Proche-Orient : l’Iran est-il en train de gagner la guerre contre les monarchies sunnites ?
Alain RODIER
Le chef de la force Al-Qods, le major général Qassem Suleimani, en Irak, à l'été 2014
Le Proche-Orient a toujours été une région extrêmement complexe à décrypter en raison des intérêts multiples qui sont en jeu. Avec l'apparition de l'Etat islamique (EI) sur le devant de la scène en Syrie et en Irak, depuis l'été 2013, les choses se sont un peu clarifiées, si l'on peut dire. C'est en effet le seul mérite de ce mouvement ouvertement sanguinaire que d'avoir rebattu les cartes et obligé les différentes parties à définir leurs positions. L'opposition de l'Iran chiite aux monarchies sunnites du Golfe persique apparaît désormais clairement au grand jour. En effet, il ne s'agit pas d'un choc des civilisations, chrétiens contre musulmans, mais d'une lutte implacable entre mondes chiite et sunnite. Il s'agit de savoir qui, à terme, aura le plus d'influence dans cette région cruciale pour le monde entier. Il pourrait bien que ce soit l'Iran.
Aux origines du problème
A l'origine, la rivalité provient de la menace ressentie par les Etats sunnites d'une volonté d'expansion de Téhéran sur l'ensemble de la région pour y propager la révolution islamique prônée par l'ayatollah Khomeiny. Les sunnites parlent de menace safavide en faisant référence à la dynastie qui a régné en Perse entre 1501 et 1736. De plus, une haine ancestrale anime globalement les populations sunnites vis-à-vis des chiites qu'ils accusent d'être des murtads (apostats), c'est-à-dire des traîtres à l'islam des origines.
Il est parfaitement exact que l'Iran a, dans les années qui ont suivi la révolution, considérablement développé ses réseaux à l'étranger pour y propager son influence politico-religieuse théocratique. L'ayatollah Khomeiny se voyait déjà en leader de l'ensemble du monde musulman, pensant être à même de balayer tous les pouvoirs en place – au Proche-Orient mais aussi en Afrique et en Amérique latine – comme il y était parvenu en Iran. Pour ce faire, Téhéran a bénéficié du soutien de l'importante communauté libanaise chiite expatriée, dont la motivation était principalement d'ordre financier, l'Iran en profitant également pour se livrer à de juteux trafics lui permettant d'approvisionner les caisses de l'Etat et celles de sa garde prétorienne, les Gardiens de la Révolution, les redoutables pasdaran.
Les services secrets iraniens (Vevak) épaulés par les pasdaran – en particulier ceux appartenant à la force al-Qods, le « Service Action » de Téhéran – ont également mené de nombreuses opérations clandestines à l'étranger. Si leur premier objectif consistait à éliminer les membres de l'opposition en exil, les Iraniens s'en sont aussi pris aux intérêts juifs et israéliens, ainsi qu'aux Occidentaux, en menant des attaques à caractère terroriste. La liste est longue : de Beyrouth en 1983 en passant par l'Argentine en 1992 et 1994 et plus récemment par la Bulgarie, en 2012. Les morts se comptent par milliers, les Iraniens ne faisant pas dans le détail. Ce sont eux qui, les premiers avec les Tigres tamouls sri lankais, ont développé le concept d'attentats suicide.
De manière à ne pas apparaître directement, ils se servaient souvent de structure « écrans », généralement des mouvements terroristes qu'ils manipulaient en coulisses, au premier rang desquels se trouvent le Hezbollah libanais (chiite) et certains mouvements palestiniens : Hamas, Jihad islamique palestinien, etc. (pourtant sunnites). Les services iraniens ont même pénétré Al-Qaida, surtout à partir de 2001 quand de nombreux réfugiés fuyant l'Afghanistan, dont des membres de la famille d'Oussama Ben Laden, se sont installés en Iran sous la haute protection des pasdaran.
Plus classiquement mais toujours discrètement, les pasdaran ont été présents militairement en Afghanistan, au Liban, en Bosnie et en Syrie. Dans ce dernier pays, sous prétexte de protéger les lieux saints chiites, ils ont soutenu – et continuent de le faire – directement le régime de Bachar el-Assad, considéré comme l'allié le plus fidèle de l'Iran dans la région. La minorité alaouite à laquelle appartient le clan Assad est en effet proche du chiisme. Les mollahs ne se sont d'ailleurs pas faits prier pour faire remarquer que « eux, ils n'abandonnaient pas leurs amis ». Ce n'est effectivement pas le cas de Washington qui a laissé tomber les présidents égyptien et tunisien en un temps record lors du printemps arabe. Depuis, la famille royale saoudienne est extrêmement méfiante vis-à-vis du soutien américain. En ce qui concerne Israël, la question est plus compliquée, l'Etat hébreu ayant de nombreux relais aux Etats-Unis. Il n'empêche que Jérusalem ne verra pas d'un mauvais oeil la fin du mandat de Barack Obama jugé peu fiable.
La réaction des dirigeants sunnites
Pour les sunnites, les entreprises expansionnistes et déstabilisatrices menées par Téhéran, ont été considérées comme de véritables agressions, ce qui était loin d'être erroné. La guerre déclenchée par Saddam Hussein en 1980 a suivi la déclaration de l'ayatollah Khomeiny qui demandait au peuple irakien de le renverser. Cette boucherie s'est terminée en 1988 mais les plaies ne sont toujours pas refermées.
Le problème palestinien constitue aussi un pion dans cette guerre qui ne dit pas son nom entre chiites et sunnites. Téhéran se sert de cette cause pour montrer que seul l'Iran peut « défendre » des musulmans, fussent-ils sunnites, contre l'« agresseur sioniste ». Pour les sunnites en général, leurs ennemis juifs et chrétiens ont, à leurs yeux, l'excuse de faire partie des gens du Livre (Ahl al-kitâb).
Pour les dirigeants de l'EI, cela va plus loin. En effet, les chrétiens doivent payer la dîme (Dhimma) ou mourir, et les juifs sont destinés à disparaître de toute façon, comme le clame ses dirigeants religieux. En dehors des Yazidis[1] qui se sont trouvés sur le passage de leurs hordes sauvages et qui en ont subi les conséquences (hommes passés au fil de l'épée, femmes et enfants réduits en esclavage, etc.), les projets funestes de l'EI sont renvoyés à une période ultérieure, la guerre actuelle se livrant sur le terrain opposant bien les chiites et les sunnites.
A noter qu'Helmi Hashim, un ancien policier égyptien devenu le « mufti de l'EI », prône une vision encore plus violente de l'islam. Pour lui, l'objectif des musulmans est de conquérir la planète en bannissant toutes les autres religions, croyances et idéologies. Même la théorie « gens du Livre » est aujourd'hui dépassée. Elle ne se justifiait que lorsque l'islam était encore trop faible pour être en mesure de s'imposer. L'islam ne sera une « religion de paix » que lorsqu'elle dominera le monde. Le modernisme, le nationalisme, les régimes politiques présidentiels, parlementaires, socialistes, communistes, etc. seront proscrits au profit de la charia. Pour ces extrémistes, le monde se divise aujourd'hui en deux parties : la maison de l'islam (Dar al-Islam) et la maison de la guerre (Dar al-Harb).
Le sunnisme, un courant lui-même divisé
Les sunnites sont eux-mêmes profondément divisés. Les défections sont venues de Ben Laden, puis d'Abou Bakr al-Baghdadi – alias le « calife Ibrahim ». Ils ont eu la mauvaise idée de remettre en cause la famille Saoud pour son soutien affiché à l'Occident en général et aux Etats-Unis en particulier. Accueillir, depuis la guerre du Golfe de 1991, des soldats infidèles en terre sainte de l'islam est pour eux le crime absolu.
Pour compléter l'imbroglio, Abou Bakr al-Bagdadi a rompu avec le docteur Al-Zawahiri, successeur et émir vieillissant d'Al-Qaida que l'on peut aujourd'hui qualifier de « canal historique ». La haine entre les deux hommes est profonde : le premier pensant que le second est un vieillard sénile qui n'a jamais rien su faire de ses dix doigts, le second se trouvant un peu démuni face à ce jeune freluquet qui vient contester son autorité qu'il pensait bien assise.
Afin d'en rajouter dans les divisions internes au monde sunnite, les Frères musulmans, qui ont très mauvaise presse à Riyad, se sont repliés sur le Qatar, qui les soutient. Cet émirat a bien tenté de jouer un rôle international de premier plan en finançant divers groupes islamistes, mais, suite à l'échec en 2013 de Mohamed Morsi en Egypte et des revers rencontrés par les djihadistes au Sahel, il a été contraint de prier les responsables des Frères musulmans qui étaient réfugiés sur son sol de bien vouloir évacuer les lieux. La Turquie, où le pouvoir est très imprégné de l'idéologie des Frères musulmans, s'est fait un devoir de les accueillir. Pour mémoire, Ankara soutient les mouvements rebelles syriens dits « modérés » qui sont affiliés, d'une manière ou d'une autre, à la confrérie. Cette dernière a des comptes à régler avec le clan Assad, car elle a été l'objet d'une répression très violente en Syrie, dans le passé. Cette opposition modérée est théoriquement alliée au Front islamique (FI), un conglomérat de mouvements patronnés par l'Arabie saoudite, laquelle est en lutte ouverte contre l'EI. Sur le terrain, c'est parfois plus compliqué encore, les chefs locaux n'obéissant pas systématiquement à leurs sponsors ou à leurs supérieurs.
Bien évidemment, l'Iran profite de ses multiples dissensions au sein du monde sunnite pour pousser ses pions. Cela lui coûte cher en hommes et en devises, surtout au moment où les cours du pétrole sont à la baisse et l'économie du pays vacillante du fait des sanctions internationales. Mais la victoire est à ce prix et les volontaires au sacrifice suprême nombreux. En effet, à l'orée de l'hiver 2014, il semble bien que, malgré les nombreuses difficultés rencontrées, Téhéran est en passe de remporter une victoire. Certes, cela ne va pas être une capitulation sans conditions de ses adversaires, mais les chiites qui représentent environ 20% du monde musulman[2], semblent à même de contrôler les pré-carrés qu'ils se sont définis, voire de représenter une menace importante pour le monde occidental s'il lui venait à l'idée de sévir un peu trop à son égard. La suite des négociations portant sur le programme nucléaire iranien des « 5+1 » (les membres du Conseil de sécurité plus l'Allemagne) seront révélatrices. Inutile de préciser que les Israéliens surveillent ce processus avec la plus extrême méfiance car ils craignent au plus haut point que Téhéran ne se dote à terme de l'arme nucléaire.
Le coût de la guerre pour l'Iran
Au cas où personne ne l'aurait remarqué, Téhéran est en guerre. Même si l'armée n'a pas débuté d'opérations officielles. Non seulement la branche Al-Qods des pasdaran, tout comme sa réserve Bassidji, sont tout à fait officiellement sur le terrain en Irak et en Syrie, et plus discrètement au Yémen et au Liban.
Pour preuve, la mort de quatre officiers généraux des pasdaran en Syrie.
- le général Hassan Shateri (février 2013),
- le général Mohamad Jamalizadeh Paghaleh (novembre 2013),
- Le général Abdullah Eskandari, tombé en mai 2014 dans la région de Damas. Le Front al-Nosra, la branche officielle d'Al-Qaida en Syrie, a exhibé sa tête. Peu d'informations ont filtré à son sujet pour deux raisons. Les Iraniens n'ont pas réussi à récupérer sa dépouille pour lui faire des funérailles décentes et il était « retraité » servant donc « à titre privé ». En fait, il était vraisemblablement réserviste. Les rebelles ont trouvé sur sa dépouille un carnet de notes où il critiquait la concurrence que se livraient les services de renseignements syriens, nuisant par là à leur efficacité. Il préconisait aussi que des miliciens prennent la relève des militaires en faction aux points de contrôles de manière à consacrer ses derniers aux opérations offensives. Enfin, il souhaitait développer des unités légères d'éclaireurs, équipées de motos, pour devancer l'avance des blindés. En occupant à l'avance les points stratégiques, ces formations devaient gêner l'adversaire à utiliser des missiles antichars.
- Le brigadier général Jabar Drisawi a été tué lors de combats au nord d'Alep à la mi-octobre 2014. Téhéran a déclaré qu'il avait trouvé la mort dans la défense de la mosquée Sayyidah Zaynab, mais celle-ci se trouve située au sud de Damas à plus de 200 kilomètres au sud d'Alep… C'était un ex officier de renseignement et l'ancien commandant régional des forces Bassidji.
Les deux généraux iraniens tués en 2014 ne dépendaient pas de la force Al-Qods. Cela démontre que, par manque d'effectifs suffisants, des pasdaran « de base » sont désormais déployés en Syrie comme ils le sont déjà en Irak.
Il semble toutefois que c'est bien le major général Qassem Suleimani, chef de la force Al-Qods et éminence grise du guide suprême de la Révolution iranienne, l'ayatollah Khamenei, qui est chargé de superviser l'action des pasdaran sur les fronts syrien et irakien. Il aurait d'ailleurs géré l'échange de prisonniers en Syrie. Où une cinquantaine de pasdaran auraient été échangés contre plusieurs centaines de rebelles sunnites.
Si Suleimani représente le bras armé iranien, le vice-amiral Ali Shamkhani, secrétaire du Conseil suprême de la Sécurité nationale, ancien pasdaran, joue celui du diplomate dans la région. Ce proche du guide suprême et du président Hassan Rouhani, a discrètement participé à l'éviction du Premier ministre irakien Nouri al-Maliki et à son remplacement par Haidar al-Habadi, en accord avec Washington ! Pour comprendre cet officier général iranien d'origine arabe, il faut savoir qu'il a reçu en 2004 la plus haute distinction saoudienne (l'ordre Abdulaziz al Saud) pour son rôle dans le développement des relations avec les pays arabes du Golfe persique.
Le soutien à l'Irak
Depuis l'offensive lancée par l'EI en Irak, Téhéran a apporté son soutien au régime chiite de Bagdad. Jusqu'à la fin août 2014, ces actions sont restées relativement discrètes. Il s'agissait pour la force Al-Qods de fournir conseils et assistance logistique aux milices chiites jugées plus aptes que l'armée et la police à faire face aux radicaux islamiques sunnites. Ainsi, les Iraniens ont appuyé directement des milices irakiennes renommées les « brigades pour la paix ». D'autres milices se sont mises en ordre de bataille en recrutant de nouveaux volontaires galvanisés par leurs mollahs et armés en grande partie par l'Iran : les brigades Badr, Asaib Alh al-Haq (la Ligue des Vertueux) et Kata'ib Hezbollah (les bataillons du Hezbollah). Des unités dépendant de ces milices qui servaient en Syrie sont rentrées précipitamment en Irak en juillet 2014 afin de participer aux combats contre les insurgés sunnites. En Syrie, ce manque a été en partie comblé sur place par des renforts du Hezbollah libanais dépêchés en urgence sur ordre de Téhéran. Toutefois, quelques conseillers du Hezbollah libanais auraient aussi rejoint l'Irak dans les bagages des milices chiites qu'ils conseillaient. Ces unités sont aujourd'hui très correctement équipées en véhicules et armements légers. Problème : certaines d'entre-elles – particulièrement la Ligue des Vertueux – se sont livrées à des atrocités sur des populations civiles sunnites et ont assassiné des prisonniers. Cela n'a fait qu'exacerber un peu plus le ressentiment des sunnites à l'égard des chiites, au moment où le pouvoir de Bagdad tente de se rapprocher des populations sunnites. Le grand ayatollah Ali al-Sistani, la plus haute autorité religieuse chiite irakienne, a d'ailleurs demandé à ces milices de ne pas s'en prendre aux « civils innocents ». Il en a profité pour louer les tribus sunnites irakiennes qui se dressent contre l'EI. Ainsi, la tribu Albounimer a pris les armes contre l'EI dans la province d'Al-Anbar. En représailles, l'EI a massacré plus de 200 de ses membres dont des femmes et des enfants.
Sur le plan aérien, Téhéran a fourni des avions de combat Su-25, assure leur maintenance, fournit les munitions et, vraisemblablement du moins dans un premier temps, les pilotes et les techniciens nécessaires à leur mise en œuvre. Ce modèle d'appareils est exclusivement servi par des membres de la composante aérienne des pasdaran.
Les Iraniens ont installé un état-major fort de 200 personnels sur la base aérienne de Rasheed, située au sud-est de Bagdad. Il aurait été rejoint par une unité de guerre électronique chargée d'intercepter les communications de l'EI. De plus des drones Ghods Abibil y auraient été déployés.
Une rumeur a couru concernant l'arrivée de deux ou trois brigades de pasdaran et de milices bassidji qui avaient pour mission première de participer à la défense des lieux saints chiites et de la capitale. Selon le mouvement d'opposition iranien, les Moudjahiddines du peuple (OMPI), la brigade Vali Asr de la 7e division des pasdaran, habituellement basée dans le Khouzistan, et la brigade Saberine, de la province d'Ilham, seraient déployées dans le sud-est de l'Irak. Des forces bassidji auraient aussi été projetées dans les villes saintes de Nadjaf et Kerbala.
Le 12 août 2014, les troupes de l'EI ont conquis la petite localité de Jalula, située à une trentaine de kilomètres de la province iranienne de Kermanshah. Téhéran avait prévenu qu'il réagirait si la menace sunnite radicale s'approchait trop de sa frontière. Dans un premier temps, un appui a été apporté aux peshmergas kurdes de l'Union patriotique du Kurdistan (UPK), mouvement réputé proche de l'Iran, pour les aider à stabiliser la situation dans la zone. Dans un deuxième temps, des chars Samsam ont fait leur apparition dans la ville frontalière de Khanaqin (province de Diayala en Irak). En fait, ce sont des éléments de la 181e brigade blindée qui auraient pénétré à partir du 22 août en Irak pour aider à sécuriser la frontière. Cet engagement direct de l'armée régulière iranienne chez son voisin est une première depuis la guerre contre de 1980/1988 même si, depuis, des tirs d'artillerie et air-sol ont eu lieu contre des séparatistes kurdes du PJAK (émanation iranienne du PKK) dans la région du Mont Qandil, au Kurdistan irakien.
Le Yémen : comment prendre l'Arabie saoudite et Al-Qaida à revers
Partis des provinces de Saada, al Jawf et Ma'rib, situées au nord-ouest du Yémen où elles sont majoritaires, les tribus al-Houthi composées de chiites de l'école théologique zaydite, se sont emparées de la capitale Sanaa, le 21 septembre 2014. Elles ont ensuite poursuivi leur progression vers le sud et vers l'ouest. En fait, Ansar Allah, leur bras armé, combat à la fois les tribus sunnites, le parti islamique al-Islah et Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQAP). Ansar Allah s'est emparé de villes importantes comme Radda, dans la province d'al Bayda, Dhamar et Ibb, au centre du pays, et surtout du port d'Hodeidah donnant sur la mer Rouge. Cette ouverture maritime était un des objectifs prioritaires que les Houthis poursuivaient. Cette prise est d'une importance capitale pour Téhéran.
En effet, il est possible qu'à terme l'Iran contrôle – par tribus Houthi interposées – le détroit de Bab Al-Mandeb qui commande la sortie de la mer Rouge et, par conséquent, le canal de Suez. En cas de crise, Téhéran pourrait donc, en théorie, fermer à la fois la mer Rouge et le Golfe persique.
Le pouvoir central yéménite, qui est soutenu par Riyad et Washington, paraît être aujourd'hui bien impuissant et incapable de stabiliser la situation. Le président yéménite, Abd Rabo Mansour Hadi, semble aujourd'hui totalement dépassé. Il faut dire que nombre de militaires proches de l'ancien président, Ali Abdullah Saleh, qui souhaite revenir sur le devant de la scène politique, sont restés neutres. Ainsi, l'armée ne s'est pas opposée à la progression des Houthis. Il faut aussi se rappeler que ces derniers se montrent profondément anti-américains et anti-israéliens « à la mode iranienne ». Sur leur drapeau est inscrite la phrase suivante : « Dieu est grand, mort à l'Amérique, mort à Israël, honte aux juifs, victoire à l'islam ». La similarité avec le discours des mollahs n'est pas le simple fait du hasard.
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Le monde sunnite est aujourd'hui plus divisé que jamais entre : l'Arabie saoudite ; les monarchies du Golfe persique ; l'Egypte, confrontée aux désordres de son voisin libyen et à l'insurrection qui couve à l'intérieur[3] ; les Frères musulmans qui ne peuvent plus s'appuyer que sur la Turquie et des réseaux retournés dans la clandestinité ; Al-Qaida « canal historique » qui tente d'être encore d'être présent sur zone via le Front al-Nosra[4] et AQAP ; l'EI qui consolide les positions de son califat situé à cheval sur la Syrie et l'Irak ; les mouvements qui se revendiquent de lui et qui sont de plus en plus agressifs au Liban, dans le Sinaï et demain en Jordanie. Aussi, Téhéran joue sur du velours.
Ses alliés, les régimes syrien et irakien, bien que ne contrôlant plus qu'une partie de leurs territoires, ne semblent plus aussi acculés[5] qu'il y a quelques mois. La bataille se porte désormais au Nord-Liban où la situation est incertaine. Au Bahreïn, la majorité chiite est figée car le pouvoir sunnite, appuyé par Riyad, contrôle tout débordement. Enfin, l'Iran est à l'offensive au Yémen. Il est probable que la situation s'y stabilise également car les Houthi n'ont pas le désir ni les moyens de s'aventurer plus au sud et à l'est. Leurs alliés iraniens sont ravis de pouvoir bénéficier des facilités du port d'Hodeidah. Il y a fort à parier qu'ils y débarqueront en force pour y développer les infrastructures destinées à abriter des armements[6] qui pourront menacer le trafic maritime en mer Rouge. Cela donnera à Téhéran un atout de plus dans son jeu.
- [1] Les Yazidis forment un groupe ethnique kurde, adepte d'un monothéisme issu d'anciennes croyances kurdes.
- [2] La majorité des sunnites se trouvent en Indonésie, pays qui est hors du domaine d'intérêt immédiat de Téhéran
- [3] Autant due aux cellules terroristes qui se revendiquent d'Al-Qaida, qu'à l'EI, à certaines tribus bédouines ou aux Frères musulmans.
- [4] La position d'al-Nosra est loin d'être claire. Officiellement, ce mouvement combat l'EI. Sur le terrain, il se bat plus contre l'opposition « modérée », voire coopère avec l'EI comme actuellement au Nord-Liban.
- [5] En dehors des actions terroristes d'envergure qui frappent les grandes villes. Cette technique est en fait le signe que l'EI n'a pas les moyens de progresser militairement plus avant. Il emploie donc la seule méthode qui lui reste : les actes terroristes qui sont plus faciles à réaliser.
- [6] Après avoir sécurisé la zone, une partie du port pourrait accueillir des vedettes rapides, voire des sous-marins de poche, ces deux vecteurs représentant une menace dans le domaine de la guerre des mines. Il est probable que des batteries de missiles sol-mer y seront aussi déployées sous la protection d'armements antiaériens. Hodeidah pourrait ainsi devenir à terme une véritable place forte iranienne.