Passage à l’acte : choix d’opportunité ou portée symbolique ?
Arthur LANGLOIS
La journée du 29 octobre 2020 a été marquée par plusieurs actes violents, relevant ainsi l’évaluation de la menace au niveau Alerte Attentat du plan Vigipirate. Ces différentes attaques ne semblaient pas coordonnées ni mutualisées, toutefois leur concomitance semble difficilement fortuite.
Dès lors, il est utile de chercher à déterminer si une logique commune peut tenter de les relier ou de les expliquer : En d’autres termes, la date d’une attaque provient-elle d’une préméditation ou est-elle la résultante d’événements géopolitiques Une définition simple et usuelle du terrorisme est l’utilisation de la violence à des fins politiques. Ce but recherché ne peut être atteint que si un écho médiatique vient renforcer l’acte terroriste. Pour cela, les attaquants doivent paramétrer non seulement le mode opératoire, mais également déterminer une date symbolique pour le passage à l’acte, et un lieu emblématique, afin d’avoir la plus grande publicité possible.
Ce « quasi dogme » de la cible et de la date symboliques dans le mode opératoire a d’ailleurs été publié, au lendemain de l’attaque contre le parlement britannique le 22 mars 2017, dans leur propre débriefing opérationnel[1] :
Il est donc intéressant de mieux comprendre la symbolique de ces deux variables.
La détermination d’une date symbolique
La date d’un attentat terroriste peut souvent apporter des éléments sur la motivation de son/ses auteur(s) : Dans le cas notamment des attaques de l’Etat islamique, il est à noter que cette organisation apprécie les anniversaires et les dates symboliques afin d’augmenter sa couverture médiatique.
Parmi toutes les dates recensées, une constante dans le mode opératoire se dégage à travers le choix du vendredi comme jour du passage à l’acte. Ce choix s’explique par l’importance du vendredi dans la tradition musulmane[2]. Le Coran dit « ô vous qui avez cru ! Quand on appelle à la Salat du jour du Vendredi, accourez à l’invocation d’Allah et laissez tout négoce. Cela est bien meilleur pour vous, si vous saviez ! » (Sourate 62, verset 9) et un Hadith précise : « Le Jour de Vendredi est de grande importance, le meilleur des jours de la semaine sur terre : c’est le jour où fut créé Adam, le jour où il fut introduit au Paradis, le jour où il en sortit. C’est aussi le jour où finira le monde. »[3]. C’est donc un jour favorable pour rentrer rapidement au Paradis et bénéficier de la félicité éternelle.
Voici un diagramme détaillant la répartition des attaques par jour entre 2015 et 2018 en France (l’axe des ordonnées représente le nombre d’attaques). Le vendredi se détache très nettement :
En consultant la liste des attentats[4] et leurs dates, il apparaît qu’avant juin 2014, date « officielle » de la création de l’EI, les attaques se produisaient de manière indifférente n’importe quel jour de la semaine, avec une préférence pour certaines dates symboliques, à l’image du choix de celle de la création du califat de l’EI, le 30 juin 2014.
Un an plus tard, son premier anniversaire était fêté par différentes attaques concomitantes[5] : Le 26 juin 2015[6], un individu ouvre le feu sur la plage de Sousse (Tunisie), un attentat à l’explosif a lieu dans une mosquée chiite au Koweït, et un chef d’entreprise est décapité dans une usine de produits chimiques en France suivi d’une tentative de faire exploser l’usine. Depuis, l’EI semble avoir inscrit dans son mode opératoire le vendredi comme un jour favorable pour ses opérations :
Sur 22 dates d’attaques en 2015, un tiers est concentré uniquement sur le vendredi. Ce principe est tout particulièrement suivi par les djihadistes francophones de l’EI, puisque les attaques du Bataclan, du stade de France, du Thalys, de l’Hypercacher, la décapitation d’un patron de PME à Saint-Quentin Fallavier (Isère), l’attaque au couteau au Musée du Louvre sur des soldats de l’opération Sentinelle ont toutes eu lieu un vendredi.
Le tableau ci-dessous donne la répartition des attaques liées au terrorisme sunnite dans le monde ; mois par mois ; de 2013 à 2015. Le mois de décembre y est clairement privilégié (attaques au moyen de voitures bélier contre des marchés de Noël, en décembre 2015 en France, et en décembre 2016 à Berlin) en raison de la symbolique religieuse liée à la Chrétienté, et aux rassemblements festifs de fin d’année qui sont décriés par les fidèles du califat.
La rentrée 2020 a connu plusieurs attaques en France, dont celle de la basilique de Nice, le jeudi 29 octobre. Pour comprendre pourquoi cet attentat a eu lieu ce jour-là, il convient de revoir le contexte politique de cette période via le chronogramme suivant (en bleu les éléments de contexte et en rouge les attaques).
– Début septembre s’ouvre le procès des attentats de janvier 2015, appelé « procès Charlie Hebdo », lequel a fait l’objet d’une large couverture médiatique relançant le débat sur les caricatures de Mahomet. Le 25 septembre, une attaque a lieu dans les anciens locaux de ce journal par un individu voulant venger les caricatures du prophète en châtiant leurs auteurs.
– Le 16 octobre, l’enseignant Samuel Paty est décapité en pleine rue pour avoir donné un cours sur la liberté d’expression en mentionnant ces caricatures. Ce meurtre fait suite à une spirale d’appels plus ou moins implicites à la violence envers ce professeur afin, de nouveau afin de venger le prophète.
– Le 26 octobre, le président turc Recip Erdogan, lance un appel au boycott international contre les produits français[7]. La raison évoquée est l’attitude jugée « anti-islam » de la France suite au discours du président Macron et aux décisions du gouvernement après l’attentat de Conflans Sainte Honorine. Si ces déclarations n’ont que peu d’impact sur le plan économique, il faut noter que les réseaux sociaux ont largement relayés le message d’Erdogan, l’accompagnant d’insultes et d‘appels plus ou moins masqués à des actes de vengeance contre la France et son président. Si de nombreux profils Twitter et Facebook ont affiché un macaron prônant le respect du prophète (cf. ci-dessous à gauche), d’autres utilisateurs ont rapidement appelé à des actes représailles en réaction aux propos du président français (cf. ci-dessous à droite).
– Enfin, certains articles ou commentateurs ont expliqué le choix du 29 octobre pour l’attaque de la basilique de Nice par les mesures de sanitaires imposées à partir du 30, lesquelles allaient réduire les déplacements et entrainer la fermeture de nombreux lieux publics. Toutefois, la vraie raison est à chercher dans le calendrier religieux musulman : le 29 octobre 2020 est la fête du Al Mawlid, c’est-à-dire la naissance du prophète. L’auteur de l’attaque a donc pu faire d’une pierre deux coups en vengeant l’honneur de son prophète le jour même de la commémoration religieuse de sa venue au monde. Par ailleurs, le choix du site – église – de l’attentat est également porteur d’une signification à analyser.
Le choix d’un lieu emblématique
Des recherches et des analyses sur les modes opératoires[8] de l’EI ont permis de discerner une évolution dans le choix des cibles : depuis 2014, année de création de l’EI, il y a eu une augmentation sans précédent du nombre d’attaques envers les cibles molles (Soft Targets), ce qui est visible sur le graphique ci-dessous[9].
L’explication probable est que les cibles dites « dures » (hard targets) sont souvent des symboles de l’Etat. A ce titre, la sécurité de ces lieux a été renforcée en moyens humains et matériels, raison pour laquelle les terroristes se reportent sur les cibles « molles ». Toutefois, ces dernières ne sont pas choisies au hasard, mais obéissent aux choix idéologiques de l’EI (signification politique, religieuse ou médiatique), établis dans le cadre de sa stratégie de dissémination de la terreur.
Le diagramme ci-dessous présente la répartition des des attaques terroristes par cibles. 54% ont lieu dans des espaces publics ou des moyens de transport (cibles molles). Viennent ensuite les attaques contre les policiers et militaires. Les attaquer revient à la fois à attaquer l’Etat, mais aussi à envoyer le message que des professionnels entraînés et équipés ne sont pas aptes à endiguer la terreur.
Il est intéressant de noter que la proportion d’attaques contre la police est quasiment identique à celles contre l’armée, alors que dans le terrorisme non islamique – notamment les mouvements séparatistes – seuls les policiers sont visés. Cela s’explique par le fait que la police est l’ennemie des mouvements autonomistes au sein de l’Etat, alors que les militaires sont vus comme des ennemis majeurs par les membres de l’EI, en raison des opérations extérieures qu’ils mènent sur les terres du califat. On se rappelera ici que les premières victimes de Mohamed Mérah étaient des militaires dont le régiment revenait d’une opération extérieure. Le terroriste les a abattu en déclarant « tu tues mes frères alors je te tue ». De même, lors de l’attentat de Carcassonne (23 mars 2018), l’auteur visait des militaires du 3e RPIMa.
Ces attaques contre des cibles choisies sont en très nette augmentation depuis 2014, date de la création de l’EI :
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Il apparait clairement que le jour et le lieu d’un attentat font partie du message délivré par les terroristes et répondent à une certaine logique. Cela ne signifie pas pour autant que cela puisse aider les services de sécurité à anticiper toutes les attaques. En effet, ces variables peuvent ne pas se retrouver dans certaines attaques si le succès de l’opération en dépend – par exemple l’attentat de Charlie Hebdo ne pouvait se réaliser qu’un mercredi, jour de réunion du comité de rédaction – ou si l’auteur agit de manière irrationnelle. De même, le contexte géopolitique (événement international significatif) et la caisse de résonnance des réseaux sociaux peuvent contribuer à des passages à l’acte plus imprévisibles, beaucoup plus difficiles à anticiper.
[1] Capture d’écran de Inspire Guide, The British Parliament Operation in London, n°5, Lone Jihadi Guide Team.
http://lavoiedelislam.canalblog.com/archives/2012/11/18/23989410.html
[3] https://www.ajib.fr/les-merites-du-vendredi/
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_d’attaques_terroristes_islamistes#Depuis_2010
[5] Mathieu Guidère, « Les attentats sont la macabre célébration du premier anniversaire de l’EI », interview, France Info, 27 juin 2015.
[6] La différence entre les dates du 26 juin 2014 et du 30 juin 2015 s’explique par le décalage entre le calendrier géorgien et le calendrier musulman.
[7] Un appel au boycott des produits français a été lancé dans plusieurs pays du monde arabe, largement relayé par les réseaux sociaux. Des hashtags en anglais et français (#Boycott_French_Products #BoycottezLesProduitsFrançais) ainsi qu’en langue arabe circulent activement sur internet.
[8] Interpol, Changes in modus operandi of Islamic State terrorist attacks, janvier 2016. International Centre for Counter Terrorism, Foreign Terrorist Fighter s: Trends, Dynamics and Policy Responses, décembre 2016.
US Department of State, Country Reports of Terrorism, 2019.
[9] Cato Hemmingby, “Exploring the Continuum of Lethality : Militant Islamists’ Targeting in Preferences”, Perspectives on Terrorism, volume 11, n°5, janvier 2017.