconnu de l’Abkhazie est singulier dans la mesure où une grande partie des habitants pratiquent le néopaganisme abkhaze en plus de l’islam et de la religion orthodoxe.
Dans le Caucase du Sud, les chrétiens, à l’exception des Abkhazes et des Ossètes du Sud, se soutiennent tacitement, la Géorgie apportant son appui à l’Arménie et au Haut-Karabakh, et inversement. Moscou adopte une approche similaire avec des accords qui visent à épauler les Arméniens sur le plan économique et militaire, d’autant plus que la Russie est en mauvais termes avec la Géorgie depuis la chute de l’URSS. Cependant, les Tchétchènes et les Daghestanais, bien que membres de la Fédération de Russie, ne partagent pas l’approche de Moscou et préfèrent soutenir les Azéris musulmans dans le conflit du Haut-Karabakh.
Pour les Azerbaïdjanais, la situation est complexe car ce sont des chiites dont le principal allié dans la région est la Turquie, majoritairement sunnite. Bakou et Ankara appliquent dès lors le principe d’ « une nation, deux pays », mais la proximité religieuse est encore plus grande avec l’Iran, qui est un pays à prédominance chiite.
Qui s’affronte et pour quels motifs dans le Haut-Karabakh ?
Les Arméniens soutiennent les habitants du Haut-Karabakh qui sont aussi ethniquement arméniens. Alors que les Azerbaïdjanais se battent contre eux pour reprendre le contrôle d’un territoire de jure sous le contrôle de Bakou.
L’URSS avait imposé la création de ladite frontière un siècle plus tôt, mais celle-ci n’a jamais été approuvée par Erevan car ne prenant pas en compte le droit du peuple à disposer d’eux même et la Convention de Montevideo.
Turquie et Iran
Les Azéris ont le soutien de la Turquie, qui s’oppose aux Arméniens depuis le génocide de 1915 et souhaite renforcer la présence d’Ankara dans le Caucase et au Moyen-Orient. Les Loups gris (Bozkurtlar), une organisation armée turque ultra-nationaliste, ont soutenu les Azéris contre les Arméniens en 1988-1994.
Malgré sa proximité religieuse avec l’Azerbaïdjan, Téhéran ne soutient pas officiellement Bakou dans le conflit du Haut-Karabakh. En avril 2015, l’Iran et l’Azerbaïdjan ont annoncé leur décision de former un comité de défense commun, suivie d’une déclaration du chef adjoint des relations étrangères au secrétariat du Guide suprême de la révolution islamique en Iran, Mohsen Qomi, qui a exprimé la volonté de son pays de soutenir l’Azerbaïdjan en mai 2015.
Cependant, des tensions surgissent en 2016 en raison de la proximité entre l’Azerbaïdjan et Israël. En 2018, l’Azerbaïdjan suspend le commerce du pétrole et du gaz avec l’Iran pour soutenir les nouvelles sanctions américaines contre l’Iran, ce qui suscite l’hostilité du gouvernement iranien à l’égard de Bakou.
La proximité de Téhéran avec l’Arménie et la Russie invite l’Azerbaïdjan à adopter une attitude ambiguë envers l’Iran et les relations fluctuent en fonction de l’actualité internationale.
Mercenaires musulmans (1988-1994 et 2020)
Les Tchétchènes et les Daghestanais sont pour la plupart des sunnites mais soutiennent Bakou dans la mesure où l’augmentation de la présence de l’islam dans le Caucase du Sud renforce leur projet d’émirat caucasien. De plus, les Tchétchènes sont des mercenaires et possèdent un savoir-faire militaire et une solide réputation. Il est donc habituel qu’ils participent à des conflits dans le monde entier contre rémunération ou pour s’approprier les ressources que les habitants laissent dérrière eux. Les Tchétchènes et les Daghestanais ont été impliqués dans le conflit du Haut-Karabakh de 1988 à 1994.
Les membres du Hezb-e-Islami Gulbuddin d’Afghanistan ont également soutenu les Azerbaïdjanais de 1988 à 1994 pour montrer leur solidarité avec le monde musulman et surtout contre l’Union soviétique qui était en Afghanistan pendant la guerre de 1979-1989. A cela s’ajoute le soutien rhétorique des moudjahidines pendant la même période qui considèrent le conflit comme un moyen de déstabiliser Moscou.
Les mercenaires syriens sont présents en septembre 2020 pour des raisons similaires à celles des Tchétchènes et pour soutenir un pays musulman contre les chrétiens, offrant ainsi un exemple de transition d’une zone de guerre à une autre.
Bibliographie sommaire
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