La menace terroriste dans le Sud algérien et au Sahel
Alain RODIER & Eric DENÉCÉ
A partir de 2002, la présence de Djihadistes internationaux s'est accrue au Sahel, suite à l'intervention américaine en Afghanistan qui les a obligé à fuir ce pays. L'organisation terroriste, n'étant plus parfaitement en sécurité non plus au Pakistan et en Iran, a cherché de nouvelles "zones refuges" pour y installer des camps permettant d'entraîner ses cadres et ses militants afin de les renvoyer au combat. Elles les a trouvé notamment au Sahel. Depuis le début 2004, la menace s'est particulièrement intensifiée dans le Sud algérien, à la frontière avec le Mali et le Niger.
La situation dans le Sud algérien
En Algérie, Al-Qaeda s'appuie essentiellement sur le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) d'Hassan Hattab. En 2000, Ben Laden a jugé que le GSPC était le seul mouvement islamique assez structuré pour aider ses Djihadistes internationaux dans la région. Des écoutes téléphoniques ont révélé que des liens personnels existaient entre le chef historique du GSPC et Ussama Ben Laden. Ce serait d'ailleurs ce dernier qui aurait poussé Hassan Hattab à fonder le GSPC en septembre 1998 après qu'une fatwa condamnant les dérives meurtrières des GIA ait été lancée par le Jordano-palestinien Abou Koutada, le représentant d'Al-Qaeda en Europe. Depuis, le GSPC a mis ses réseaux européens à la disposition de la nébuleuse Al-Qaeda. En échange, il reçoit des financements pour poursuivre la lutte en Algérie.
Le mouvement a connu en 2003 d'importants revers. Le sort d'Hassan Hattab reste mystérieux. Selon certains témoins, il aurait été exécuté par ses hommes à la fin de l'été 2003, accusé de "trahison et d'hérésie". Il a été remplacé par un de ses lieutenants, Nabil Sahraoui – alias Abou Ibrahim – connu pour son intransigeance. Celui-ci prône une politique radicale et aurait été jusqu'à faire massacrer des membres de l'Armée islamique du salut (AIS) lorsque cette organisation a déposé les armes en 1997. Cependant, Sahraoui n'est pas parvenu à réunifier le GSPC, de nombreux groupes ayant fait dissidence. Il a été abattu par l'armée algérienne, le 18 juin 2004, à El Kseur, près de Béjaïa, à 260 km à l'est d'Alger.
Les opérations du groupe MBM
Si la zone d'action de prédilection du GSPC se situe essentiellement aux environs d'Alger, en Kabylie et dans les Aurès, un groupe s'est vu attribuer la "9e région" qui couvre le sud du pays : celui de Mokhtar Belmokhtar (MBM), alias Khaled Abou El-Abès, alias Belouaer. Ce groupe réunissant quelques centaines de combattants, sévit particulièrement dans le triangle Bordj Omar Driss-Tamanrasset-Djanet, aux portes du parc national du Tassili. MBM s'était fait connaître pour la première fois en 2000, lorsque le rallye Paris-Dakar avait dû annuler une étape en raison de la menace qu'il représentait.
Des éléments de ce groupe séjournent régulièrement au nord du Mali, de la Mauritanie et du Niger. Au Mali, MBM recevrait l'aide de la secte Dawa qui y est très influente parmi la population, musulmane à plus de 90%. MBM aurait développé avec cette secte de nombreux trafics, notamment celui des armes et des véhicules tous terrains. Le groupe MBM, bien que dépendant du GSPC, est plus proche du grand banditisme traditionnel que du combat religieux. Il ne dédaigne pas de se livrer également au trafic de drogue et de cigarettes, au racket et aux vols en tous genres.
Mokhtar Belmokhtar a développé une certaine indépendance vis-à-vis de la direction du GSPC. Au cours de l'hiver 2001-2002, Il a reçu la visite du Yéménite Imad Abdelwalid Ahmed Alwan, un coordinateur d'Al-Qaeda. Ce dernier, arrivé en Algérie en mars 2001 a visité la région sahélienne en mission d'exploration puis est remonté dans la wilaya de Batna où il a été tué le 12 septembre 2002, lors d'une embuscade tendue par les forces de sécurité. Puis MBM a reçu, en 2002, trois Saoudiens envoyés directement auprès de lui par Ben Laden, afin de négocier l'arrivée de membres d'Al-Qaeda dans la région.
En 2003, un autre groupe dirigé par Amari Saïfi dit "Abderrazak le para" a eu les honneurs de l'actualité en "négociant" la libération de 32 touristes occidentaux enlevés dans le Sud algérien. Tarek Ibn Ziad, son adjoint, a ensuite menacé, début 2004, le rallye Paris-Dakar. Pourtant, la zone d'activités de ce groupe se situe à beaucoup plus au nord, puisqu'il s'agit de la "5e région" du GSPC, celle couvrant Batna, Setif et Tebessa dans les Aurès. La majeure partie des troupes d'Abderrazak aurait donc poussé vers le sud, après le déclenchement d'une guerre interne au GSPC.
Comme le groupe MBM, il semble que cette formation ait revendiqué très tôt son indépendance vis-à-vis de Hassan Hattab. Pour preuve, en 2001, Abderrazak, alors considéré comme le second d'Hassan Hattab, s'est bien gardé de lui présenter l'envoyé de Ben Laden, le Yéménite Abdelwahid Ahmed Alwan, jugeant qu'il était assez qualifié pour gérer les rapports du GSPC avec Al-Qaeda. Par contre, il l'a laissé rencontrer Moktar Ben Moktar. Déjà, depuis 1998, Abderrazak assurait la liaison avec Abou Koutada, le représentant officiel de Ben Laden en Europe. Il a connu aussi le chef opérationnel d'Al-Qaeda, Mohamed Atef, tué lors des bombardements américains en Afghanisatan. Un autre fait très important : à la mi-2003, son groupe et celui de MBM sont restés neutres lors d'affrontements survenus entre le GSPC et les forces de l'ordre en Kabylie, obligeant même Hassan Hattab à rechercher ailleurs, particulièrement auprès d'islamistes marocains, un appui logistique en armes et munitions. Pourtant, à la même époque, Mokhtar Belmokhtar livrait des armes directement au maquis d'Abderrazak dans la région de Tébessa.
Il est aisé de déduire de ces faits que les deux hommes ont conclu un pacte d'alliance. Si Abderrazak en est plutôt le représentant "politique" – il se rêve en "émir du Sahel" – MBM en est l'opérationnel. Cette alliance n'est certainement pas étrangère à l'éviction d'Hassan Hattab. La prise d'otages des touristes occidentaux en 2003, qui était une opération conjointe – MBM s'occupait des otages, Abderrazak des négociations – leur aurait rapporté 5 millions d'euros, ce qui équivaut à un quart du budget annuel de la défense du Niger. Cette manne financière a permis à ce que l'on peut appeler la "branche saharienne" du GSPC, de s'équiper en véhicules tous terrains et en équipements divers, dont des téléphones satellitaires et des GPS.
Cependant, ce succès n'a été que de courte durée. Fin décembre 2003, une centaine de combattants dépendant d'Abderrazak le para, sous la pression des forces armées algériennes appuyées par les Américains, ont été obligés de quitter l'Algérie pour fuir au Mali à bord d'une vingtaine de véhicules. Poursuivis en janvier par les forces maliennes, également renseignées par les Américains, ce groupe s'est scindé en deux détachements. Le premier est rentré en Algérie où il a été détruit par l'armée, après avoir été localisé par les Américains. Le second, emmené par Abderrazak le para, est passé au Niger où il s'en est pris à un groupe de touristes. Pourchassés par des éléments de l'armée nigérienne dans la région désertique de Diffa, six véhicules sont parvenus à franchir la frontière du Tchad, début mars ; mais ils se sont fait décimer par les forces tchadiennes : 49 combattants ont été tués et 5 faits prisonniers. La capture, le 16 mars 2004, d'Abderrazak le para et de neuf terroristes – dont cinq Nigériens – a été annoncée par les rebelles du Mouvement pour la démocratie et la justice au Tchad (MDJT) qui l'ont remis aux autorités libyennes, lesquelles l'ont livré à Alger.
Le nouveau chef du GSPC, Abdlel Kader Droukel, alias Abou Moussab, a menacé de s'en prendre au MDJT qui a "arrêté" Abdelrazak le para. Bien que le GSPC se réserve le droit d'agir comme il l'entend, les observateurs voient mal comment il pourrait agir au nord du Tchad avec efficacité. Cependant, les Libyens laissent entendre que le GSPC aurait créé une "brigade du Sahara" qui serait stationnée dans les montagnes du Tibesti, au nord du Tchad. L'objectif de cette unité serait de recruter et de former des militants noirs qui seraient envoyés en Europe où ils attireraient moins l'attention des services de sécurité que les Maghrébins.
Depuis ces événements, Mokhtar Belmokhtar aurait été rétrogradé dans la hiérarchie du GSPC qui lui reproche de se livrer davantage à des activités criminelles qu'au combat politique et religieux. Il aurait été aperçu fin septembre 2004 à la tête d'un convoi de six véhicules dans la région de Taoudenni, au Mali, à 640 kilomètres au nord de Tombouctou. Marié à plusieurs femmes touaregs, il serait chez lui au nord-Mali qui lui servirait de base arrière et d'où il continuerait à se livrer à ses actions de contrebande. MBM serait en contact avec un nouveau groupe constitué en majorité de Pakistanais apparu récemment dans la région d'Ansongo au sud de Gao.
Si l'activité du GSPC dans le Sud algérien semble être en régression, la criminalité continue pour sa part à défrayer la chronique. Le "grand Sud" reste le lieu privilégié de la contrebande, en particulier de drogue. Lors du ramadan 2004, la gendarmerie algérienne a ainsi saisi d'importantes quantités de kif. Le trafic de cigarettes, d'effets vestimentaires, de produits alimentaires et d'être humains est également très développé dans la région.
Les tentatives d'implantation au Sahel
Selon les services américains, la "branche saharienne" du GSPC continue cependant de se développer au Sahel, recrutant des militants dans les pays où elle s'implante. Pour le moment, le nombre des activistes s'élèverait à environ 200 personnes. Mais le GSPC n'est pas le seul mouvement armé à fréquenter le Sahel. En effet, des éléments du Groupe marocain de la prédication et du combat (GMPC) et une partie du Front islamique marocain (FIM) auraient également rejoint le Sahel, fuyant la répression déclenchée au Maroc après les attentats de Casablanca. En outre, des bandes armées fortes de quelques dizaines d'individus relevant du grand banditisme continuent, comme par le passé, à écumer le Sahel, se livrant à des rapines, des enlèvements et autres méfaits traditionnels ; et des séparatistes touaregs algériens sont toujours présents à cheval sur les frontières.
Concernant la présence d'Al-Qaeda au Mali, un indice intéressant a été relevé en 2002 : l'arrivée de "prédicateurs" pakistanais et afghans dans les localités de Kidal et Tessalit. Il s'agirait là de "l'avant-garde" d'Al-Qaeda. L'ancien fief de la rébellion touareg du Mali, l'Adrar des Iforas, et la ville de Kidal semblent être devenus des lieux de rassemblement pour nombre de Djihadistes internationaux qui y seraient accueillis par les membres de la secte Dawa. La zone d'El-Khalil, située à 140 kilomètres au nord de Tessalit serait même devenue, selon les services secrets algériens, une zone de non droit. Pour cette raison, les forces algériennes y effectuent régulièrement des incursions à la poursuite de terroristes.
Des accrochages sérieux ont eu lieu, début avril 2004, à l'ouest de Tessalit, dans la région de Timteghen, entre l'armée malienne et des éléments du GSPC. Il y aurait eu des pertes conséquentes des deux côtés. Les membres du GSPC semblaient être en transit, voulant rejoindre région de Taoudenni, à proximité de Tombouctou, où des camps auraient été installés depuis quelque temps. Une inquiétude supplémentaire est apparue : d'anciens militaires maliens, connaissant parfaitement la région, auraient rejoint les groupes épars du GSPC (les forces de sécurité maliennes présentes dans la zone sont constituées, au moins pour moitié, de membres de tribus touaregs).
Au Niger, les islamistes ont le vent en poupe et ouvrent des écoles religieuses – madrasas – où les fidèles apprennent l'arabe et les vertus du rigorisme fondamentaliste. Des médias se livrent à de la propagande. La radio islamique Bonferey FM, "La voix qui porte loin", est actuellement une station très populaire. Le journal As Salam, publié en français, tient des propos souvent incendiaires. Les partis politiques d'obédience religieuse restent cependant interdits, mais des associations prennent le relais. Dans un des pays les plus pauvres du monde, les islamistes remplacent souvent les institutions gouvernementales défectueuses. Au sud du pays, la contagion nigériane (zone où la charia est appliquée) a gagné les régions limitrophes dont celle de la ville de Zinder. Le Niger, très conscient de l'influence néfaste que peuvent entretenir certains imams, a d'ailleurs expulsé de nombreux prédicateurs étrangers en 2002 et 2003, notamment des Pakistanais, des Afghans et des Syriens.
En Mauritanie, le Front Polisario, qui compte encore quelques 10 000 combattants, est actuellement en pleine mutation, ce qui tend à le transformer en un rassemblement de groupuscules mafieux incontrôlables. Son idéologie marxiste-léniniste est remplacée peu à peu par l'intégrisme islamique apporté par de nouvelles recrues ayant fait leurs études dans des écoles coraniques en Algérie, au Soudan, au Yémen ou en Arabie saoudite. Pour subvenir à ses besoins, une partie importante de ces groupes se livre à différents trafics au profit d'autres mouvements islamiques. C'est de cette manière qu'une partie significative de l'aide humanitaire est dilapidée. Parallèlement, un groupe de militaires rebelles mauritaniens appelés les "Cavaliers du changement", aurait fait alliance avec le GSPC. Des Djihadistes internationaux, revenus d'Afghanistan selon les consignes données par Ben Laden fin 2001 leur apportent leurs compétences techniques, tactiques et religieuses.
La région sahélienne présente de multiples avantages pour les combattants d'Al-Qaeda. La zone est immense, peu peuplée, les frontières ne sont ni matérialisées ni contrôlées, les trafics omniprésents permettent aux terroristes de se ravitailler aisément. Les fondamentalistes y bénéficient d'une certaine bienveillance des populations musulmanes déshéritées du Sahel, car dans de nombreux cas, ils fournissent une certaine justice là où il n'y en a pas. Ils prodiguent également des soins médicaux élémentaires et, parfois, offrent une aide alimentaire quand les programmes d'assistance nationaux ou internationaux ont échoué.
Quelques inconvénients existent cependant : le climat est extrêmement rude ; les populations locales – koulak, ifora, touareg ou peule – se montrent en général réservées vis-à-vis de l'extrémisme religieux, préférant les solidarités ethniques et claniques. Début 2004, soucieux de maintenir leur tranquillité durement acquise, des notables touaregs du Mali auraient fait comprendre aux islamistes internationaux qu'ils n'étaient plus les bienvenus au nord du Mali. Les Américains et les Français sont de plus en plus présents dans la zone et coopèrent étroitement avec les forces locales. Leurs surveillances aériennes à l'aide de moyens modernes sont facilitées par la configuration du terrain.
La réponse américaine
Conscients du danger, les Américains ont développé une action discrète baptisée "Pan Sahel" qui consiste à apporter une assistance technique aux forces de sécurité algériennes, mauritaniennes, maliennes, marocaines, tunisiennes et tchadiennes. Une station d'écoutes permanente a été installée dans le Sud algérien dans la région de Tamanrasset. C'est elle, appuyée par un avion de surveillance P3 Orion de l'US Navy, qui a permis en mars 2004 de localiser puis de suivre une bande armée du GSPC fuyant l'Algérie, par le Mali et le Niger, avant qu'elle ne soit neutralisée en entrant au Tchad. Les forces américaines n'auraient apporté qu'une aide logistique aux troupes pourchassant ce groupe.
Depuis fin 2003, des membres des forces spéciales sont présents dans la région, notamment à Tombouctou où ils entraînent la 512e Compagnie d'infanterie motorisée. Discrètement, les Américains installent au Mali d'importants moyens de lutte antiterroriste. Une nouvelle ambassade est en cours de construction. Le bureau local de la CIA est en train de devenir l'un des plus importants de la région. Depuis le Mali, les Américains surveillent tous les mouvements caravaniers de la région liés au trafic d'armes et à l'intégrisme islamique, ainsi que les réserves pétrolières du sud de l'Algérie ou opèrent des sociétés américaines. Ils devraient également être bientôt présents dans la ville de Kidal. Les militaires français n'ont pas tardé à les suivre débarquant discrètement du matériel à Gao, début mai 2004.