Evolution de la situation au Darfour
Alain RODIER
Les problèmes au Darfour ne datent pas d'hier. La population de cette province soudanaise est estimée à environ 4 millions de personnes dont approximativement 60% de sédentaires. Le reste comprend des nomades ou des semi-nomades. La population, à 40 % musulmane, n'est pas arabe et a des affinités avec les ethnies des pays voisins, notamment avec le Tchad. Les problèmes entre les Four (groupe ethnique non arabe le plus important 1) et les groupes ethniques d'origine arabe 2 sont apparus au grand jour dans les années 1980, si bien qu'au début des années 90, l'anarchie régnait déjà dans la région considérée comme l'une des plus pauvres du monde, particulièrement en raison de la sécheresse qui gagnait peu à peu du terrain. Cependant, un certain calme semblait être de retour au début 2000. Puis, soudain, la situation s'est détériorée début 2003, alors qu'un cessez-le-feu était intervenu entre les forces gouvernementales et la rébellion sudiste menée par l'Armée Populaire de Libération du Soudan (APLS), de John Garang, après plus de 21 ans de guerre 3. Un premier protocole d'accord était signé le 26 mai 2004 entre Khartoum et l'APLS à Naivasha (Kenya). Ces négociations devaient reprendre le 7 octobre au Kenya.
Les conflits sont, à l'origine, purement tribaux, centrés autour de la revendication de terres entre les éleveurs de troupeaux et les fermiers sédentaires, les deux catégories étant très pauvres en raison de l'aridité du sol. Cependant, depuis 2003, les mouvements d'opposition du Darfour assurent que la situation est provoquée volontairement par le gouvernement pour changer toute la démographie dans la région en privilégiant les populations d'origine arabe au détriment des tribus africaines. De plus, l'ensemble du Darfour a le sentiment d'être marginalisé sur le plan socio-économique par rapport au reste du Soudan. Sans demander l'indépendance, les mouvements d'opposition du Darfour souhaitent obtenir ce que John Garang est en train de réaliser, à savoir un partage du pouvoir et des richesses grâce à une large autonomie.
Les deux mouvements rebelles du Darfour sont :
- Le "Mouvement de Libération du Soudan/l'Armée de Libération du Soudan" (SML/SLA ou SML/A). Le SML est dirigé par Abdel Wahed Mohammad Ahmad Nour et le SLA par Mini Arkoi Minawi. Il semble qu'il n'y ait pas de directioncommune à ce regroupement des deux factions rebelles. Le SML/A s'appelait jusqu'au 14 mars 2003 "Front de Libération du Darfour". Il fait partie de l'Alliance Démocratique Nationale (NDA) qui regroupe les mouvements d'opposition ;
- le "Mouvement pour la justice et l'égalité" (JEM) qui, un temps, aurait reçu un certain soutien du Tchad ; ce mouvement d'obédience islamique serait soutenu en sous-main parHassan al-Tourabi, l'ancienne éminence grise du président soudanais Omar al-Bechir, qui est tombé en disgrâce en mai 2000. Le JEM ne fait pas partie de la NDA.
Les forces gouvernementales (Governement of Sudan/GOS) sont composées de l'armée régulière, de la police, de milices d'autodéfense de tribus sédentaires fidèles au régime et des fameux janjawid (janjaweed veut dire un cavalier armé d'un fusil). Ces derniers sont accusés d'être les auteurs de massacres de civils, de viols, d'incendies de villages à l'égard des four, zaghawa et massalit. En fait, les forces de sécurité soudanaises sont dépassées par l'ampleur de la tâche ; les régions à protéger étant trop vastes par rapport aux moyens de l'Etat. C'est ainsi que le gouvernement a décidé d'armer des milices d'autodéfense (qui ne semblent pas poser de problème particulier), mais également de jeunes désœuvrés de certaines tribus d'origine arabe pour qu'ils fassent le "sale travail". Khartoum a commis l'erreur, peut-être volontaire, de les recruter sans pour autant passer par la hiérarchie traditionnelle des tribus. En conséquence, ces bandes sont dorénavant incontrôlables car leurs membres ne respectent plus ni la hiérarchie tribale ni le pouvoir central qui ne peut les payer. Le gouvernement est aujourd'hui matériellement incapable de les désarmer.
Un temps, l'armée de l'air soudanaise a apporté son soutien aux janjawid en pratiquant des bombardements de "groupes rebelles", actions surtout destinées à faire fuir les populations visées vers l'Ouest. Ce fait laisse à penser que les intentions de Khartoum étaient bien de pratiquer une "arabisation" du Darfour.
- Les événements qui ont conduit à la crise actuelle ont été les suivants :
- Le 26 février 2003, un groupe du Front de Libération du Darfour (devenu depuis le SLM/A) déclenche les hostilités en dans la région de Goulou dans la province Nord.
- Le 14 mars, le SLM/A réclame officiellement une répartition des richesses plus équitables pour le Darfour (ce qui laisse à penser que les rebelles voulaient bien obtenir les mêmes avantages que John Garang au Sud du pays).
- Le 12 avril, les présidents tchadien Idriss Deby 4 et soudanais Omar al-Béchir s'engagent à lutter contre l'instabilité à la frontière. Cela provoque une crise interne à N'Djamena car le président Deby est proche d'une tribu résidant à cheval sur la frontière. De nombreux cadres militaires expriment leur opposition à la prise de position du président tchadien.
- Les 24 et 25 avril, les forces du SLM/A attaquent en force Al-Facher dans le Darfour-Nord et annoncent la conquête de la ville. Cette offensive des rebelles est jugée comme une véritable provocation par Khartoum qui dément la prise de la capitale de la province Nord. Cependant, par mesure de sécurité, un couvre-feu est décrété à Nyala, la capitale de la province Sud du Darfour.
- Le 11 août, les combats redoublent de violence et les rebelles accusent les milices pro-gouvernementales, les janjawids d'avoir massacré 300 personnes au Darfour-Nord. L'exode des populations d'origine non arabe prend une ampleur inquiétante.
- Le 16 décembre, les combats s'intensifient après l'échec de négociations qui ont eu lieu au Tchad.
- Le 8 avril 2004, Khartoum et les mouvements rebelles SLM/A et le JEM signent un accord prévoyant un cessez-le-feu, le libre accès à l'aide humanitaire internationale ainsi que le désarmement des milices. Aucune des deux parties ne respectera cet accord, le SLM/A et le JEM parce qu'ils poursuivent leur objectif de demande "d'autonomie" – d'autant qu'ils se sentent confortés par l'appui politique indirect apporté par l'ONU et les Etats-Unis – le GOS parce qu'il ne peut maîtriser ses propres milices et qu'il est bien aussi obligé de répondre aux attaques des rebelles.
- Le 5 mai, N'Djamena proteste contre des incursions armées du GOS sur son territoire.
- Le 7 mai, l'ONU dénonce le régime de terreur infligé par Khartoum et ses milices, apportant ainsi cette fois directement son soutien aux rebelles.
- Le 17 mai, le leader du SML menace d'étendre le conflit au centre même du Soudan s'il n'est pas invité à la table des négociations qui ont lieu au Kenya.
- Le 3 juillet, Khartoum s'engage une nouvelle fois à désarmer les milices, à faciliter l'action humanitaire internationale et à mettre en œuvre un règlement politique à la crise. Ces trois exigences sont présentées conjointement par les Etats-Unis et l'ONU.
- Le 8 juillet, l'Union Africaine, encouragée par Washington qui ne tient pas à être impliqué directement dans cette région, décide l'envoi d'une force de 300 militaires avec pour mission de protéger les observateurs internationaux et les réfugiés.
- Le 13 juillet, le SLM/A affirme contrôler le tiers du Darfour, Khartoum ne tiendrait plus que les principales villes.
- Le 15 juillet, des émissaires du JEM concluent un accord avec le "Mouvement des lions libres", des rebelles islamistes soudanais installés en Erythrée. Le but commun est de renverser le régime de Khartoum en ouvrant un nouveau front à l'Est.
- Le 14 août, le président Béchir déclare qu'il va mettre fin à la rébellion au Darfour en dépêchant. dans la zone 40 000 militaires et 6 000 policiers.
- A la mi- août, les 300 soldats de l'Union Africaine (150 Rwandais et 150 Nigérians) se déploient.
- Le 23 août, des pourparlers de paix débutent à Abuja (Nigeria), mais de nombreuses violations du cessez-le-feu se poursuivent de part et d'autre.
- Le 1er septembre, Kofi Annan appelle à un renforcement des forces déployées par l'UA. Il fait état de quelques progrès mais juge que Khartoum ne remplit pas ces engagements essentiels.
- Le 8 septembre, 33 dirigeants du Congrès Populaire (CP), le parti d'Hassan al-Tourabi, sont arrêtés sous l'inculpation de tentative de coup d'Etat en liaison avec l'Erythrée 5 et rejoignent ainsi leur leader en prison depuis mars. Ils sont particulièrement accusés d'avoir utilisé le JEM et des militants appelés "mudjahédines" pour renverser le président Béchir.
- Le 9 septembre, le secrétaire d'Etat américain Collin Powell déclare que les atrocités commises au Darfour sont un véritable génocide.
- Le 18 septembre, le Conseil de sécurité de l'ONU adopte la résolution 1564 menaçant Khartoum de sanctions pétrolières s'il ne met pas un terme aux exactions des janjawids.
La situation au Soudan est de plus en plus chaotique. Les rebelles du SML/A sont pour l'instant maîtres de l'Ouest grâce l'appui international, sous prétexte humanitaire. Les provinces du sud du Haut Nil et de Bahr El Ghazal sont sous le contrôle du SPLM/A. La capitale de la province du Haut Nil, Malakal, est isolée. Les provinces du Sud–Est bordant l'Ouganda sont l'objet de raids de la part du LRA (Lords Resistance Army) malgré la coopération entre les deux Etats pour tenter de contrôler la frontière. Les régions frontalières avec l'Erythrée et l'Ethiopie ne sont pas sûres en raison de la présence de bandes criminelles organisées et surtout à cause de l'action d'islamistes soudanais réfugiés en Erythrée. Le parti du Congrès National, au pouvoir à Khartoum, craint directement pour sa survie car il se sent encerclé. D'où sa tendance à radicaliser ses actions.
La situation risque encore d'empirer dans les mois qui viennent. Plus d'un million de personnes sont maintenant déplacées à l'Ouest du Darfour et environ 200 000 au Tchad. Le reste de la population craint la famine et les estimations des pertes vont de 10 000 à 50 000 tués selon les sources. Malgré les déclarations énergiques de Washington, il est peu probable que les Américains s'impliquent directement au Soudan, préférant utiliser les bons offices de l'Union Africaine, quitte à les monnayer. Cette dernière devrait accroître son contingent destiné à désarmer les milices et protéger les populations, mais son efficacité réelle reste problématique.
- 1Les autres groupes non arabes sont les zaghawa, massalit, bargu, bedeyat, berti, bergid, tama et tunjur.
- 2Les nomades d'origine arabe vivent essentiellement au Nord et en zone périphérique Est et Sud. Au Nord, il y a les mahariya, irayqat, mahamid et Beni Hussein. Dans les autres régions, on trouve les rezeigat, habbaniya, beni halba, taaisha et maaliyya.
- 3Le Sud, peuplé en majorité d'animistes et de chrétiens, s'est soulevé en 1983. Plus de 2 millions de personnes ont trouvé la mort durant cette guerre civile, la majeure partie des victimes étant mortes de la famine.
- 4Avant de prendre le pouvoir, Idriss Deby était réfugié au Soudan.
- 5Ali al-Haj Mohamed, le vice-Président du CP qui vit en exil en Europe (essentiellement en Allemagne) se serait rendu en Erythrée en 2004 afin d'obtenir un soutien logistique pour le "coup d'Etat".