Que se passe-t-il en Syrie ?
Alain RODIER
Depuis le début de l'année, les médias font état d'affrontements violents opposant l'Etat islamique d'Irak et du Levant (EIIL) aux autres groupes insurgés syriens, particulièrement au Front islamique créé à la fin de l'année dernière[1]. Ces combats auraient fait un millier de victimes. Il convient de prendre ces informations avec beaucoup de précautions car elles proviennent toujours des mêmes sources dont, le moins que l'on puisse dire, est qu'elles ne sont ni indépendantes ni recoupées. Toutefois, grâce à des déclarations de responsables d'Al-Qaida, il est possible de commencer à comprendre ce qui se passe sur le théâtre syrien. D'autant que le Front islamique refuse, comme l'EIIL et le Front Al-Nusra, de participer aux négociations Genève II. Ces trois formations ont toutes le même objectif : la création d'un Etat islamique imposant la charia.
Al-Qaida et les mouvements islamiques en Syrie
Bien que le seul mouvement représentant officiellement Al-Qaida en Syrie soit le Front al-Nusra, Abou Khalid al-Suri, le « coordinateur » local de la nébuleuse djihadiste reconnu par le docteur Ayman Al-Zawahiri, appartient en fait à un autre mouvement : le Harakat Ahrar al-Sham al-Islamiya (Mouvement islamique des hommes libres du Levant), plus connu sous l'appellation d'Ahrar al-Sham.
Cette formation, qui n'est pas affublée de l'étiquette islamiste radicale, a pour émir Hassan Addoub – alias Abou Abdullah al-Hamawi. Ce dernier est également le chef du bureau politique du Front islamique (FI), coalition qui a été fondée le 22 novembre 2013 à partir de sept mouvements, dont le Ahrar al-Sham. LE FI revendique 45 000 combattants et se démarque de l'Armée syrienne libre (ASL), laquelle demande uniquement le départ du régime Assad et la mise en place d'un régime « démocratique ».
Abou Khalid al-Suri, le « coordinateur » d'Al-Qaida en Syrie
Abou Khalid al-Suri – de son vrai nom Mohamed Bahaiah – est un membre dirigeant d'Ahrar al-Sham sans que l'on ne sache très bien quelles sont ses fonctions exactes. Cet ancien agent de liaison de Ben Laden, qui a aussi bien connu Al-Zawahiri, a été identifié comme membre d'Al-Qaida par les services espagnols dès les années 1990. Il aurait coopéré avec Mustafa Setmariam Nazar – alias Abou Moussab al-Suri -, un des plus importants idéologues d'Al-Qaida impliqué dans les attentats du 11 mars 2004 à Madrid et du 7 juillet 2005 à Londres. Ils ont tous les deux été emprisonnés par le régime syrien, mais ont relâchés en 2011 lorsque Damas a tenté une ouverture, mais surtout pour se venger des Occidentaux qui avaient pris fait et cause pour les insurgés[2] ! C'est Bahaiah qui a été chargé par Al-Zawahiri de tenter de résoudre la brouille qui existe depuis avril 2013 entre al-Julani, l'émir du Front al-Nusra, et Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Badri – alias al-Baghdadi ou Abou Doua -, celui de l'EIIL. De plus, c'est par son canal que 600 000 dollars auraient transité pour approvisionner certains mouvements islamistes. Selon le département du Trésor américain, il aurait reçu cet argent de Abd al-Rahman bin Umayr al-Nu'aymi, un financier d'Al-Qaida installé au Qatar[3].
Cette manière d'opérer d'Al-Qaida central date des révolutions arabes : parallèlement aux mouvements officiellement adoubés par Al-Zawahiri, un certain nombre d'entités agissent sous « faux pavillon ». C'est par exemple le cas des nombreuses cellules connues sous le vocable d'Ansar al-Charia, qui sont présentes en Egypte, en Libye et en Tunisie.
Les affrontements entre factions de la rebellion
Le 3 janvier 2014, l'opposition armée a affirmé avoir déclaré la guerre à l'EIIL sous les prétextes suivants : ce mouvement s'est rendu coupable d'exactions (ce qui est parfaitement exact) ; il est lié au régime d'Assad (c'est faux si l'on excepte quelques trafics de pétrole, particulièrement à Damas). En réponse, l'EIIL a annoncé le 8 janvier qu'il « dénonçait la Coalition Nationale Syrienne (CNS) et le Conseil Suprême Militaire (CSM) comme des apostats et des ennemis à moins qu'ils arrêtent de combattre les moudjahidines ». Le 19 janvier, l'EIIL proposait enfin d'arrêter les combats internes à la rébellion pour se retourner contre les forces loyalistes.
Ses adversaires prétendent aussi que d'importantes victoires auraient été obtenues sur l'EIIL : c'est très contestable. En fait, deux « coalitions » se proclament en première ligne contre l'EIIL : le Front islamique (FI) et l'Armée des moudjahidines, laquelle serait une alliance de huit mouvements. En fait, les coalitions en Syrie se font, se défont et changent souvent de nom, ce qui participe grandement à la confusion. Il arrive même qu'un mouvement se revendique de plusieurs alliances. Si le Front islamique est bien connu, ce n'est pas le cas de l'Armée des moudjahiddines qu'il convient de ne pas confondre avec une unité portant la même appellation mais qui est active depuis des années en Irak.
Il est vrai que des affrontements ont eu lieu à Alep, Idlib, Raqqah, Hama et dans d'autres localités de moindre importance, mais il ne s'agit généralement pas de véritables batailles rangées. En effet, les positions tenues par l'EIIL ont souvent de très faibles effectifs car le mouvement a voulu couvrir un maximum de terrain. Les activistes préfèrent alors se replier sans combattre quand leurs adversaires sont supérieurs en nombre. Toutefois, après s'être ensuite regroupés en recevant des renforts venus d'autres régions plus tranquilles, les djihadistes de l'EIIL repartent à l'assaut des positions précédemment abandonnées. Il est symptomatique de constater qu'ils les reprennent généralement sans trop de difficultés ce qui en dit long sur la réelle valeur combative de leurs opposants de la rébellion. Par contre, le point commun de ces affrontements est le sort peu enviable fait aux détenus dont beaucoup sont exécutés sur place. Dans cette guerre de mouvements, les forces sur le terrain ne s'embarrassent pas de prisonniers. L'EIIL ajoute à sa sauvagerie à une activité dans laquelle il est passé maître en Irak : l'attentat suicide. La différence réside dans le fait que ceux-ci sont aujourd'hui dirigés contre leurs anciens alliés !
Le rôle ambigu du Front Al-Nusra
Le Front Al-Nusra joue un rôle très ambigu dans les affrontements actuels au sein de la rebellion. Si, officiellement, il s'oppose à l'EIIL – en en profitant pour annoncer quelques ralliements d'unités appartenant à ce mouvement à sa bannière -, il fait tout pour servir d'intermédiaire entre les deux camps, et réclame parfois des cessez-le-feu. Les clashs entre unités locales sont peu nombreux mais donnent lieu parfois à des exécutions sommaires présentées ensuite comme des « erreurs ». Ainsi, un responsable d'Al-Nusrah a été décapité à Alep par des activistes de l'EIIL, mais il y aurait eu méprise sur son identité, ces derniers pensant avoir affaire à un membre des milices pro-Assad.
Parallèlement, les autorités syriennes ont diffusé le portrait du mystérieux chef du Front Al-Nusra, Abou Mohammad Al-Joulani[4] -alias Cheikh Al Fateh. Ce Syrien d'une quarantaine d'années, ancien professeur de langue arabe classique, a rejoint Al-Zarquawi en Irak en 2003 pour combattre les forces américaines. Après un court séjour au Liban en 2006, il est arrêté par les forces américaines alors qu'il est de retour en Irak. Il est libéré en 2008 et chargé par l'Etat islamique d'Irak (EII) de coordonner les opérations dans la région de Mossoul. Il se serait ensuite retrouvé dans les geôles syriennes dont il serait sorti en 2011. Il a fait officiellement allégeance à Al-Qaida central.
Abou Mohammad Al-Joulani, le chef du Front Al-Nusra
Ce qui frappe chez ces responsables d'Al-Qaida, c'est leur relative jeunesse (une quarantaine d'années) toutefois compensée par une grande expérience. Ils sont l'image même de la nouvelle génération de djihadistes qui assure la relève des chefs précédents, aujourd'hui disparus.
Malgré les affrontements qui existent ici et là entre des groupes de l'insurrection, il n'en reste pas moins qu'ils se mettent tout de même d'accord quand il s'agit d'affronter les forces gouvernementales – lesquelles tentent de profiter des désunions actuelles de l'opposition armée pour regagner du terrain -, contre les forces kurdes du Nord-Est du pays – emmenées par le YPG, les unités populaires de protection – ou lorsqu'il s'agit de massacrer des Alaouites ou des chiites. Beaucoup d'opposants au régime d'el-Assad tiennent à présenter l'EIIL comme considérablement affaibli. C'est oublier un peu vite que pour lui, la terre de djihad syro-irakienne ne fait qu'une et que, dans ce dernier pays, la ville de Fallujah ainsi qu'une grande partie de Ramadi, sont tombées entre ses mains. L'armée irakienne semble bien incapable d'en reprendre le contrôle. Les Américains se font tirer l'oreille pour aider Bagdad à reconquérir le terrain perdu. Il faut reconnaître que si l'attention internationale est attirée par la guerre civile syrienne – car les négociations Genève II vont débuter le 22 janvier- , celle qui se déroule en Irak et qui fait des centaines de morts par mois n'intéresse plus grand monde. Et pourtant, c'est le même combat qui est à replacer dans le cadre de l'affrontement des mondes sunnites et chiites. Est-il utile de rappeler que ces affrontements tuent presque exclusivement des musulmans ?
- [1] Vraisemblablement avec l'aide des services secrets turcs, saoudiens et jordaniens.
- [2] Nul ne sait où se trouve actuellement le très nuisible Setmariam Nazar.
- [3] Il aurait aussi apporté des fonds aux Shebabs somaliens qui ont fait allégeance à Al-Qaida.
- [4] Il a choisi ce nom car il serait originaire du Golan (Joulan en arabe).