Russie/Turquie : comment s’entendre alors que l’on est opposé ?
Alain RODIER
Il est commun de dire que le monde est en pleine recomposition. Les États-Unis, pour pallier à leur retrait progressif du Proche et du Moyen-Orient – décidé sous Obama et poursuivi sous Trump -, tentent, d’une part, d’affamer par des sanctions répétées des populations entières, dont certaines se voient aussi privées de produits médicaux alors qu’elles sont touchées par l’épidémie de Covid-19. Washington espère que cela les poussera à chasser leurs gouvernants qui déplaisent à la Maison blanche. D’autre part, les Américains confient à des tiers (Arabie saoudite, Émirat arabes unis, Israël, Kurdes des PYD, etc.) la charge de gérer les situations locales
Plus étonnant, d’autres Etats, totalement différents les uns des autres sur les plans politique, culturel, et religieux, et entretenant des ambitions internationales différentes – donc que tout devrait normalement opposer – parviennent à s’entendre sur des théâtres d’opérations où ils interviennent simultanément. C’est le cas de la Russie et de la Turquie qui, malgré des relations bilatérales d’une complexité extrême, réussissent à gérer les différentes situations qui les opposent, même si des « incidents », parfois mortels, surviennent ici ou là.
La dernière en date est le conflit arméno-azéri où Moscou soutient modérément Erevan et Ankara, et totalement Bakou. Le 10 novembre dernier, le président Poutine est parvenu à obliger les belligérants à signer un accord de paix qui impose la présence permanente de forces d’interposition russes au Haut Karabakh et reconnait des gains territoriaux substantiels pour l’Azerbaïdjan. Sa mesure la plus significative est l’obligation faite à l’Arménie d’ouvrir un corridor au sud de son territoire, longeant la frontière iranienne, qui reliera le Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan alors que cette province était séparée de reste du pays depuis 1991. Comme le Nakhitchevan est frontalier avec la Turquie, cette dernière va ainsi pouvoir bénéficier d’un accès terrestre aux terres turciques situées plus à l’Est, ce qui comble les plus folles espérances du président Recep Tayyip Erdoğan qui a toujours rêvé d’y étendre son influence et celle des Frères musulmans. C’est vraisemblablement cette raison qui lui a fait accepter le plan concocté par Moscou.
En Syrie, le problème est plus complexe pour le président turc. S’il arrive à coopérer efficacement avec les Russes à l’Est de l’Euphrate – pour contrôler une partie de la frontière turque – ce n’est pas – le cas dans la province d’Idlib, au Nord-Ouest du pays. L’armée turque a dû abandonner des postes d’observation sous la pression des forces légalistes syriennes, épaulées par les Russes. Par-là, Poutine a voulu montrer à Erdoğan qu’il ne laissait pas tomber son allié Bachar el-Assad et qu’il n’appréciait que modérément la création d’un foyer rebelle dans la province d’Idlib d’où pourraient partir de nouvelles attaques destinées à déstabiliser Damas. La raison : la Syrie constitue une pièce maîtresse dans le jeu de la géopolitique russe par sa position géographique qui en fait une plateforme permettant de rayonner au Proche-Orient et dans le bassin méditerranéen. Pour cela, le régime de Bachar el-Assad est pour le moment indispensable à Moscou.
En Libye, c’est un peu l’inverse ; c’est Erdoğan qui a signifié à Poutine qu’il ne laisserait pas le régime en place à Tripoli (patronné par les Frères musulmans) et légalement reconnu par la communauté internationale, tomber sous les coups du maréchal Haftar, même si ce dernier est soutenu par la Russie, l’Égypte, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, etc. Ce qui intéresse Moscou dans la région, dans le cadre de sa stratégie méditerranéenne, c’est accès (à terme) au port en eaux profondes de Tobrouk actuellement contrôlé par Haftar. En conséquence, une sorte de statu quo s’est installé localement, et une ligne de front, type « Maginot du désert », sépare les belligérants[1].
Il est vrai que les États-Unis sont responsables de ces alliances de circonstances car ils attirent sur eux tous les ressentiments en raison de leur comportement agressif et vindicatif, surtout ces dernières années. L’Europe pour sa part, ne parvient toujours pas à parler d’une seule voix et surtout, se berce de chimères « droit-de-l’hommiste » qu’elle tente d’imposer à l’extérieur sans en avoir les moyens. Elle s’est de toute façon mise hors-jeu de la plupart des situations conflictuelles – peut-être en dehors de l’Iran qui est actuellement en position attentiste.
Quant à la Russie, sa capacité d’anticipation est certainement la résultante d’un travail de renseignement effectué bien en amont. Cela lui a permis de préparer des opérations militaires avec un rapport efficacité/importance des moyens engagés très favorable – les Russes font beaucoup avec peu. Il ne faut pas se faire d’illusions, les interventions militaires russes en Syrie fin septembre 2015 et au Haut-Karabakh du 10 novembre 2020 avaient été programmées à l’avance.
[1] Cela dit, les observateurs se sont fait surprendre au Haut-Karabakh où ils s’attendaient à une guerre de positions longue puis a eu lieu la percée décisive des forces azéries par le sud… Une surprise stratégique est toujours possible.