Une force de maintien de la paix russe pour le Haut-Karabakh
Michael LAMBERT
La possibilité d’envoyer des troupes de maintien de la paix au Haut-Karabakh a été un sujet abordé dans le rapport de la CIA Unrest in the Caucasus and the Challenge of Nationalism[1] dès 1988, à une époque où la mise en place de la glasnost et de la perestroïka par Mikhaïl Gorbatchev entraîna une résurgence des tensions ethniques entre Arméniens et Azéris pour le contrôle de ce territoire.
À cette époque, la CIA envisageait la possibilité de l’envoi de troupes soviétiques de maintien de la paix comme une solution temporaire pour Moscou, permettant d’endiguer les violences mais contraignant le Kremlin à engager des moyens financiers considérables. Conformément à cette analyse, Moscou préféra restreindre son intervention dans le Haut-Karabakh lors de la guerre de 1988-1994, d’autant plus après l’implosion de l’Union soviétique.
Dans le cadre du conflit actuel, le déploiement par la Russie de troupes de maintien de la paix est resté lettre morte jusqu’au 10 novembre 2020, date à laquelle le Kremlin a annoncé sa décision d’envoyer 1 960 soldats et 90 véhicules blindés dans la région suite à la destruction d’un de son hélicoptère Mi-24 le 9 novembre 2020.
L‘intérêt de l’intervention pour Moscou
Ce revirement du Kremlin témoigne des changements intervenus dans le Caucase du Sud depuis la fin de la Guerre froide. Contrairement à la période soviétique, l’Azerbaïdjan et l’Arménie ne dépendent plus aujourd‘hui de Moscou ni des financements de l’URSS, mais sont désormais des acheteurs de matériel militaire russe. Toutefois, l’Azerbaïdjan, qui connaît une forte croissance économique grâce à la vente de ses d’hydrocarbures, a également acquis des équipements militaires tels que des drones auprès d’Israël et de la Turquie. L’Arménie n’est pas en reste et n’a pas hésité à s’endetter pour moderniser ses forces, privilégiant, pour sa part, les équipements russes dans le cadre des accords de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) auquel elle appartient.
Moscou avait par conséquent peu d’intérêt à assister à une victoire de Bakou dans le Haut-Karabakh, la fin du conflit pouvant amener l’Azerbaïdjan à se tourner davantage vers de nouveaux fournisseurs de matériel militaire, notamment Israël et la Turquie. Par ailleurs, si Bakou était venu à l’emporter, l’Arménie aurait connu un afflux de réfugiés en provenance du Haut-Karabakh, ce qui aurait eu pour effet d’affaiblir économiquement le pays qui reste le principal allié de la Russie et partage une frontière avec l’OTAN (Turquie). Dans ce contexte, le délploiement de troupes de maintien de la paix semble opportune sur le plan économique et géopolitique pour Moscou, contrairement à la période soviétique.
Avec les troupes russes sur place, Arméniens et Azéris auront intérêt à entretenir de bonnes relationsa acvec le Kremlin et à se procurer davantage de matériel russe, dans le but d’inciter Moscou à adopter une attitude plus favorable envers eux. Les Arméniens n’auront pas intérêt à s’éloigner de la Russie, au risque de voir les troupes de maintien de la paix se retirer du Nagorno-Karabakh et d‘assister à la résurgence du conflit susceptible de toucher directement les populations du Haut-Karabakh qui n’auront plus à disposition les zones tampons pouvant ralentir les troupes azéries.
De même, Bakou n’aura que peu d’intérêt à s’éloigner du Kremlin, qui pourrait alors décider de demeurer au Haut-Karabakh pour une période indéterminée, voire solliciter l’extension du contrôle des forces de maintien de la paix sur certains territoires, à l’instar de la ville de Chouchi dont l‘Azarbaïdjan a repris le contrôle le 8 novembre 2020.
Au final, il est donc probable que la vente d’armes aux deux camps permette de compenser les coûts du maintien des troupes russes sur place.
L‘attitude des protagonistes
Sur le plan diplomatique, le renforcement de la présence russe ne satisfait véritablement aucun des deux protagonistes.
Pour l’Azerbaïdjan, la victoire semblait acquise face à des séparatistes pro-arméniens en manque d’équipements après six semaines de combats, ces derniers ayant du abandonner des positions stratégiques comme Chouchi. La destruction de l’hélicoptère russe sur le territoire arménien par les Azéris est donc intervenue à un moment singulier où la victoire semblait se dessiner pour Bakou, qui remporte certes plusieurs territoires et une ville emblématique, mais pas la guerre. Suite à la destruction du Mi-24, le Kremlin aurait pu décider de riposter militairement et d’attaquer l’Azerbaïdjan conformément aux accords de défense de l’OTSC entre Moscou et Erevan, ne laissant pas d’autre choix à Bakou que d’accepter les conditions de la Russie
Pour l’Arménie, la destruction de l’hélicoptère s’est produite à un moment où une partie de l’opinion publique arménienne commençait à se prononcer en faveur de la présence de troupes de maintien de la paix ; et même si les pertes territoriales sont importantes, la présence de Moscou dans le Haut-Karabakh permet d’éviter une défaite plus lourde encore.
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Moscou semble être par conséquent le seul véritable bénéficiaire de l’accord de cessez-le feu. La présence de ses soldats au Haut-Karabakh devrait lui permettre, d’une part, d‘accroître ses ventes d‘armes aux Arméniens et aux Azéris, ces derniers espérant s’attirer les faveurs de Moscou par ce biais. D’autre part, la Russie, qui co-préside le Groupe de Minsk de l’OSCE avec la France et les Etats-Unis, dispose désormais d’un avantage majeur sur ses deux partenaires, le Kremlin étant désormais le seul à disposer de soldats sur place et à pouvoir empêcher la reprise des hostilités.
De surcroît, la présence russe rappelle à la Turquie que Moscou reste l’acteur principal dans le Caucase du Sud. Ankara ne pourra donc faire aboutir son projet panturquiste car un rapprochement trop marqué entre l’Azerbaïdjan et la Turquie ne ferait qu‘inciter le Kremlin à rester au Haut-Karabakh pour une durée indéterminée.
Contrairement à l’analyse de la CIA de 1988, Moscou a désormais un intérêt financier à envoyer des troupes de maintien de la paix au Haut-Karabakh, car le développement économique du Caucase – et notamment de l’Azerbaïdjan depuis la fin de la Guerre froide – lui offre des opportunités de retour sur investissement. Surtout, cela lui permet de réaffirmer son statut de grande puissance.
[1] Central Intelligence Agency, Unrest in the Caucasus and the Challenge of Nationalist, 1988 (accessible depuis 1999) (www.cia.gov/library/readingroom/document/cia-rdp91b00776r000600150001-9).