Turquie : les services secrets dans la tourmente?
Alain RODIER
Hakan Fidan, le chef du MIT et l'entrée principale du siège du service à Ankara
La Turquie connaît depuis plus d'un an des troubles politiques qui vont croissant, opposant le gouvernement islamiste de l'AKP (Parti justice et développement) aujourd'hui au pouvoir à de multiples adversaires.
Le dernier en date est le mouvement le mouvement (dit aussi confrérie) Gülen ou Hizmet (« service ») de Fethullah Gülen. Pourtant, cette organisation a aidé l'AKP à remporter de nombreuses élections et à contribuer à l'installer confortablement au pouvoir en 2002. Or, depuis cet été, une vaste enquête judiciaire pour « faits de corruption » est en cours, concernant des membres de familles de ministres[1], ternissant l'image d'honnêté dont se parait ce mouvement politique. En fait, c'est directement le Premier ministre Erdoğan qui est visé car ses ambitions personnelles démesurées ont fini par irriter Fethullah Gülen. La riposte de l'exécutif est violente. Aucun corps d'Etat n'est à l'abri, la police et la justice étant actuellement vigoureusement recadrées par Erdoğan qui les soupçonne, à juste titre, d'être fortement infiltrées par des membres de la confrérie. Il en sait quelque chose, car il a toujours été parfaitement au courant de cette manœuvre menée depuis le début des années 1990.
Le scandale judiciaire qui touche aujourd'hui l'AKP, semble être une manœuvre similaire à celle qu'avait lancé le mouvement Gülen en 2007, en utilisant le couple justice/police pour neutraliser les généraux et l'armée. Cela est du à la volonté – jamais officiellement affichée – d'Erdoğan et du mouvement Gülen, de faire progressivement disparaître l'Etat laïque au profit d'un Etat basé sur la religion, tendance « Frères musulmans ». En effet, l'armée s'est toujours érigée en gardienne de l'héritage laïque de Mustafa Kemal Atatürk ; il était donc indispensable de diminuer son influence avec la bénédiction de l'Union européenne qui voyait là une « avancée de la démocratie ». Résultat, des centaines d'officiers purgent actuellement des peines de prison suite à de lourdes condamnations dont les motifs sont pour le moins sujets à caution. Ils y ont été rejoints par des journalistes et des intellectuels qui ont eu l'heur de déplaire à Erdoğan, sans que Bruxelles n'y trouve rien à redire ou si peu !
Dans cette ambiance délétère, il est donc logique que les services secrets turcs, le MIT (Milli Istihbarat Teskilati/Organisation nationale de renseignement[2]) se retrouvent aussi au coeur de la tourmente et connaissent des soubresauts néfastes à leur crédibilité.
Un service professionnel
Fort d'environ 5 000 fonctionnaires civils et militaires, le MIT dépend directement du Premier ministre. Il a une double compétence intérieure – pour laquelle il dispose de pouvoirs de police – et internationale. Toutefois, sa vocation est essentiellement régionale, limitée aux intérêts directs du pays. Son directeur est par ailleurs responsable du MIKM (Müşterek Istihbarat Koordinasyon Merkezi), organe créé durant l'été 2013 qui coordonne l'ensemble des services de renseignement (MIT, police, gendarmerie, armées) et dont les locaux se situent au siège du MIT, à Ankara[3].
Le MIT a une excellente réputation de service de renseignement et d'action, particulièrement compétent dans sa zone d'activités. Il était très « laïque » dans le passé mais nul ne sait quel est son degré d'infiltration par le mouvement Gülen et quelle est l'orientation réelle de son actuel directeur, Hakan Fidan. La démilitarisation du MIT a débuté au début des années 1990, les militaires disposant de leur propre service de renseignement (semblable à la DRM). Leur influence est désormais minime[4].
Le chef actuel du MIT, Hakan Fidan[5], qui a le titre de sous-secrétaire d'Etat, a pris les rênes de l'organisation en mai 2010. C'est un fidèle de Recep Tayyip Erdoğan. En conséquence, il met loyalement en œuvre la politique secrète définie par son mentor. Bien évidement, le caractère « secret » de ses activités fait que peu de choses filtrent. Toutefois, les Américains soupçonnent fortement le MIT de plusieurs entorses à l'amitié traditionnelle qui existait entre les services. En effet, le MIT aurait livré en 2009-2010 à l'Iran des informations provenant des services américains et israéliens dans le cadre des échanges interservices (Totem). Plus grave, en rétorsion à l'arraisonnement de vive force du navire Mavi Marmara par les Israéliens, le 31 mai 2010, alors qu'il tentait de rallier la bande de Gaza[6], le MIT a « donné » aux Iraniens un réseau du Mossad chargé d'espionner Téhéran depuis le territoire turc. Plusieurs agents iraniens travaillant pour le Mossad ont été révélés au VEVAK, les services de renseignement iraniens. Cette coopération avec Téhéran est, fort logiquement, très mal vue par les Américains et les Israéliens. Enfin, Hakan Fidan serait l'architecte de deux gros dossiers :
– les négociations avec le PKK ;
– l'aide aux rebelles syriens.
Négociations avec le PKK
Dans le cadre des négociations conduites par le MIT avec le PKK, Hakan Fidan a fait l'objet d'une enquête de la police, suivie d'une inculpation par un procureur, début 2012. Il faut reconnaître que pour beaucoup de Turcs, le fait de simplement reconnaître le PKK comme un « interlocuteur » est déjà un crime. Erdoğan et le président Gül ont du faire voter une loi en catastrophe pour mettre Fidan à l'abri des poursuites judiciaires. Déjà à l'époque, l'initiative du parquet avait été interprétée comme une tentative de coup de force contre le pouvoir. En effet, le message semblait alors être : « Fidan est le premier, Erdogan suivra ». Ces négociations ont débuté avec le concours d'Abdullah Öcalan, le leader historique du PKK incarcéré sur l'île prison d'Imrali, en mer de Maramara. Il avait été arrêté au Kenya le 15 février 1999 par le MIT lors d'une opération digne des meilleurs romans d'espionnage[7]. Ces tractationsont abouti à un accord prévoyant le retrait des combattants du PKK en Irak du Nord. Il semble qu'elles connaissent aujourd'hui une période de stagnation, mais les choses peuvent évoluer rapidement d'autant que la Turquie négocie discrètement avec avec Massoud Barzani, le président de l a région autonome d'Irak du Nord, l'acheminement de pétrole depuis cette zone vers les côtes de la mer Noire. Bien entendu, le pouvoir en place à Bagdad est furieux car il ne va pas toucher les royalties qui accompagnent tout commerce d'hydrocarbures.
Le problème se complique avec le statut de quasi-autonomie obtenu par le Nord-Est de la Syrie à majorité kurde. Or, la cheville ouvrière de cette évolution est le PYD (Partiya Yekitiya Demokrat/Parti de l'union démocratique) qui ne cache pas ses liens idéologiques et tactiques avec le PKK. Même si cette nouvelle autonomie d'une zone kurde ne satisfait guère Ankara, le MIT est chargé d'entretenir des contacts avec le PYD et les autres mouvements kurdes syriens. C'est à ce titre que Saleh Muslim, le leader de ce mouvement, a été reçu en juillet 2013 à Istanbul par des officiels du ministère des Affaires étrangères turc sous l'égide du MIT.
Livraisons d'armes aux rebelles syriens
Selon l'Institut des statistiques turc (TÜIK), Ankara aurait livré 47 tonnes d'armes à la rébellion syrienne entre juin et mi-décembre 2013. Toutefois, le ministre de la Défense turc, Ismer Yilmaz, a nié avoir jamais livré des armes de guerre, se contentant de fournir des fusils de chasse à canon lisse, de loisir ou d'alarme. Selon certains mouvements d'opposition syriens, ce sont en fait 400 tonnes d'équipements militaires qui sont entrés en Syrie depuis le territoire turc, en 2013. Par contre, ils n'ont pas indiqué l'origine de ces « équipements ». Si le gouvernement turc a officiellement reconnu avoir fourni des « armes de chasse », les contrebandiers turco-kurdes liés au crime organisé ont livré eux, de véritables armes de guerre, car ils ont pu se fournir auprès des Libyens, lesquels ont mis sur le marché parallèle les armes et munitions pillées dans les arsenaux de Kadhafi. Comme les Américains et les Britanniques, les Turcs sont aujourd'hui plus réticents à livrer des armes à la rébellion syrienne qui est désormais majoritairement constituée de groupes islamiques radicaux incontrôlables.
Toutefois, un camion d'aide « humanitaire » officiellement destinée au « Turcomans » (ou Turkmènes) de Syrie – en réalité chargé d'armes et de munitions – a été intercepté le 1er janvier 2014 dans la province de Hatay. La police et la gendarmerie ont rendu compte de cette découverte au procureur de la région. Mais l'ordre écrit du gouverneur de la province de laisser passer le camion sa route est rapidement arrivé. Il faut dire que les trois occupants du véhicule incriminé ont été rapidement identifiés comme étant des membres du MIT. Le procureur en a été réduit à classer l'affaire. Il est logique d'en déduire que d'autres cargaisons sont passées sans entrave par le passé. La question qui se pose est : qui a bénéficié de ces approvisionnements ?
Le MIT défend le Premier ministre
En février 2012, le MIT avait détecté des micros installés au domicile et dans les bureaux du Premier ministre à Ankara. Une partie de la garde personnelle du Premier ministre, constituée de policiers, avait alors été remerciée. Les soupçons s'étaient aussitôt orientés vers la confrérie Gülen[8] et les services de renseignement de la police. Puis, en avril 2013, un rapport du MIT aurait prévenu Erdoğan des relations suspectes de deux membres de son cabinet avec des Iraniens. Il mettait en garde le gouvernement des conséquences néfastes si ces faits venaient à être portés à la connaissance du public. L'affaire a éclaté à l'été.
La guerre feutrée qui oppose le premier ministre turc à la confrérie Gülen, mais aussi aux partis politiques d'opposition, qui réclament pour leur part le retour aux valeurs laïques de la République, se prolonge jusqu'à à l'intérieur des services de renseignement turc. La décision de créer un organe de coordination lors de l'été 2013 était destiné à placer l'ensemble du dispositif sous l'autorité du MIT et de son directeur, considéré comme un fidèle inconditionnel d'Erdoğan, et à « resserrer les boulons » en reprenant le contrôle de la police. Il n'est pas certain que cela fonctionne longtemps, les rivalités entre le MIT et la police faisant rage depuis de plus de 20 ans !
- [1] Dont les fils du premier d'entre eux, Erdoğan, et de deux ministres qui ont démissionné en décembre 2013. Cette affaire complexe d'échange de pétrole iranien contre du cash met en cause Reza Zarrab, un important homme d'affaires irano-turc, et Babak Zanjani, un Iranien arrêté à Téhéran pour profits personnels illégaux.
- [2] www.mit.gov.tr
- [3] Ses missions sont essentiellement la lutte contre le terrorisme, le crime organisé, les gangs et contre les activités subversives et séparatistes. En revanche, la lutte contre la prolifération nucléaire ne semble pas être une des missions des services de renseignement turcs.
- [4] Il n'y aurait plus que 4,5% de militaires dans ses effectifs contre 35% dans les années 1990. Plus aucun militaire n'occuperait un échelon élevé dans la hiérarchie.
- [5] Ancien sous-officier, il a ensuite effectué des études universitaires aux Etats-Unis et en Turquie et est devenu un expert reconnu des affaires internationales.
- [6] L'assaut avait provoqué la mort de neuf ressortissants turcs.
- [7] Le MIT avait alors été épaulé par les services secrets américains et israéliens.
- [8] Cf. Note d'actualité n°299 de février 2013 : « Turquie : le bureau du Premier ministre mis sous écoute ».