Syrie : guerre ouverte entre kurdes et salafo-djihadistes
Alain RODIER
Le 30 juillet 2013, Isa Huso, un des dix membres les plus importants des instances dirigeantes du Kurdistan syrien, est assassiné dans la ville d'Al-Qamishli, frontalière de la Turquie. Sa voiture a été piégée à l'explosif. En réponse, les responsables kurdes syriens ont décrété la « mobilisation générale » contre les mouvements salafo-djihadistes qu'ils accusent d'être à l'origine de ce meurtre. En réplique, les activistes islamiques ont capturés des centaines de civils kurdes de la région d'Alep afin de les utiliser comme otages. C'est désormais la guerre ouverte entre les Kurdes syriens et les salafo-djihadistes internationalistes. S'il fallait démontrer que la « révolution syrienne » est devenue, avec le temps, une agression contre (une partie de) ce pays par des combattants venus de l'étranger pour imposer leur vision rigoriste de l'islam, on ne s'y serait pas mieux pris.
La tension est telle que Massoud Barzani, le président de la zone kurde d'Irak du Nord, a menacé d'intervenir. Toutefois, le problème pour lui réside dans le fait que des milliers de réfugiés kurdes syriens, fuyant les combats mais aussi la famine, sont en train d'affluer en Irak du Nord. Même des activistes du PJAK, le mouvement indépendantiste kurde iranien issu du PKK turc a annoncé qu'il était prêt à envoyer des combattants en Syrie pour défendre la cause de ses frères.
Retour sur les évènements
Les troupes loyalistes de Damas ont évacué sans combattre le nord-est syrien à majorité kurde mi-2012, afin d'être redéployées dans des zones jugées comme plus sensibles. Il est probable qu'en agissant ainsi, BAchar el-Assad a tendu un piège à ses adversaires, et en particulier à la Turquie, qui soutenait la rébellion.
Depuis, un calme relatif régnait dans cette région partagée entre deux mouvements kurdes : le Conseil national kurde (KNC[1]) et le Parti de l'union démocratique (PYD[2]), tous deux rassemblés sous l'autorité théorique du Conseil suprême kurde (SKC), créé sous la bienveillance de Massoud Barzani. Isa Huso était membre du SKC.
Cependant, des combats avaient débuté à la fin 2012 opposant les forces kurdes -vraisemblablement les « Unités de défense du peuple » du PYD – à l'Armée syrienne libre (ASL), puis aux brigades salafo-djihadistes d'al-Nusrah et de l'Etat islamique d'Irak et du Levant (EEIL[3]) dans la région de Ra's al'Ayn, frontalière avec la Turquie. La localité elle-même était tombée aux mains des insurgés en octobre 2012 et avait été sévèrement pilonnée par les forces loyalistes. Elle a été regagnée de haute lutte par les forces kurdes à la mi-juillet 2013, ces dernières s'emparant notamment du poste frontière avec la Turquie. Il est évident que les fidèles du PYD, mouvement d'obédience marxiste-léniniste proche du PKK turc, ne peuvent que s'opposer à l'islam radical prôné par les salafo-djihadistes.
La Turquie face à ses contradictions
Ankara est extrêmement gêné par la tournure que prennent les évènements. En effet, le pouvoir turc, qui soutient officiellement l'ASL depuis sa création, n'a pu qu'assister impuissant à la déconfiture de son poulain au Kurdistan syrien, fin 2012. Un des premiers résultats tangibles de la guerre civile qui fait rage semble bien être la création d'un Etat kurde indépendant, situé à cheval sur le nord de l'Irak et le nord-est de la Syrie. Il s'agit d'une opportunité extraordinaire que tous les Kurdes, diaspora y compris, ne veulent pas rater. En effet, c'est l'espoir qu'ils attendent depuis le démantèlement de l'Empire ottoman à la fin de la Première Guerre mondiale et le Traité de Sèvres, signé en 1920, qui avaient prévu la création d'un Etat kurde, promesse étouffée dans l'oeuf. Le problème réside dans le fait qu'Ankara, Téhéran, Bagdad – et dans une moindre mesure Damas – refusent catégoriquement cette option. Les deux premières capitales craignent une extension du Kurdistan sur leur propre territoire ; les deux autres, une perte de souveraineté (déjà en cours) sur le leur.
Les négociations qui ont lieu en ce moment entre la Turquie et le PKK pour mettre fin au conflit qui les oppose depuis 1984, risquent d'en souffrir considérablement. Discrètement, Salih Muslim, le chef du PYD, a été reçu à Istanbul en juillet par les services spéciaux turcs (MIT) pour le mettre en garde contre toute « initiative intempestive ».
Dans la perspective d'un Kurdistan indépendant
Les Kurdes irakiens fourbissent leurs armes de manière à faire face à toute incursion dans les régions qu'ils contrôlent. Déjà, des unités irakiennes constituées de militaires d'origine kurde sont passées du côté de Massoud Barzani. Quant au PKK, il fournit de nombreux cadres expérimentés aux forces kurdes naissantes, en Syrie comme en Irak du Nord.
Il reste le problème des armements lourds, qui seuls permettraient de s'opposer à une attaque en règle d'une armée régulière (irakienne, iranienne ou turque), ce qui semble exclu pour le moment, la situation n'étant pas favorable au déclenchement d'une telle opération. Si les Kurdes sont largement dotés en armes légères, ils manquent de missiles antichars, antiaériens et de mortiers lourds. Il est vraisemblable qu'ils vont tenter d'en trouver sur le marché parallèle. Cela tombe bien, Israël, qui est le seul pays de la région à ne pas voir d'un mauvais oeil la création d'un Kurdistan indépendant[4], est en train de brader ses armements jugés obsolètes.
Il est également utile de rappeler que si l'Iran n'accepte pas une quelconque autonomie de ses propres régions kurdes, cela ne l'a pas empêché dans le passé de soutenir discrètement le PKK[5], via le Hezbollah libanais qui lui est inféodé. Il est donc probable que le PYD, proche du PKK, n'est pas si mal vu que cela par Téhéran dans la mesure où il s'oppose aux rebelles syriens sunnites.
Al-Nusrah et l'EIIL gèrent facilement les conflits qui peuvent les opposer à l'ASL, cette dernière étant peu structurée et éparpillée sur le terrain. Par contre, il en va autrement avec les forces kurdes qui sont un adversaire redoutable. Une nouvelle guerre civile à l'intérieur de la « guerre de libération » est en train de se jouer, jettant encore un peu plus le trouble dans la région. Les affrontements risquent aussi de s'étendre à l'Irak du Nord, contre les forces de Barzani. Il est toutefois légitime de se demander jusqu'où pourront aller les salafo-djihadistes qui s'opposent déjà sur le théâtre syro-irakien aux armées régulières syrienne, irakienne, au Hezbollah libanais, aux pasdaran et puis aux Kurdes. Dans le passé, combattre sur plusieurs fronts simultanément n'a jamais porté chance à ceux qui s'y risquaient.
- [1] Le KNC est proche du Kurde irakien Massoud Barzani. Politiquement, il est opposé au pouvoir syrien mais ne souhaite pas rejoindre la rébellion.
- [2] Proche du PKK, le PYD est passé du soutien affiché au régime d'El-Assad à une opposition politique de bon aloi
- [3] Mouvement dépendant d'Al-Qaida qui serait à l'origine du Front al-Nusra.
- [4] Tel-Aviv applique à la lettre la devise « diviser pour régner », c'est une question de survie dans une région fondamentalement hostile à l'Etat hébreu. Il y a des années que des missions secrètes israéliennes sont présentes au Kurdistan irakien.
- [5] Surtout utilisé pour gêner le grand rival turc via ses Kurdes indépendantistes.