Le renseignement français au milieu du gué
Lorsque l’on entreprend une vaste réflexion sur la sécurité de la France, apparaît, en bonne place parmi les sujets d’importance, la question du renseignement. Or, paradoxalement ce thème évoqué de façon récurrente dans les textes officiels demeure peu traité dans la réalité. Certes, depuis le Livre Blanc de 1994 , le rôle central du renseignement a été régulièrement affirmé par les autorités politiques et militaires françaises. Mais peu de choses ont effectivement changé. Aucune véritable réflexion quant à l’avenir du renseignement français n’a eu lieu depuis 1991.
Une refonte du dispositif national de renseignement s’avère aujourd’hui nécessaire, en raison des évolutions récentes de l’environnement international et des nouvelles menaces terroristes. Mais avant de livrer quelques idées quant aux directions que devrait suivre cette réforme, il convient de rappeler les faiblesses de la France en ce domaine et les quelques adaptations survenues au cours de la dernière décennie.
LE RÔLE DÉTERMINANT DU RENSEIGNEMENT DANS LE CONTEXTE D’APRÈS GUERRE FROIDE
Depuis le début des années 1990, la menace fondamentale que faisait peser l’Union soviétique a disparu et le monde se caractérise désormais par une forte instabilité. D’idéologique, la scène compétitive est devenue générale et l’imbrication des enjeux politiques, économiques et militaires s’affirme comme la caractéristique majeure du nouvel environnement international. Nous sommes confrontés à une large diversification des enjeux touchant à notre sécurité. De plus, la compétition internationale ne concerne plus uniquement les Etats, mais également des organisations qui développent des stratégies indépendantes de tout contrôle gouvernemental (ONG, mafias, mouvements religieux radicaux, diasporas ethniques, etc.). En conséquence, les traditionnelles menaces de nature étatique se doublent aujourd’hui de dangers d’origines variées, provenant d’organisations transnationales du crime, du terrorisme ou de la fraude.
Si l’une des principales conséquences de la disparition de la rivalité Est-Ouest a été le renforcement du rôle de l’économie comme domaine principal de compétition entre les nations, tous les autres domaines dans lesquels s’exerce la rivalité entre les nations ne se sont pas atténués. Le politique, le militaire, le stratégique demeurent des préoccupations centrales des services de renseignement, d’autant que la chute de l’Union soviétique et le nouveau désordre international ont ouvert la voie à de nouvelles menaces, lesquelles sont liées :
- à la prolifération nucléaire,
- à la résurgence de nationalismes ou de mouvements ethniques,
- au renforcement d’intégrismes religieux,
- au développement des trafics de toutes natures, parmi lesquels celui de la drogue revêt une importance considérable.
- à la multiplication des circuits financiers illégaux,
- au terrorisme et au narcoterrorisme,
- aux nouveaux foyers régionaux d’instabilité.
La diversification des menaces, l’apparition de vulnérabilités non militaires, la dispersion géographique des crises et l’apparition de nouveaux acteurs confèrent au renseignement un poids encore plus déterminant qu’au temps de la Guerre froide.
LES DÉFICIENCES DU RENSEIGNEMENT FRANÇAIS
Les modifications conséquentes à la chute du mur, aux bouleversements géopolitiques (guerre du Golfe et conflits en ex-Yougoslavie) et à la construction européenne (accords de Schengen), et surtout le développement du terrorisme islamique depuis le 11 septembre 2001 auraient dû, logiquement, pousser nos dirigeants à agir. Or, il n’a été procédé à aucune réflexion ni réorganisation de fond en matière de renseignement, alors que nos forces armées ont connu une restructuration profonde, liée notamment à leur professionnalisation. L’absence de culture du renseignement de nos élites dirigeantes a tout au plus conduit à quelques ajustements.
Une culture du renseignement quasiment inexistante
C’est une lapalissade de rappeler que le renseignement n’a jamais été, en France, une fonction reconnue à sa juste valeur. Ainsi, à la veille de 1914, on considérait encore comme incompatible l’état d’officier avec celui d’espion, car le second contredisait l’idéal d’honneur du premier. « Ces pratiques ne seront jamais goûtées des officiers français ; cette école ne fera jamais chez nous de nombreux prosélytes : notre droiture s’y refuse d’instinct. Ces pratiques ont pour elles la raison, la logique, tout ce que l’on voudra ; ce n’en est pas moins une besogne qui se heurte chez nous à une insurmontable répugnance. Voilà la vérité. On peut dire du sentiment instinctif d’une race ce qu’on dit du coeur humain : qu’il a des raisons que la raison ne connaît pas1 ». Bien que notre perception du renseignement ait évoluée depuis cette date, nous ne pouvons dire que son utilité ait véritablement été intégrée par nos gouvernants. Activité honorable dans les pays anglo-saxons, le renseignement souffre toujours dans notre pays d’une image de marque très négative.
L’amiral Lacoste, constate amèrement que « la culture du renseignement des classes dirigeantes et de l’opinion publique est notoirement déficiente, conséquence des vicissitudes de l’histoire contemporaine et traduction de quelques traits particuliers de la société 2 ». En effet, notre héritage cartésien a façonné un esprit national caractérisé par une forte tendance à la conceptualisation et à l’abstraction – pouvant aller parfois jusqu’au refus d’admettre les faits – au détriment de la résolution de problèmes concrets. Comme le remarque le général Mermet, autre ancien directeur de la DGSE, « nous avons tendance, plus que d’autres peuples, à négliger les faits au bénéfice des idées, et à préférer les jugements subjectifs aux témoignages indiscutables, que ce soit dans les affaires politiques, où par exemple nous avons été quelque peu réticents à appréhender les changements à l’Est, ou dans les affaires militaires, comme en témoigne l’aveuglement du haut commandement français avant 1939, alors qu’il disposait des renseignements indiscutables 3 ». Tout se passe comme si l’ethos du militaire français ne cadrait pas avec les priorités élémentaires du renseignement : trop de certitudes sommaires et trop d’obsessions statutaires, pas assez de considération pour la réflexion critique. Un autre aspect du problème réside dans le fait que les politiques ne considèrent pas le renseignement comme faisant partie de leur processus de décision. Un homme politique français décide à partir de schémas mentaux acquis au cours de ses études (ENA) et ne considère les modifications de son environnement externe que comme des avatars qui reviendront rapidement à la normale. Pour des hommes ayant un tel mode raisonnement, le renseignement est donc au mieux inutile, au pire facteur de trouble 4 .
Au demeurant, se pose en France un double problème :
- d’une part, notre pratique du renseignement a été par tradition – mais aussi par nécessité – longtemps orientée préférentiellement vers l’interne et la lutte contre l’ennemi intérieur ;
- d’autre part, depuis l’affaire Dreyfus, nos services de renseignement sont victimes de la défiance des hommes politiques. Depuis ce traumatisme, les chefs de gouvernement ont toujours verrouillé les services plutôt que de s’interroger sur la manière de mieux les utiliser et de les rendre plus performants. Cela a lié le renseignement français, plus que dans aucun autre pays occidental, aux aléas de la vie politique et de ses épisodes électoraux. Si l’on ajoute à cela les affaires Ben Barka et Greenpeace, il est possible de se faire une idée des dispositions du pouvoir politique et de l’opinion à l’égard des services. En conséquence, le renseignement est connoté très négativement dans notre conscience collective et demeure synonyme d’espionnage, de viol de la vie privée et de coups tordus. Dès lors, œuvrer pour une juste reconnaissance de l’utilité de cette fonction est une tâche hasardeuse.
Les efforts d’adaptation du renseignement français
Face aux évolutions de l’environnement international, le renseignement français s’est adapté relativement lentement. C’est la guerre du Golfe et ses enseignements qui ont été le point de départ d’une prise de conscience plus affirmée du rôle du renseignement, seul capable de conférer une autonomie de décision au gouvernement lors des crises internationales. Dès lors, des progrès ont été réalisés principalement dans trois domaines :
- la réorganisation du renseignement militaire5 – plus de vingt années après celle des Anglo-saxons – nous a permis de dialoguer d’égal à égal avec nos alliés, au moment où la multiplication des crises et la prolifération des armes et des trafics exigeait une interopérabilité permanente ;
- les moyens techniques de recueil du renseignement ont été renforcés, à la DGSE comme dans les armées, notamment dans les domaines des satellites d’écoute, d’observation et de télécommunications ;
- les organismes relevant du ministère de la Défense ont bénéficié d’augmentations budgétaires notables. Pour la première fois en 1999, les documents présentés au Parlement ont identifié les crédits de renseignement alloués à la DGSE et à la DPSD. Avec 1,52 milliard de FF (dont 1,45 milliard pour la seule DGSE), leur budget 1999 s’est accru de 11,4% par rapport à l’année précédente. A eux seuls, les investissements ont augmenté de près de 19%, passant de 561 à 667 millions de FF. De son côté, la DRM, qui a vu son rôle définitivement légitimé par la crise du Kosovo, a connu une augmentation de budget de plus de 25% en 1999, passant de 82 à 103 millions de FF (hors rémunération des personnels). Ses crédits d’équipements (67 millions de FF) ont connu une augmentation de 45,7%, dont une part importante a été consacrée au projet Sirius visant à améliorer l’exploitation des moyens de recherche électromagnétique6. En octobre 2002, un nouveau rapport parlementaire7, très complet, a été rendu public. On y apprend par exemple, qu’entre 2001 et 2003, les budgets de la DGSE, de la DRM et de la DPSD auront respectivement augmenté de 9,9%, de 17,7% et de 7,5%. L’effort paraît donc s’inscrire dans une certaine durée.
Conséquence des efforts techniques et financiers consentis ces dernières années, la France est aujourd’hui la seule des nations de l’Union européenne et qui dispose d’une autonomie en matière de renseignement, laquelle lui permet, lorsque cela s’avère nécessaire, d’apporter à ses partenaires d’autres éclairages que ceux fournis, très sélectivement, par Washington. La France a ainsi fourni la plus importante contribution européenne lors de l’opération Allied Force au Kosovo. Elle a surtout assuré 20% des missions de reconnaissance , faisant ainsi la démonstration qu’elle était le seul pays européen à disposer d’une panoplie – certes limitée en nombre mais presque complète – des moyens de renseignement dans la troisième dimension. Cet étonnant paradoxe ne nous exonère aucunement d’une remise à niveau complète de notre dispositif de renseignement
LA NÉCESSITÉ D’UN EFFORT SIGNIFICATIF ET DURABLE
Les efforts consentis paraissent traduire le début d’une volonté politique d’accorder au renseignement les moyens nécessaires à son action. Cependant, les mesures prises ont davantage concerné les outils de collecte ou de traitement que les mentalités ou l’architecture des services. Les différentes adaptations réalisées au cours de la décennie écoulée, aussi louables soient-elles, ne sauraient dissimuler le chemin qui reste à parcourir pour mettre le renseignement français au niveau de celui de nos alliés britanniques et américains. Une dizaine de points déterminants nous semblent devoir faire, sans tarder, l’objet d’évolution significative.
Définir une stratégie nationale de renseignement
La première des lacunes actuelles est l’absence d’une stratégie nationale de renseignement. A l’origine de toute démarche de renseignement doit exister une volonté d’action, c’est-à-dire le sentiment d’un besoin plus ou moins crucial d’informations. C’est là un postulat capital, car un renseignement ne vaut que s’il est demandé par un utilisateur qui conduit une stratégie claire. Ce rôle de la stratégie est essentiel car la réponse à la question « que voulons-nous savoir ? » ne peut avoir de sens qui si les politiques ont défini, au préalable, les buts auxquels ils veulent parvenir. Cette démarche est indispensable, notamment pour le renseignement extérieur, car des services livrés à eux-mêmes, sans ou avec peu de directives gouvernementales, ne sauraient donner satisfaction aux autorités de l’Etat. Le rôle des services de sécurité est plus facile dans la mesure où ils doivent surtout s’adapter ou anticiper des menaces. Leur orientation est moins délicate.
A titre d’exemple, au Royaume-Uni, chaque année, le Premier ministre réunit les dirigeants du Foreign Office et du Secret Intelligence Service pour leur faire part de sa stratégie internationale (renseignement et influence) et attribuer, à l’un ou à l’autre, le type d’actions qui correspond à sa vocation. En France, il existe certes un plan de renseignement gouvernemental, mais celui-ci est davantage un catalogue de sujets d’intérêt que la traduction opérationnelle de préoccupations issues de la stratégie nationale. Il traduit surtout une tendance à faire du renseignement pour le renseignement et non à rechercher l’information pour l’action. Si l’on compare encore avec les pratiques en vigueur outre-Manche, les services eux-mêmes ont évalué, il y a une quinzaine d’années, que le MI 6 donnait, en matière de renseignement, l’équivalent de 2 000 à 3 000 pages par an au gouvernement britannique. En France, à la même époque, la DGSE fournissait annuellement aux autorités gouvernementales entre 20 000 et 30 000 pages, dont beaucoup n’étaient pas lues ou n’intéressaient pas les autorités gouvernementales. La situation n’a aujourd’hui guère évolué. La faute n’en incombe pas au service mais à l’utilisation qu’en font les autorités.
Reconsidérer les frontières entre services et raisonner en termes de « communauté du renseignement »
La multiplication des nouvelles menaces tend à générer des chevauchements de compétence et des rivalités dans différents secteurs entre les services – de renseignement, de police ou de contre-ingérence – ou à l’intérieur même de ceux-ci. C’est le cas pour les questions de drogue, de mafias, de circuits financiers illégaux, de surveillance des minorités étrangères, de terrorisme et de contre-espionnage offensif. De plus, avec l’atténuation ou la disparition des frontières (Schengen), un service est souvent handicapé s’il est strictement limité à une compétence territoriale. Il faut probablement repenser l’agencement des services en redéfinissant frontières et compétences. Il convient également de s’interroger si la nature thématique de l’activité ne doit pas désormais l’emporter sur la vocation géographique des divers organismes et aboutir à une nouvelle répartition des tâches entre ces derniers. C’est pourquoi il apparaît opportun de raisonner désormais en termes de « communauté française du renseignement » au sein de laquelle chaque organisme aura un métier et une fonction bien précis, l’ensemble devant être coordonné par un organisme dédié, chargé de l’orientation, de l’arbitrage et de l’exploitation.
Créer un service chargé des interceptions et de la protection des communications
La constitution d’un organisme spécialisé dans le domaine du Sigint accordera toute sa place au renseignement technique. Un tel service sera en charge de la collecte et de l’exploitation du renseignement électronique ; du cryptage et décryptage grâce à un potentiel informatique orienté ver la recherche mathématique ; de la sécurité des communications gouvernementales ; des études, développements et réglementations relatives au cryptage des communications. Il pourra également avoir compétence pour pratiquer les écoutes téléphoniques sur le territoire national. Cet organisme réunirait des moyens aujourd’hui dispersés – GCR de la DGSE, GIC des Invalides, CTG, département du chiffre des Affaires étrangères, DCSSI, départements spécialisés de la DST et des RG, de certains moyens des armées (DC-8 Sarigue, navire Berry) et de la DGA (Celar) – et rendrait possible une réelle économie des moyens.
Recentrer la DGSE sur la recherche opérationnelle du renseignement clandestin
En ce qui concerne l’avenir de la DGSE, pièce maîtresse du dispositif de renseignement national, il est en premier lieu essentiel d’amener le politique à se poser la question suivante : la France a-t-elle besoin d’un service de recherche secrète ou seulement d’un organisme de sécurité extérieure ? Avons-nous encore une politique qui nécessite l’entretien d’un outil de renseignement et d’intervention clandestine ? Jouons-nous encore un rôle ou n’avons-nous qu’à nous défendre, c’est-à-dire anticiper d’éventuelles menaces comme le terrorisme, les drogues, les mafias, le flux migratoires ? La réponse déterminera largement la physionomie du service. Dans le même ordre d’idée, il est grand temps de définir clairement les limites entre les opérations spéciales et les actions clandestines et d’attribuer les premières aux armées, en affectant au COS tout ou partie des actuels moyens du service Action de la DGSE.
En second lieu, il paraît indispensable d’accentuer davantage encore l’investissement humain que requiert cette activité. Comme le faisait remarquer Michel Roussin, « il est vrai que l’époque dynamique du SDECE sous la conduite d’Alexandre de Marenches est bien révolue. (…) L’actuelle DGSE (…) a indéniablement perdu de son efficacité en raison de carences d’organisation, alors que l’essentiel de son personnel demeure extrêmement disponible, compétent et qualifié 8 ». C’est pourquoi il est essentiel d’élargir le recrutement et d’améliorer la formation de ses cadres. Pour cela, il convient de faire appel à des individus ayant des profils, des formations et des origines ethniques nouvelles, sinon les réflexes et les approches resteront les mêmes. Les autres services secrets à travers le monde font preuve d’une ouverture socioculturelle nettement plus grande que celle de la DGSE. Surtout, une large ouverture aux femmes doit être une priorité majeure. Par ailleurs, l’accent doit être mis sur la durée et la qualité de la formation des futurs officiers-traitants. Le stage de formation actuel, d’une durée de six mois, ne donne aux stagiaires qu’un aperçu des bases du métier et laisse trop de place à l’effort personnel et à la débrouillardise 9 . Les services étrangers ont des cursus nettement plus longs : plus d’un an pour les futurs officiers-traitants de la CIA, plusieurs années pour les cadres de l’ex-KGB, dans des conditions de réalisme poussées.
Restructurer la sécurité intérieure
Malgré la très grande qualité de nos services de contre-ingérence, (RG et DST), le fait que les spécialistes chargés de la sécurité intérieure en France soit des policiers, disposant pour certains de pouvoirs judiciaires, est une solution unique en Europe. Il importe de séparer le renseignement du judiciaire car il n’est pas normal que les deux fonctions soient exercées par les mêmes hommes. Le fait que la DST agisse, dans certaines situations, en tant que police judiciaire, brouille une distinction pourtant fondamentale entre le renseignement, d’une part, et la répression du crime, d’autre part. Le rôle des RG, dénués de pouvoir de police judiciaire, est plus sain à tous égards.
Il devient donc urgent de procéder à une fusion de tout ou partie des RG et de la DST au sein d’une Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), vouée exclusivement au renseignement et ne disposant pas de missions judiciaires. Cette fusion, évoquée depuis une dizaine d’années, apparaît indispensable afin de faire face aux nouvelles menaces terroristes. Les intérêts supérieurs du pays doivent aujourd’hui prévaloir sur des questions de statuts de la fonction publique. De plus, s’il faut bien sûr que les services du ministère de l’Intérieur conservent leur base de policiers, il est indispensable lever le tabou des recrutements contractuels, car ces services doivent pouvoir disposer des spécialistes civils dont ils ont besoin.
Améliorer la coordination du renseignement
La France ne dispose toujours pas d’un véritable organisme interministériel chargé de la coordination du renseignement. L’idée d’un « Conseil national de sécurité » a fait son chemin dans notre pays depuis une quinzaine d’années, mais les aléas de la vie politique, en particulier les différentes périodes de cohabitation, n’ont pas permis que les réformes indispensables soient engagées. A défaut de la création d’un tel organisme, on aurait pu s’attendre à ce que l’un des gouvernements de la dernière décennie crée au moins la fonction de responsable de la coordination des services, comme cela existe dans de nombreux autres pays. Mais rien n’a été fait. C’est aujourd’hui le Comité interministériel du renseignement (CIR) – créé par l’ordonnance de 1959 – qui assure l’orientation et la coordination des services. Cependant le CIR ne remplit qu’imparfaitement son rôle, à la fois en raison de l’absence d’une stratégie claire et parce que le SGDN, auquel il est rattaché, n’a jamais pu s’imposer comme un organisme de synthèse au-dessus des différents services.
En 1989, sous l’impulsion du Premier ministre Michel Rocard et des responsables du renseignement de l’époque, une démarche fut entreprise pour nous doter d’un système de coordination en créant un organisme comparable au National Security Council (NSC) américain ou aux Joint Intelligence Comittees (JIC) britanniques. Mais il aurait fallu redéfinir les compétences ministérielles et celles des services, bouleverser le dispositif actuel. Il fut donc modestement décidé de réactiver le CIR avec un fonctionnement plus simple, plus souple et pragmatique, mais qui est loin d’avoir la permanence et l’efficacité du NSC américain ou des JIC britanniques. L’absence d’un véritable organisme de coordination du renseignement est dommageable face la multiplication dangers qui concernent tous plusieurs domaines de l’action gouvernementale. Nous pourrions par exemple nous inspirer de l’expérience du Centre de coordination interarmées (CCI), créé lors de la guerre d’Algérie, où les activités de renseignement, d’interception, de sécurité et d’action étaient à la fois scrupuleusement cloisonnées et coordonnées au plus haut niveau afin de garantir l’efficacité du système.
Poursuivre l’accroissement des budgets et moyens attribués au renseignement
Il convient de maintenir notre effort dans l’ensemble des secteurs qui soutiennent le développement de nos capacités de renseignement et de renforcer les investissements en matière humaine et technique. Parmi les priorités, nous devons poursuivre notre action dans le domaine des satellites d’observation, d’écoute et de télécommunication, et accéder à l’observation infrarouge et radar. De telles réalisations devraient avoir lieu en collaboration avec les autres pays européens. Cette maîtrise de l’espace, comme celle de l’atome, fera la différence entre les puissances à vocation mondiale et les autres. Parallèlement, nos armées manquent encore d’un drone de théâtre d’opérations et d’un système de transmission en temps réel des informations qu’il convient de développer ou d’acquérir.
Renforcer la culture et la reconnaissance du renseignement
La reconnaissance de la fonction « renseignement » par nos élites est une tâche de longue haleine, qui doit prendre de multiples formes que nous ne saurions toutes énumérer ici. Remarquons toutefois qu’il n’existe à ce jour en France aucune chaire dédiée l’histoire du renseignement ni de véritable programme de recherche voués à ce domaine. La pauvreté de notre production académique sur le sujet est étonnante : lorsqu’un ouvrage sur ce thème paraît en France, dix au moins sont publiés outre-Manche et outre-Atlantique.
De même, nous nous singularisons sur le plan de la communication. La plupart des démocraties ont intégré la notion de communication de leurs services de renseignement. Ceux-ci mènent des actions d’information vers l’extérieur, certains affichant une volonté particulièrement claire d’expliquer leur rôle et leurs missions. Les moyens utilisés sont à la pointe des techniques d’information – Internet – ou plus classiques : publications et revues diverses, accueil téléphonique ou service de presse intégré au service de renseignement en vue de mieux correspondre avec le monde des médias 10 . Par exemple, en Allemagne, le BundesVerFassungschutz, l’Office fédéral de protection de la constitution – qui est l’équivalent en France de notre DST et des RG – publie chaque année des rapports détaillés pour expliquer la nature de la menace, pour décrire les actes d’espionnage, de terrorisme ou les actions de mouvements violents recensés à l’extrême-gauche ou à l’extrême-droite. Ces documents sont mis en ligne sur Internet. Chacun peut en demander un exemplaire : les journalistes peuvent rencontrer des responsables pour compléter leur information. En France, les services de renseignement ont une conception différente de la communication. Nous avons surtout une manie du secret qui confine à la bêtise. Pourquoi une telle chape de plomb 11 ? Il est important d’y remédier si l’on veut voir la perception du renseignement évoluer.
Créer une délégation parlementaire chargée du suivi des questions de renseignement
Il faut insister sur le retard avec lequel notre pays a abordé la mise en place d’une commission de contrôle parlementaire. De toutes les grandes démocraties occidentales, la France demeure le seul pays à ne toujours pas disposer d’une commission spéciale sur le renseignement. Pourtant, le document final du sommet de l’Organisation sur la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) de Budapest, en 1994, dont notre pays est signataire, stipule que « les Etats participants considèrent que le contrôle politique démocratique des forces militaires, paramilitaires et de sécurité intérieure, ainsi que des services de renseignement et de police est un élément indispensable de la sécurité intérieure ». De tels dispositifs existent partout en Europe, en Amérique du Nord et même dans les démocraties naissantes d’Europe de l’Est où c’est l’une des premières préoccupations. Il est anormal que la France reste à l’écart d’une telle évolution12 .
Faire reconnaître l’utilité du renseignement par nos politiques ne peut s’affranchir d’une logique de contrôle ou tout au moins de suivi, de la part du Parlement. Toutefois, ce suivi doit correspondre à nos traditions politiques. Dans le nouveau contexte international décrit précédemment, l’action des services de renseignement français représente un atout majeur de la politique gouvernementale. Il est légitime que les représentants de la nation s’y intéressent. Or, votant sans information véritable les crédits destinés à l’activité de renseignement, le Parlement n’est pas en mesure d’en commenter l’évolution ni la pertinence. Les services disposent-ils des moyens d’investissement suffisants pour adapter leur capacité de collecte d’informations à la croissance exponentielle des flux dans ce domaine ? Ont-ils les moyens de rémunérer et donc de recruter les spécialistes en matière de cryptologie, d’informatique ou de lutte contre le crime organisé ? Autant de questions majeures qui restent sans réponse pour les députés.
Au demeurant, lorsque les parlementaires français envisagent de s’intéresser aux services de renseignement, ils sont aussitôt taxés de vouloir se livrer à un « contrôle inquisitorial» ou accusés d’incompétence en la matière. Cessons de prendre nos élus pour des incapables. Il y a des parlementaires tout à fait habilités à comprendre les spécificités de ce métier. Ils devraient – tout au moins, une partie d’entre eux – par conséquent, être destinataires d’un minimum d’informations. Car il est aujourd’hui très difficile pour les parlementaires d’obtenir des informations – mêmes non confidentielles – ou d’avoir des discussions régulières avec ces organismes. Le vice-président du Sénat n’a jamais vu une photo prise par le satellite de renseignement Hélios et il n’est pas le seul. Récemment, un préfet en fonction s’est vu refuser l’accès une image satellite – sous prétexte qu’elle était classifiée « secret-défense » – pour juger de la gravité des dégâts commis par des inondations sur la région placée sous son autorité administrative 13 . Il y a là quelque chose d’anormal. Exécutif, parlementaires et services doivent prendre l’habitude de discuter ensemble et certains sujets doivent cesser d’être tabous, en n’oubliant pas que le renseignement demeure un domaine tout à fait spécifique de l’action gouvernementale et ne saurait se voir appliquer sans conditions ni restriction le principe de transparence désormais associé à la conduite des affaires publiques.
L’édification du renseignement européen
La coopération européenne qui ne cesse de croître dans tous les domaines concerne également le renseignement. Cependant, dans ce domaine particulier de l’action des Etats, une intégration hâtive ne saurait être de mise car le renseignement extérieur et surtout les opérations clandestines demeurent les ultimes outils de souveraineté et d’indépendance nationale. Il serait vain de penser les partager à court terme avec d’autres, ce qui n’exclut pas des coopérations ou des échanges ponctuels entre services de sécurité intérieure, de renseignement militaire et de renseignement extérieur ou des collaborations afin de produire ensemble des équipements spécifiques. Surtout, il ne paraît pas opportun de vouloir créer l’outil avant qu’une véritable volonté des Etats membres ne soit clairement exprimée, accompagnée des moyens appropriés.
*
Les faiblesses françaises en matière de renseignement ne sauraient perdurer sans conséquence alors que tous les grands acteurs internationaux (Etats-Unis, Japon, Allemagne, Royaume-Uni, Russie, etc.) accordent à cette fonction une importance de premier ordre et des moyens significatifs. Certes, en toute objectivité, il faut reconnaître que nous n’avons ni les prédispositions des Britanniques pour cet exercice, ni les moyens des Américains et des Russes, et que le contexte de paix dans lequel nous évoluons ne nous conduit pas à être aussi actifs que les Israéliens. Toutefois, si l’on écarte ces quelques nations particulières, force est de constater que la France fait figure honorable, grâce à la qualité de ses services, en dépit de quelques ratés inévitables qui ont été largement médiatisés. Mais cela n’est pas suffisant si nous voulons demeurer parmi les nations qui comptent sur la scène internationale.
Surmonter ces blocages culturels représente donc, pour notre société et pour notre avenir, un enjeu primordial. A ceux qui pensent que ce qui est d’ordre culturel ne peut être réformé, il est opportun d’opposer les deux exemples japonais et allemand : ces deux pays ne disposaient pas, avant le milieu du XIXe siècle de tradition de renseignement. Leurs progrès en la matière, aussi bien dans les domaines politique, militaire qu’économique, démontrent, s’il le fallait qu’il n’existe pas de fatalité insurmontable.
Si les efforts entrepris depuis 1992 sont encourageants, ils sont advenus, avec beaucoup de retard et une ampleur moindre que chez nos alliés anglo-saxons et nous laissent au milieu du gué. Faute d’être poursuivis, voire accrus, il ne serviraient à rien. Or les décisions politiques de ces derniers mois traduisent une piètre compréhension des spécificités du renseignement. Les récentes nominations a la tête de la DGSE d’un ambassadeur – qui a refusé deux fois le poste avant d’accepter et qui stérilisera la maison car il ne veut pas de vagues durant son « mandat » – et d’un directeur de la recherche (DR) qui n’est pas issu du métier – quelles que soient par ailleurs les qualités indéniables des deux hommes – ne laissent guère espérer des jours meilleurs. Si les lacunes internes de nos services de renseignement ont été très souvent soulignées, force est de constater que la principale cause de leurs dysfonctionnements est davantage à rechercher dans l’emploi qu’en font les autorités gouvernementales que dans leur structure même. A trop souvent stigmatiser l’effet visible, on finit par en oublier la cause.
Faute d’un outil de renseignement reconsidéré et modernisé et d’une volonté politique correspondante, la France continuera d’assister à l’inexorable recul de son influence dans le monde, à la limitation de son autonomie d’action et donc de sa pleine souveraineté. Devant le désintérêt coupable de nos dirigeants, certains spécialistes s’interrogent quant à savoir s’il est encore utile que nous entretenions des services de renseignement que les politiques n’ont jamais vraiment appris à utiliser. Quelle que soit la bonne volonté des hommes de renseignement, constater qu’ils ne servent à rien ne les motive pas particulièrement.
- 1A. Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain, NRF, Gallimard, 1994, p. 24.
- 2Bulletin de l’Amicale des anciens des services spéciaux de la Défense nationale, n° 183, 3 e trimestre 1999, p. 10.
- 3Général F. Mermet, « Quelques réflexions sur la fonction renseignement », ENA mensuel, n° 236, novembre 1993, p. 11.
- 4Dominique Fonvielle (avec Jérôme Marchand), Mémoires d’un agent secret, Flammarion, 2002, pp. 23-24 et 33.
- 5Notamment à travers la création de la Direction du renseignement militaire (DRM), de la Brigade de renseignement et de guerre électronique (BRGE) et du Commandement des opérations spéciales (COS)
- 6Le Monde du Renseignement, n° 349, 29 décembre 1998, p. 4.
- 7Bernard Carayon, Secrétariat général de la défense nationale et renseignement, annexe n° 36 du projet de loi de finances pour 2003, Rapport n° 256, Assemblée nationale, octobre 2002.
- 8Michel Roussin, « Le parlement et les services secrets », Le Monde, 29 décembre 1999.
- 9Seuls les éléments du service Action reçoivent une formation plus poussée (D. Fonvielle, op. cit., p. 69).
- 10Capitaine Patrice Ventura, « La communication des services de renseignement » , Renseignement et opérations spéciales, n° 10, mars 2002, L’Harmattan.
- 11Joël-François Dumont, « Il est temps de cesser de nous auto-flageller », interview de Serge Vinçon, sénateur du Cher et vice-président du Sénat, à l’occasion du colloque de l’Institut Diplomatie & Défense « La guerre contre le terrorisme » Paris, Palais du Luxembourg, 11-12 septembre 2002.
- 12Alain Faupin (général), Reform of the french intelligence services after the end of the cold war, Conference Paper, Geneva Centre for the Democratic Control of Armed Forces (DCAF), Genève, octobre 2002.
- 13J.-F. Dumont, interview citée.