La culture du renseignement : l’art de savoir, de surprendre et de duper
L’histoire a maintes fois démontré que la surprise est, dans le domaine de la guerre, l’arme absolue qui permet à celui qui l’utilise d’inverser les rapports de force. « Avec de l’imagination, on possède à tous les coups son adversaire. Il n’y a pas de fortification, de régiments d’élite (…) qui puissent résister à cette arme toujours secrète et toujours nouvelle »1. La ruse constitue le principal élément pour créer la surprise. Elle est une procédure indirecte pour atteindre un objectif et permet notamment de transformer la faiblesse en force. Mais pour pouvoir surprendre, il faut d’abord être renseigné. La victoire ne peut donc s’affranchir ni du contrôle de l’information, ni du recours à la tromperie, qui doit la rendre plus rapide et la moins coûteuse possible.
Or, le renseignement, la ruse et la duperie n’ont jamais été, en France, des arts reconnus à leur juste valeur. Héritage de notre histoire médiévale, divers comportements assez antinomiques avec le recours à ces pratiques se sont enracinés dans la tradition nationale : le sens exacerbé de l’honneur ; la droiture et son corollaire, le rejet du mensonge ; la glorification de l’exploit guerrier individuel ; le goût du Français pour les batailles rangées, les uniformes rutilants et les sacrifices héroïques. Dans notre pays, depuis longtemps, la beauté du geste compense l’insuffisance des résultats pratiques ; l’élégance dans l’action fait pardonner l’inefficacité, voire l’absence de réussite.
Ainsi, à la veille de 1914, on considérait encore comme incompatible l’état d’officier avec celui d’espion, car le second contredisait l’idéal d’honneur du premier. « Ces pratiques ne seront jamais goûtées des officiers français ; cette école ne fera jamais chez nous de nombreux prosélytes : notre droiture s’y refuse d’instinct. Ces pratiques ont pour elles la raison, la logique, tout ce que l’on voudra ; ce n’en est pas moins une besogne qui se heurte chez nous à une insurmontable répugnance. Voilà la vérité. On peut dire du sentiment instinctif d’une race ce qu’on dit du coeur humain : qu’il a des raisons que la raison ne connaît pas »2. Bien que notre perception du renseignement ait évolué, notamment depuis le désastre de 1940, nous ne pouvons dire que son utilité ait véritablement été intégrée par nos gouvernants et nos acteurs économiques, ni que sa pratique se soit généralisée chez les militaires.
En la matière, la seule visite d’une library britannique ou américaine permet de constater que notre pays accuse un singulier retard par rapport à ses alliés anglo-saxons. Lorsqu’un ouvrage sur ce thème parait en France, dix au moins sont publiés outre-Manche et outre-Atlantique. Nous paraissons, en comparaison, dépourvus d’une culture du renseignement dépassant l’étroit cadre des professionnels et des rares spécialistes du sujet. Nombreux sont les anciens acteurs du domaine qui, comme l’Amiral Lacoste, constatent amèrement que « la culture du renseignement des classes dirigeantes et de l’opinion publique est notoirement déficiente, conséquence des vicissitudes de l’histoire contemporaine et traduction de quelques traits particuliers de la société ». Il convient donc d’en chercher les causes et de s’interroger sur l’éventualité d’un déterminisme historique défavorable.
Ce n’est un mystère pour personne que le caractère dominant de notre histoire est essentiellement « terrien ». Nous sommes, aussi loin que remontent nos origines, « le peuple paysan par excellence, ce qui a fait notre richesse, notre puissance et notre gloire pendant dix siècles. La terre du blé et de la vigne »3. Pendant longtemps le Français n’a pas eu besoin d’aller à l’extérieur, de courir les mers pour se nourrir ou commercer. Son territoire, par sa richesse et sa diversité, lui offrait tout ce dont il pouvait avoir besoin. Alors pourquoi serait-il allé voir au-dehors ? Pour quel motif se serait-il informé sur l’extérieur ? La géographie et l’histoire n’ont pas fait du Gaulois, un curieux, ni véritablement un conquérant. D’autant que les principales atteintes à la sécurité nationale sont toujours venues des frontières continentales. Depuis Alésia, en 52 avant J.C., jusqu’à Dien Bien Phu, 2 000 ans plus tard, nous avons fait de la bataille d’arrêt notre spécialité. Avec des fortunes diverses.
Par ailleurs, notre héritage cartésien a façonné un esprit national caractérisé par une forte tendance à la conceptualisation et à l’abstraction – pouvant aller parfois jusqu’au refus d’admettre les faits – au détriment de la résolution de problèmes concrets. Comme le remarque le Général Mermet, un autre ancien directeur de la DGSE, « nous avons tendance, plus que d’autres peuples, à négliger les faits au bénéfice des idées, et à préférer les jugements subjectifs aux témoignages indiscutables, que ce soit dans les affaires politiques, où par exemple nous avons été quelque peu réticents à appréhender les changements à l’Est, ou dans les affaires militaires, comme en témoigne l’aveuglement du Haut Commandement français avant 1939, alors qu’il disposait des renseignements indiscutables »4.
Surtout, se pose en France un double problème :
– d’une part, notre pratique du renseignement a été par tradition – mais aussi par nécessité – longtemps orientée préférentiellement vers l’interne. La lutte contre l’ennemi intérieur est un des traits dominants du modèle culturel français. La mémoire collective en a retenu légitimement la lutte sournoise de Guillaume de Nogaret contre l’ordre du Temple, les combats de Richelieu et de Louis XIV contre les protestants ou les cycles de répression conduits par le Comité de Salut Public, puis par la police secrète de Fouché. Elle méconnait, en revanche, les réseaux de renseignement tissés par le père Joseph et ses capucins dans l’Europe du XVIIe siècle, le « bureau de la partie secrète » de Carnot pendant la Révolution ou les exploits de Schulmeister sous l’Empire. Sans même parler des succès des « travaux ruraux » du Commandant Paillole sous l’occupation ;
– d’autre part, depuis l’affaire Dreyfus, nos services de renseignement sont victimes de la défiance des hommes politiques. Personne n’a oublié comment cette affaire d’espionnage et ses conséquences ont destabilisé en leur temps la société française toute entière. Depuis ce traumatisme, les chefs de gouvernement ont toujours verrouillé les services plutôt que de s’interroger sur la manière de mieux les utiliser et de les rendre plus performants. Cela a lié le renseignement français, plus que dans aucun autre pays occidental, aux aléas de la vie politique et des ses épisodes électoraux. Si l’on ajoute à cela les affaires Ben Barka et Greenpeace, il est possible de se faire une idée des dispositions du pouvoir politique et de l’opinion à l’égard des services5.
En conséquence, le renseignement est connoté très négativement dans notre conscience collective, car il est synonyme d’espionnage, de viol de la vie privée et de coups tordus. En revanche, le contre-espionnage, c’est à dire cette partie du système qui vise à protéger nos intérêts militaires, industriels et économiques, bénéficie d’un préjugé beaucoup plus favorable. Dans notre pays, tout ce qui est censé défendre est plus facile à mettre en oeuvre que ce qui est destiné à attaquer6. Un tel état d’esprit nous cantonne dans la défensive et ne nous permet guère d’anticiper. D’autant que la mentalité française se caractérise souvent par sa réticence face à la nouveauté et par un certain scepticisme engendrant des comportements vélléitaires, l’analyse des risques paralysant l’action. Pourtant, nous ne manquons ni d’expériences réussies, ni de femmes et d’hommes doués pour ces exercices. Nous ne saurions donc retenir l’idée d’un déterminisme historique négatif, ni croire à une incapacité française en ce domaine.
Nous pouvons, par exemple, nous réjouir du fait que, depuis quelques années, la notion d’intelligence économique soit devenue familière – à défaut d’être véritablement mise en oeuvre – dans les entreprises et l’administration françaises. Il s’agit là d’un premier pas, même si la mode nous vient d’outre-Atlantique et du Japon et si l’on peut regretter qu’elle n’ait pas résulté d’une prise de conscience nationale du nouveau rôle de l’information dans les sociétés modernes. Toutefois, cette nouvelle discipline se positionne en France en se démarquant autant qu’elle le peut du renseignement – et en quasi-opposition avec ses pratiques – dans la crainte de l’amalgame avec l’espionnage industriel. Elle n’en est pourtant qu’une forme dérivée. Cette attitude révèle encore le poids des idées reçues et les incompréhensions profondément ancrées dans l’inconscient collectif, qui sont autant de freins à l’existence d’une véritable culture nationale du renseignement.
- 1A. Voisin, Un seul pied sur la terre, Mirambeau éditeur, 1946, p 176.
- 2A. Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain, NRF, Gallimard, 1994, p 24.
- 3A. Sanguinetti, Histoire du soldat, de la puissance et des pouvoirs, Ramsay, 1979, p 26.
- 4Général F. Mermet, « Quelques réflexions sur la fonction renseignement », ENA mensuel, n° 236, novembre 1993, p 11.
- 5C. Harbulot, R. Kauffer et J. Pichot-Duclos, « Le renseignement et la République », Défense Nationale, mai 1996, pp 63-83.
- 6B. Besson et J.-C. Possin, Du renseignement à l’intelligence économique, Dunod, 1996, p 184.