Où va l’Egypte ?
Alain RODIER
La situation s'est considérablement dégradée le 14 août, en Egypte, suite à l'intervention des forces de sécurité sur les places Rabaa al-Adawiya et Tahrir, au Caire, pour évacuer les sit-in des partisans de l'ex-président Mohamed Morsi qui duraient depuis plus d'un mois. Toutefois, la situation est loin d'être aussi claire que certains observateurs le laissent entendre.
La radicalisation des positions des acteurs
En fait la situation actuelle est le résultat de la fuite en avant de deux parties qui sont aujourd'hui lancées dans des affrontements risquant de se transformer en une véritable guerre civile.
– D'un côté, les Frères musulmans – soutenus par le Qatar, la Turquie et, dans une moindre mesure, la Tunisie – qui n'ont plus rien à perdre puisque, depuis leur éviction du pouvoir, ils risquent de disparaître politiquement et de replonger dans les années noires du passé. Leurs points forts sont : une bonne organisation qui quadrille l'ensemble du territoire égyptien ; des activistes nombreux et déterminés, car embrigadés depuis des années ; et enfin des moyens financiers encore très conséquents qui leur permettent d'envisager l'avenir proche sans souci de ressources. Un des principaux chefs encore en liberté est Mohamed el Beltagui, dont une des filles aurait trouvé la mort par balles durant les affrontements du Caire du 14 août.
– De l'autre côté, l'armée du général Abdul Fattah El-Sisi et la partie "laïque[1]" de la population ne peuvent plus revenir en arrière si elles ne veulent pas un scénario à "l'iranienne" avec l'établissement d'une théocratie qui serait dominée par les Frères musulmans. Les généraux au pouvoir savent donc que désormais, leur salut – et sans doute leur vie – ne tient plus qu'à leur « victoire ». L'armée est soutenue discrètement par l'Arabie saoudite, le Koweït et les Emirats arabes unis qui, en dehors du fait d'être ravis de damer le pion au Qatar jugé trop interventionniste sur la scène proche-orientale, craignent pour leur propre gouvernance. Mais ce soutien peut très bien s'arrêter à tout moment en fonction de l'évolution de la situation. A noter que de nombreux responsables politiques et religieux[2] égyptiens ont pris leurs distances avec l'armée, ne voulant pas que leur réputation soit entachée par le bain de violences qui a débuté le 14 août.
Viennent se greffer à cela les salafistes – en partie représentés par le parti Al Nour – qui sont plus extrémistes, religieusement parlant, que les Frères musulmans. Dans un premier temps, ils ont soutenu l'armée car leurs ennemis principaux au sein des populations égyptiennes, qui sont majoritairement pieuses, sont les Frères musulmans. Néanmoins, en ce moment, ils sont embarrassés et attendent de voir dans quelle direction le vent va tourner pour déterminer leur attitude à venir. Leur rêve est de devenir un interlocuteur incontournable à l'avenir, ce, en remplacement des Frères musulmans.
Les salafo-jihadistes plus ou moins liés à Al-Qaida sont très présents dans le Sinaï. Leurs deux adversaires sont Israël et l'armée égyptienne. Il est probable qu'ils vont profiter des désordres actuels pour renforcer leurs positions sur le terrain, pour recruter de nouveaux activistes, puis pour étendre leurs opérations. Déjà, les déclarations de certains de leurs adeptes sont sans équivoque : appel au djihad, demande d'envoi de combattants internationalistes pour « défendre » les sunnites, etc. L'ennemi est clairement désigné : les « chrétiens et sécularistes, l'armée, la police et les soldats du pharaon et derrière eux, les forces juives et les croisées ». A noter que Mohammed al-Zawahiri, le frère du leader d'Al-Qaida qui est connu pour ses déclarations incendiaires anti-occidentales et anti-françaises, a été arrêté le 24 août dans la banlieue du Caire, sous prétexte qu'il soutenait le président Morsi. C'est le retour à la case prison pour cet abonné aux geôles égyptiennes.
Des réactions internationales mitigées
Les Etats-Unis, par la voix de leur président, ont fait part de leur condamnation de l'attitude des nouveaux responsables égyptiens. Ils ont annulé les manœuvres militaires conjointes qui ont lieu tous les ans. L'armée égyptienne doit s'en trouver soulagée car elle a, pour le moment, d'autres préoccupations que se livrer à des jeux de guerre. Une menace pèse sur l'aide d'1,3 milliard de dollars apportée annuellement par Washington à l'Egypte. Si ce n'est pas négligeable dans cette période de crise économique majeure que traverse le pays, cela ne constitue qu'un dixième de l'aide apportée, dès le 4 juillet, par l'Arabie saoudite, le Koweït et les Emirats arabes unis. De plus, les Américains, en raison des incohérences de leur politique moyen-orientale menée depuis plus de deux ans, ont réussi l'exploit de se mettre à dos à peu près tous les acteurs en Egypte.
L'Europe multiplie les déclarations hostiles au pouvoir en place au Caire et prend des mesures « énergiques » en organisant de nombreuses réunions interétatiques. En conséquence, elle risque fort de se retrouver, à court terme, dans la même situation que les Américains d'inimitié, en butte à l'hostilité des Egyptiens.
La Russie condamne les violences mais ne rêve que de prendre la place des Américains. Toute décision coercitive envisagée par le Conseil de sécurité sera vraisemblablement bloquée par Moscou, comme c'est le cas pour la Syrie. L'occasion est trop belle de s'opposer aux Occidentaux jugés comme « donneurs de leçons », mais n'ayant plus les moyens financiers et humains de peser notablement sur la situation.
Israël est dans une expectative prudente. L'évolution de la situation à ses frontières sud est inquiétante et le moment n'est pas venu de baisser la garde – ce que l'Etat hébreu l'a jamais fait. Mais, les affrontements entre sunnites, qui s'ajoutent à ceux dirigés contre les chiites, ne sont pas pour déplaire à Tel-Aviv. Les mondes arabo-musulman et perse se déchirent une fois de plus, amoindrissant notablement la menace conventionnelle pesant sur le petit Etat enclavé. Seules les actions terroristes sont à craindre, mais ça, les Israéliens « savent faire ».
La Chine, l'Algérie, le pouvoir en place à Damas jubilent. Le piège des révolutions arabes s'est refermé sur l'Occident qui ne peut qu'assister impuissant à l'évolution de la situation.
A qui la faute?
Il est essentiel de bien analyser la situation. Les Frères musulmans sont parvenus au pouvoir après des élections qualifiées de « démocratiques », tel est le discours diffusé à l'envi sur les chaînes. Certes, il y a eu des élections en Egypte, mais elles n'ont été « démocratiques » que dans l'esprit. Bien des dirigeants élus dans les mêmes conditions ne souhaitent pas revenir sur ce dogme car leur propre position « d'élus du peuple » pourrait alors être aussi remise en cause. Généralement, ceux qui gagnent sont ceux qui bénéficient de l'appareil le mieux organisé. Les Frères musulmans sont de ceux-là : réseaux influents, décentralisation par régions, agglomérations et quartiers, etc. Bien sûr, il convient également de séduire les électeurs potentiels en amont, en apportant l'assistance que l'Etat ne peut fournir faute de moyens ou de volonté, si ce n'est en raison de la corruption ambiante. C'était le cas de l'Egypte où le gouvernement n'était plus à même de répondre à la mission régalienne qui est normalement la sienne. Les Frères musulmans ont rempli ce vide : aides sociales et sanitaires, sécurité, éducation, etc. De plus, ils passaient pour être fondamentalement honnêtes, ce qui est loin d'être le cas de l'administration Moubarak.
De même, il convient de définir qui en est à l'origine des affrontements récents. Les Frères musulmans qui ont manifesté illégalement et qui ont été prévenus par les forces de l'ordre trois jours avant l'assaut – sans compter qu'ils ont tué une quarantaine des membres des forces de l'ordre le 14 août ? Ou les forces de sécurité qui ont eu la main très lourde mais qui n'avaient peut-être pas le choix face aux provocations[3] des activistes ? Certains intellectuels du monde arabo-musulman – certes non majoritaire s- affirment que face à l'islam radical, le peuple est en état de « légitime défense ».
Bien sûr, tout cela est abondamment filmé et passe sur Al-Jazeera – la télévision bien connue du Qatar – qui est reprise en boucle par les autres chaînes télévisées. La guerre de la propagande va désormais faire rage, comme cela a été le cas depuis le début des « printemps arabes ».
Désormais, un scénario à "l'algérienne" est tout à fait envisageable[4]. Déjà, les Frères musulmans ont déclenché des troubles dans l'ensemble de l'Egypte. Les forces de sécurité sont dans l'impossibilité matérielle d'y faire face. Tout va dépendre des soutiens qu'elles vont pouvoir recevoir de l'extérieur. Quant aux Frères musulmans, vont-ils faire alliance avec les salafo-jihadistes ? C'est pour le moment une possibilité qui est envisageable localement, dans un but tactique. Les conséquences pour la région, et même pour le monde, sont aujourd'hui incalculables tant les incertitudes sont nombreuses.
– Le canal de Suez va-t-il pouvoir continuer à fonctionner normalement ? Sion quelles seront répercussions envisageables en cas de fermeture, soit du fait des insurgés, soit d'actes terroristes ?
– Quel va être le sort des minorités égyptiennes alors que, selon certaines sources, une vingtaine d'églises et des biens appartenant à des chrétiens coptes auraient été attaqués ?
– Quelles sont les menaces qui pèsent sur les expatriés et les voyageurs étrangers présents en Egypte (le nombre de touristes ne s'était pas totalement effondré jusqu'au 14 août puisque les tours opérators parlent d'une chute de 30%) ?
– Que va-t-il se passer dans la bande de Gaza ? Le Hamas et les groupuscules salafo-jihadistes qui s'y trouvent étant hostiles au nouveau pouvoir en place au Caire.
– En cas de troubles dans le Sinaï, quelle va être la réaction d'Israël ?
– Quelles vont être les répercussions pour l'Etat hébreu?
– Quelles vont être les conséquences en Jordanie ?
– Quelles vont être les réactions – en dehors des discours diplomatiques convenus – de Moscou, de Washington, de Pékin, d'Alger, de Téhéran – sachant que la minorité chiite égyptienne risque d'être pourchassée par les salafo-jihadistes – tout comme les chrétiens), de Beyrouth où le Hezbollah est en difficulté, etc. ?
- [1] Il convient de compter les minorités religieuses parmi les « laïques » : coptes, chiites, etc.
- [2] NOTAMMENT Mohamed El-Baradei, le vice-président, et le cheikh Ahmad el Tayeb, grand imam d'Al Azhar.
- [3] Tirs nourris à l'arme de guerre et emploi de véhicules bélier. Il est toujours difficile de dire qui a ouvert le feu le premier mais il est sûr que certains manifestants « pacifiques » étaient dotés d'armes à feu
- [4] En 1992, les élections qui devaient amener le Front islamique du salut (FIS) au pouvoir avaient été interrompues par l'armée. Le pays avait alors plongé dans une guerre civile dont des les braises ne sont encore totalement éteintes aujourd'hui.