Expliquer le salafisme aux nuls : fin de crise sémantique
Dr Abderrahmane MEKKAOUI (Maroc)
Avant d’évoquer l’offensive du « péril vert » en France, il est urgent de mettre fin à la confusion terminologique visant la définition de l’extrémisme religieux. Ce désordre sémantique se traduit par l’utilisation de concepts ne correspondant pas au phénomène, par exemple, séparatisme, communautarisme, islamisme, etc. Apparemment, ce désordre sémantique sert l’agenda du salafisme qui excelle dans la désinformation et la manipulation en recourant massivement à une terminologie erronée ou tronquée.
Afin d’éviter et de prévenir le dérapage conceptuel déjà observé dans des rapports officiels ou des études et dans la communication, il est nécessaire de mettre en pratique une rigueur scientifique certaine et d’observer une honnêteté intellectuelle sans faille impliquant l’utilisation de termes exacts pour décrire et analyser l’extrémisme religieux.
Toute analyse exige de mettre de l’ordre dans l’emploi et l’adoption des paradigmes appropriés utilisés dans les sciences sociales. Ce qui permettra de forger une boite à outils opérationnelle.
En fait, le salafisme est une représentation du monde, une manière de voir les choses, un modèle cohérent et un système de valeurs propres qui repose sur un fondement définit (courant de pensée) : l’islam est ma patrie et la oumma mon identité.
Mais que savons-nous du salafisme ?
Selon plusieurs érudits musulmans, on ne peut pas qualifier un musulman de salafiste sur la base des signes faibles (signes extérieurs : comme le port de la barbe ou du hijab, etc.). Ce jugement prématuré demeure sans fondement car les salalafistes sont divisés en plusieurs courants religieux qui ne se ressemblent pas.
On peut les distinguer en plusieurs catégories :
– les salafistes scientifiques, qui se détournent de la politique sous toutes ses formes, la considérant comme éphémère et impure. Ce courant religieux se revendique du salaf et de son appartenance à la communauté musulmane. Selon ses dirigeants, le seul moyen de réussir le retour au temps idyllique de l’islam, c’est l’enseignement et l’éducation islamique (salafia al-ilmiya) ;
– le deuxième courant, le plus connu et le plus médiatisé, s’appelle les salafistes takfiristes ou jihadistes. Ces derniers militent pour le renversement de l’ordre établi dans leurs pays respectifs ou se lancent à la conquête de territoires en vue de la création d’un califat islamique (Etat islamique). Ils continuent à faire l’apologie du jihad (guerre sainte). Les plus représentatifs de ce courant sont Daech et Al-Qaïda.
– la troisième catégorie est représentée par les madakhila ou les jaamiya. Ce sont des salafistes légalistes, obéissant à l’ordre politique établi et qui s’opposent aux conquêtes et aux révoltes – même s’il s’agit de se rebeller contre une dictature sanguinaire et répressive -. Dans ce groupe, on trouve beaucoup de confréries et de zouiyassoufies nourries par le pouvoir en place dont ils deviennent souvent l’allié politique principal en se transformant en parti politique du régime en place.
Au sein de ces trois courants salafistes, on remarque l’existence de sous- ensembles dont la somme s’élève à vingt-quatre groupes répartis entre ces trois grandes familles religieuses. Le dénominateur commun entre ces conglomérats, c’est le retour au modèle de gouvernance ancien, un système de valeurs socio-politique incompatible avec la démocratie et la liberté.
Dans cette étude, nous allons apporter un éclairage sur le courant salafiste contemporain, en décryptant ses principaux fondements ainsi que les éléments convergents et divergents qui déchirent cette grande mouvance religieuse.
Que signifie le salafisme ?
En général le salafisme signifie concrètement le retour au salaf, c’est-à-dire, le retour au modèle de vie des ancêtres en termes de rituel et de comportement. C’est l’époque du prophète Mohammed, ses quatre successeurs et les deux générations qui suivirent. Une période bien limitée dans le temps et l’espace et revendiquée par tous les salafistes, toutes obédiences confondues. Ce mouvement religieux est bien encadré par des exégètes très connus et très controversés dans la tradition musulmane.
Parmi les pionniers les plus vénérés, on trouve Abdallah Ibn Omar. Pour ses admirateurs, son importance réside dans sa neutralité dans les guerres de succession et d’apostasie (ridda) qui a traversé le nouvel État islamique après la mort suspecte du messager d’Allah. Suite à cet événement tragique, ce compagnon du prophète s’est complètement isolé et retiré de la politique et des clans en demandant l’application intégrale du Coran et de la sunna afin de mettre fin à la discorde entre les compagnons du prophète promis au paradis par le messager de Dieu lui-même.
La deuxième personnalité célébre du salafisme est Ahmed Ibn Hanbal, le père spirituel du wahabisme. Souvent réprimé par les califes abbassides car, au sujet de la création du Coran, Ibn Hanbal a rejeté la thèse des moutazilites selon laquelle le texte sacré est une création de l’homme, et non la parole de Dieu. Cette position radicale de l’imam l’avait conduit à occuper une position importante dans l’islam sunnite en général et dans le salafisme en particulier.
La troisième personnalité majeure, qui marque le salafisme, est le cheikh Ibn Tayimia connu pour son intégrisme et son orthodoxie. Cet érudit appelé cheikh al-islam, s’est opposé à toute tentative d’interprétation et d’innovation en matière religieuse selon le dogme acharite « sans comment » (bila kayf). Pour ce penseur musulman, les dérives chiites affectant la oumma sont dangereuses et nuisibles. Ibn Taymia reste toujours le référent incontournable de l’islamisme dans les prisons.
Le quatrième théologien, guide du wahabisme, est Mohammed Ibn Abdelwahab, jurisconsulte du XVIIIe siècle, qui occupe toujours une place fondamentale dans l’esprit, la culture et la littérature salafiste. Ses liens avec le Royaume-Uni sont avérés. Présenté tantôt comme un réformateur, tantôt comme un rénovateur de l’islam, ce théologien a prétendu combattre toutes les hérésies et tout déviationisme répandus dans la péninsule arabe par ses ennemis des confréries soufies et les vassaux de l’Empire ottoman, alors très actifs contre la pénétration britannique au Moyen-Orient.
Ces quatre théologiens sont les références religieuses incontournables du salafisme actuel. À cet effet, on peut classer le salafisme politique en trois grandes écoles ou courants de pensée religieuse avec pour principale dénominateur commun le retour au temps idyllique de l’islam et l’application de la charia (législation, normes ou règles doctrinales, sociales, cultuelles et relationnelles).
Ce projet sera concrétisé par la création d’une communauté une et indivisible appelée la oumma. Toutefois, chaque obédience salafiste a sa propre vision de cette époque idyllique et sa propre conception des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Ainsi, chaque courant conçoit sa propre stratégie pour atteindre ce rêve, soit par l’enseignement et l’éducation, soit par la violence et l’épée, soit par l’alliance avec les pouvoirs politiques en place.
On note que le mouvement salafiste le plus important est fondé sur l’éducation et l’enseignement religieux (étude du Coran et de la sunna) transmis par les imams et les prêcheurs salafistes appelés « gardiens du dogme ». L’objectif de ce courant est la formation de générations de jeunes musulmans engagés et immunisés des phénomènes de perversion. La méthode pédagogique utilisée par ce courant dans les écoles coraniques est appelé « purification et éducation » (tasfia et tarbia). Le salafisme scientifique vise, à travers la transmission du savoir religieux, la création d’une société pure semblable à celle vécue par les ancêtres salafs. C’est le nivellement de la société par le bas avec des moyens pédagogiques modernes. Dans ce cadre, le salafisme scientifique s’est considérablement investi dans les médias et la technologie numérique en créant plusieurs plateformes d’enseignement à distance dans toutes les langues. Evidemment, les moyens financiers ne manquent pas. Il s’agit d’une véritable industrie qui draine des milliards de dollars.
L’impact du printemps arabe sur l’évolution du salafisme
Les enseignements à tirer du désordre politico-religieux survenu en 2011 sont nombreux et complexes. Le premier enseignement est l’explosion du salafisme éducatif. En raison de son importance, ce courant va rapidement se fragmenter sous la pression de la crise politique engendrée par la guerre au sein du salafisme militant (jihadiste et takfiriste), d’une part, et entre les Frères musulmans et le salafisme obéissant, madkhalia, allié naturel des régimes en place.
Le salafisme madkhaliya est génétiquement composé de soufis et alimenté, directement ou indirectement, par les États. En effet, il est devenu un acteur incontournable de la vie politique dans les pays arabo-musulmans. Il incarne la contre-révolution dont les Frères musulmans sont le fer de lance. Autrement dit, le salafisme madkhaliyas’oppose au salafisme activiste qui, lui, appelle à la désobéissance et à la restauration du califat.
L’autre changement majeur suite à ces événements est le renversement des alliances intra-salafisme entre les alliés d’hier, principalement les wahhabites et les Frères musulmans. Ces derniers sont devenus des ennemis jurés irréconciliables des autres catégories de salafisme. En revanche, on remarque un rapprochement stratégique entre les wahhabites et les Madakhilas contre les Frères musulmans, y compris en Europe. Une guerre fratricide généralisée est en cours partout dans le monde.
Ce descriptif des fondements idéologiques du salafisme nous aidera à mieux comprendre la dynamique de « l’extrémisme islamiste » en mettant les termes idoines sur ce phénomène qui, il faut le rappeler, est dynamique et non statique. L’extrémisme est un produit du salafisme politique.
Quels sont les concepts adaptés pour identifier l’extrémisme islamiste ?
Nous croyons que le concept le plus approprié dans l’analyse des différentes écoles de pensée salafiste est « l’extrémisme islamiste ». C’est la pensée fondamentaliste et contestataire qui traduit fidèlement l’appartenance à une communauté supérieure aux autres et l’engagement pour un projet politique incompatible avec la modernité et les droits de l’homme (la création d’un Etat islamique sur le modèle ancien).
C’est aussi la manifestation d’une idéologie fascisante totalitaire qui exclut les autres, considérés comme ne faisant pas partie de la patrie de l’islam.
Ainsi, l’extrémisme subversif islamique correspond à la notion arabe Al- Tatarouf, concept illustrant un phénomène religieux révolutionnaire et décrivant un comportement anormal et dangereux pour l’équilibre de la société et des individus.
Historiquement, le premier État islamique a été confronté à l’extrémisme avancé que le Prophète Mohammed avait appelé les musulmans à le combattre par tous moyens, théologique, social et militaire.
Actuellement, les politologues et les sécuritaires se plaignent de l’emploi erroné, abusif ou approximatif, de concepts et de notions tentant de décrypter le salafisme, son contenu idéologique, son discours et ses concepts épistémologiques. À cet effet, force est de constater que la plupart des termes véhiculés sont imprécis et ne reflètent pas vraiment les fondements religieux et politiques de l’extrémisme en islam. Pour mieux appréhender ce désordre sémantique, et terminologique, la plupart des islamologues rejettent les termes « radicalisme », « communautarisme », « séparatisme », « islam politique ou radical », « islamisme », « jihadisme » et « terrorisme islamique » à cause de leur inexactitude et de leur décontextualisation. Ces dernières appellations faussent le débat et le décryptage du phénomène extrémiste ayant évolué au cours de l’histoire musulmane, et connu en islam sous le terme d’Al-tatarouf, qui signifie extrémisme subversif et excés de zèle dans l’application de la religion musulmane. Ces notions, évoquées dans de nombreux récits musulmans, décrivent avec précision les variantes de l’extrémisme qui derive du salafisme.
On constate que cette idéologie maximaliste est née durant la formation du premier État musulman par le prophéte Mohamed, dans un premier temps à Médine, puis après la conquête de La Mecque, razzia pendant laquelle le Messager de Dieu avait interdit le pillage de sa ville natale comme le stipule le « Pacte d’allégeance du paradis ou pacte de sang » (Beyaa de Ridouane). Cette alliance signée entre le prophète et les brigands (Saaliks) sera battue en brêche. AEn cette occasion, une fraction des combattants se révolta en mettant en cause la véracité du messager d’Allah. À leur retour à Médine, les réfractaires vont construire leur propre mosquée et nommer leur propre guide. Après l’empoisonnement suspect du Prophète, ce schisme va déclencher le début d’une série de guerres civiles interminables. Dans ce sillage, rappelons que sur les quatre successeurs du prophète, trois sont morts assassinés. Le processus interminable de cette discorde a pour conséquence que chaque musulman va interpréter le texte sacré à sa façon en créant des termes correspondants ; il est donc devenu décousu et imprécis. Ce qui explique l’existence de plusieurs notions erronées et clivantes. Pour mieux cerner encore cette problématique, notons que l’islam est indissociable de la politique de la cité (croyance et État).
Enfin, il faut rappeler que le prophète Mohammed a distingué trois profils de musulmans extrémistes :
A- L’extrémiste contestataire et complotiste : Al-Ghoulou (apparition des signes faibles et propos religieux radicaux);
B- l’extrémiste subversif et engagé Al-Tanatoo (isolement, repli sur soi et langage complotiste);
C-L’extrémiste pervers et égaré (sentiment d’allégeance et de désaveu, préparation au départ sacrificiel – chahada).
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Décortiquer cette confusion sémiotique dans l’analyse de l’extrémisme islamiste nécessite une compréhension du contexte historique du texte sacré (le Coran et la sunna). Cet exercice nous montre que l’enjeu principal du salafisme, de sa naissance à nos jours, demeure l’ambition du pouvoir. Le takfir, excommunication, est l’arme redoutable de cette équation.
Dans ce contexte anxiogène, nous recommandons aux médias, aux politiques et aux chercheurs de renoncer à l’emploi, par défaut ou par ignorance, des concepts clivants car leurs impacts psychologiques sur le musulman apolitique est lourde de conséquences. Plusieurs termes stigmatisent, créent l’amalgame, entrainent l’incompréhension et engendrent la haine. Cette acculturation ou mauvaise compréhension des concepts fondamentaux, amplifie le climat de violence, la xénophobie et l’islamophobie.