Syrie : point sur l’opposition armée
Alain RODIER
A l'automne 2013, l'opposition syrienne armée est majoritairement dominée par les salafistes, c'est-à-dire les musulmans qui prônent au retour à l'islam des origines et à l'application stricte de la loi islamique (charia). Contrairement à ce qui est avancé par l'ensemble des medias, ce ne sont pas 100 000 rebelles – toutes tendances confondues – qui sont sur le terrain, mais environ deux fois moins. Certes, ils sont souvent épaulés par des sympathisants, mais ceux-ci sont plus ou moins « forcés ». Il est toutefois à noter que de nombreux groupes, dont les salafo-jihadistes, font désormais beaucoup pour obtenir l'adhésion des populations. Grâce aux importants moyens financiers dont ils disposent – provenant en particulier d'Arabie saoudite et des émirats du Golfe -, ils redistribuent cette aide sous forme de biens de première nécessité souvent achetés en Turquie voisine.
D'ailleurs, de nombreux trafics ont lieu de part et d'autre de la frontière, les contrebandiers turcs étant très intéressés notamment par les ressources pétrolières syriennes dont se sont emparés les rebelles. Ces trafics ont lieu majoritairement à partir de la province de Hatay (golfe d'Iskenderun), avec la complicité des autorités turques qui voient là un moyen de soutenir la rébellion. Cette « tolérance » du gouvernment d'Ankara permet aux organisations criminelles turques, qui sont très puissantes, de profiter de la situation pour faire de juteux bénéfices en se livrant à leurs activités favorites : les trafics de drogues, d'armes, d'êtres humains[1], de contrefaçons, les enlèvements contre rançons, etc. De la même façon, voulant bénéficier de l'aubaine, les groupes criminels syriens se développent rapidement en habillant leurs actions des couleurs de la rébellion.
Les étrangers sont parfois les cibles de leurs méfaits, comme l'ont été le journaliste italien Domenico Quirico et l'enseignant belge Pierre Piccinin, libérés le 8 septembre dernier après cinq mois de détention. Les actes de violence comme les attentats à l'explosif qui ont eu lieu aux abords du poste de frontière de Bad al-Hawa – à proximité de Reyhanli, dans la province de Hatay -, les 11 février et 17 septembre 2013 semblent être la conséquence de simples rackets ou de luttes entre bandes rivales[2]. Il en est de même pour les deux voitures piégées qui ont causé la mort de 51 personnes, le 11 mai de cette année, à Reyhanli. Cette ville est un important nœud de communications entre Alep et Antakya. Suite à la guerre civile déclenchée en Syrie, elle est devenue un véritable nid d'espions où tous les grands services de renseignement sont représentés. Mais elle est aussi traditionnellement un bastion de mafias turques et dans une moindre mesure, des organisations criminelles kurdes. Il est utile de rappeler que le chiffre d'affaires des mafias turco-kurdes est estimé à 60 milliards de dollars soit la moitié du PIB turc !
Parallèlement, les autorités turques interdisent l'accès à la partie nord-est de la Syrie, tenue par les Kurdes syriens. La situation économique y devient si critique que nombre de réfugiés sont obligés de rejoindre le Kurdistan irakien. Le régime turc voit avec inquiétude la constitution d'une entité autonome kurde située à cheval sur la Syrie et l'Irak du Nord, où elle existe de fait depuis le début des années 1990.
Les formations rebelles
– Les groupes affiliés à Al-Qaida. Sur les quelques 50 000 activistes que compterait la rébellion, 5 000 dépendraient d'Al-Qaida et seraient répartis entre l'Etat islamique d'Irak et du Levant (EIIL), le front Al-Nusra et quelques groupuscules, tels que les Moudjahiddines du Caucase et du Levant qui ont rejoint la Syrie depuis peu (cette unité serait surtout active dans la région d'Idlib).
La présence des combattants étrangers dans ces unités est très importante et représente à peu près toutes les nationalités arabes, mais aussi des centaines d'Européens, sans compter les Caucasiens cités précédemment. Il est symptomatique de constater qu'à de rares exceptions près, les volontaires européens qui ne parlent pas l'arabe, qui connaissent très mal le Coran et qui parfois sont de nouveaux convertis, sont considérés comme des activistes de second rang tout juste bons à effectuer des tâches logistiques ou à être transformés en chair à canon. D'ailleurs, beaucoup de désabusés tentent de repartir vers leurs pays d'origine.
– Les salafistes syriens. Parallèlement à ces groupes salafo-jihadistes ayant des liens – si ce n'est structurels, au moins idéologiques – avec Al-Qaida, 15 000 combattants se battent sous d'autres bannières. Ce serait des islamistes « salafo-nationalistes » majoritairement syriens. Leur objectif serait d'établir une théocratie respectant la charia en Syrie. Ils côtoieraient les Frères musulmans officiellement soutenus par le Qatar et la Turquie.
La structure la plus importante est le Front islamique syrien (FIS/al-Jabhah al-Islamiyya as-Surriyah), formé le 21 décembre 2012 à partir de 11 unités présentes sur le terrain[3]. En fait, le FIS est dominé par sa plus importante unité : le Ahrar al-Sham d'Hassan Aboud. La particularité de ces groupes réside dans le fait que, parallèlement à leurs opérations militaires, ils ont développé une action humanitaire. Ils apportent une aide aux civils et assurent l'éducation des enfants dans les zones qu'ils contrôlent. Cette action humanitaire serait surtout financée par le Qatar.
– Les islamistes. 15 000 autres rebelles présenteraient uniquement un « caractère islamique » réclamant surtout le départ de l'administration alaouite afin qu'elle soit remplacée par des sunnites. Ils sont représentés par le Front islamique de libération syrien (FILS/Jabhat Tahrir Suriya al-Islamiyyah) fondé en septembre 2012, qui regrouperait une vingtaine d'unités[4]. Ahmed Abou Issa, l'émir de la Brigade Suqour al-Sham en assure la direction. Toutefois, la porosité entre cette tendance et les salafistes serait grande, des activistes se réclamant parfois simultanément de plusieurs mouvements.
– L'Armée syrienne libre (ASL). L'opposition armée « laïque » représentée par l'ASL, dont le chef est le général Selim Idriss, ne serait donc forte, au mieux, que de 15 000 activistes, bien loin des chiffres annoncés par ses représentants à l'étranger. Surtout, l'ASL n'est pas une force centralisée, dotée d'un commandement pyramidal. Chaque groupe agit indépendamment des autres dans sa zone d'implantation, nouant parfois des liens tactiques avec des unités islamiques pour mener des opérations communes. Toutefois, il arrive que les « salafo-jihadistes » les combattent, d'ailleurs comme leurs homologues islamiques plus « modérés ». Par exemple, les brigades al-Farouq[5] et al-Nasr ont été désignées en septembre comme « ennemies » par le front Al-Nusra, juste après les milices gouvernementales Shabbiha.
Des conflits surgissent également en interne. Ils sont la suite de disputes concernant la manière d'appliquer la charia et, parfois, plus prosaïquement, des querelles de personnes. Comme les insurgés sont suréquipés en armes légères, ces conflits connaissent souvent des issues fatales.
– Les formations kurdes. Il faut ajouter à ce chiffre la plupart des unités kurdes (laïques par définition) qui, si elles ne sont pas aux côtés de Bachar el-Assad, ne participent pas non plus directement à l'insurrection. Par contre, elles s'opposent violement à l'EIIL et au front Al-Nusra dans le nord-est du pays et dans une moindre mesure au nord d'Alep[6].
L'opposition armée en Syrie est loin d'être unie. La composante « islamique » est grandement majoritaire, mais divisée entre les partisans d'une vision « nationale » et le courant islamiste « internationaliste ». Les salafo-jihadistes qui appartiennent à cette seconde mouvance font tout pour gagner à eux l'ensemble des forces sunnites, en employant alternativement la terreur et la séduction. Indéniablement, ils sont les mieux entraînés, ont le plus l'expérience du combat, sont animés d'une foi inébranlable en leurs valeurs et vouent une haine profonde à tout ce qui est impie (les Occidentaux) ou apostat (les chiites, les alaouites). D'ailleurs, ils refusent officiellement toute intervention militaire occidentale qui serait considérée comme une agression contre l'islam. La « terre de djihad » syrienne qui, pour eux, ne fait qu'une avec celle d'Irak, est aujourd'hui le point d'attraction de tous les combattants internationalistes. Leur espoir le plus fou est d'y créer un califat d'où pourrait être lancée l'offensive vers d'autres contrées où les conflits s'éternisent : Yémen, Somalie, Pakistan, Afghanistan, Philippines et Afrique dans son ensemble. Le temps ne compte pas pour eux puisque le djihad s'étendra sur des générations.
- [1] Il y aurait aujourd'hui une augmentation significative du trafic de migrants clandestins qui transitent par la Turquie. Dans un sens, les volontaires étrangers qui « payent » leur passage en Syrie, dans l'autre, des réfugiés qui fuient ce pays vers l'Europe. La plupart d'entre eux transiteraient par Izmir, puis la voie maritime et dans une moindre mesure aérienne. D'autres emprunteraient la voie terrestre en passant clandestinement par la Bulgarie. Bien sûr, le prix de ces « voyages », surtout dans le sens Syrie-Europe, est élevé.
- [2] Ils ont fait respectivement 13 et 7 morts et Ankara les a attribué au front al-Nusra.
- [3] Dont les plus importantes sont le Ahrar al-Sham, la Brigade Al-Haqq d'Homs, le mouvement islamique Al-Fajr d'Alep, le Ansar Al-Sham de Latakieh, le Jaysh Al-Tawhid de Deir ez-Zor et la Brigade Hamza ibn'Abd al-Muttalib de Damas.
- [4] Les formations majeures sont la Brigade Suqour al-Sham d'Idlib, la Brigade Farouq d'Homs, le Liwa al-Islam de Damas, le Liwa Dawud, le Conseil révolutionnaire Deir ez-Zor, le Tajamo Ansar al-Islam de Damas, le Amr Ibn al-Aas d'Alep, la Brigade al-Naser Salaheddin de Latakieh et la Brigade Tawhid d'Alep
- [5] Mouvement islamique modéré proche de l'ASL.
- [6] Cf. Note d'actualité n°324 d'août 2013, « Syrie : guerre ouverte entre kurdes et salafo-jihadistes ».