Chine, perspectives 2020: une difficile Année du rat
François Yves DAMON
Le rat a, le 24 janvier 2020, succédé au cochon dans le calendrier chinois. Le rat, intuitif, opportuniste et calculateur, devra recourir à tous ses talents pour juguler la portée des cinq calamités héritées de l‘Année du cochon.
Mandat
Vingt-six dynasties ont précédé la République populaire proclamée par Mao le 1er octobre 1949 sur la Place Tiananmen. Si les rois de France régnaient en vertu de l’onction divine reçue le jour du sacre à Reims, le ciel investissait les dynasties chinoises d’un mandat, celui de maintenir l’harmonie entre le ciel et la terre. Vingt-cinq ont donc été successivement déchues du mandat. Ces déchéances sont annoncées par une ou plusieurs calamités, qu’elles soient naturelles (sécheresses, inondations, épidémies…) ou humaines (guerres). L’incapacité à rétablir l’harmonie est imputée au souverain, dès lors menacé de perte du mandat au profit d’une nouvelle dynastie : « Lorsque le ciel produit des calamités, on peut quand même les éviter. Quand on les provoque soi-même, on n’y échappe pas vivant[1] ».
Le changement de mandat peut procéder d’une des innombrables jacqueries qu’une société, secrète parce qu’interdite, aura su transformer en soulèvement généralisé : Sourcils rouges du Ier siècle avant J.-C., Turbans jaunes du IIe siècle, Turbans rouges en 1368 – lesquels, après avoir fédéré les révoltes dues aux famines engendrées par les débordements du Fleuve jaune, renversèrent la dynastie régnante des Yuan et instituèrent celle des Ming.
De même, le Tongmenghui – « Société secrète de l’Alliance » -, fondée par Sun Yat-sen, conduisit le renversement en 1911 de la dynastie mandchoue. Et Tchang Kai-shek, vaincu en janvier 1949 à la bataille de la Huai-Hai par le Parti communiste, secte alors hétérodoxe, perdit son mandat et dut d’enfuir à Taïwan.
Enfin, le terme de leur mandat fut signifié, le 28 juillet 1976, par le très meurtrier séisme de Tangshan, à la Bande des quatre, menée par la vindicative Jiang Qing, épouse de Mao alors agonisant. En refusant l’aide internationale, Jiang Qing, la « sorcière aux os blancs » provoqua – second terme de l’aphorisme de Mencius – une aggravation des effets de la calamité, et ne put surseoir à sa déchéance.
Calamités
Première des cinq calamités : l’épizootie de peste porcine. Rassurante, l’OMS, passée cette même année du cochon sous contrôle chinois[2], reprenait, le 23 janvier 2020, les chiffres officiels pékinois[3] de 1 193 000 animaux abattus[4], alors que, selon Bloomberg, le cheptel aurait, en un an, été réduit de 700 à 490 millions d’unités, provoquant un doublement de prix du porc : 19 yuans le kilo en septembre 2018, 37 yuans en septembre 2019[5] : « Le monde entier ne dispose pas d’assez de porcs pour combler le déficit chinois[6] ».
Deuxième calamité : l’incapacité de Pékin à contrer efficacement les mesures de l’intempestif Trump, soit les interdictions d’opérer aux Etats-Unis pour les firmes chinoises ZTE et Huawei et les tarifs douaniers réduisant les exportations chinoises vers les Etats-Unis de 539 milliards de dollars en décembre 2018, à 418 milliards un an plus tard[7], la diminution des rentrées de devises accentuant la contraction économique déjà en cours.
Troisième calamité : Hong-Kong, cas unique, depuis le 1er octobre 1949, d’une concession accordée par la République populaire à une revendication populaire : l’annulation, le 4 septembre 2019 du projet de loi autorisant l’extradition en Chine de citoyens hongkongais. Si improbable recul que nul, même Graham Allison, ne pouvait l’anticiper : « Supposons une dissidence à Hong-Kong, où la Chine avait promis de maintenir libertés et autonomie quand la colonie britannique lui fut restituée en 1997. Furieux des intentions de Pékin de revenir sur ces engagements, les résidents de Hong-Kong occupent les rues pendant des semaines. Devant leur résolution, Xi ordonne à l’APL de procéder comme elle le fit sur la place Tiananmen en 1989 : y écraser les manifestants[8] ». Puis, camouflet pour Pékin, les démocrates hongkongais ont, lors des élections aux conseils de district du 26 novembre 2019, remporté 338 sièges sur 458.
Quatrième calamité et second camouflet infligé à Pékin, la réélection à la présidence de la République de Taïwan, le 11 janvier 2020, avec 57,1 % des suffrages, de la candidate du Parti démocrate progressiste, Tsai Ing-wen, indépendantiste. Victoire confortée par celle qu’a remporté son parti aux élections du yuan législatif, des données qui vont compliquer l’exécution du programme chinois d’absorption dite « pacifique » de l’île.
Cinquième calamité, internationalisée celle-ci, le Coronavirus (2019-nCoV), issu du plus grand Wet Market[9] – humide du sang des animaux abattus sur place – de Wuhan [10]. Malgré la quarantaine décrétée – tardivement ? -, le virus, comme son prédécesseur, le SRAS en 2002, se répand désormais dans le monde et déconsidère la Chine.
Sectes
Une secte pourrait-elle, à l’instar des Turbans rouges ou du Tongmenghui, prospérer sur ces calamités ?
L’East Turkestan Islamic Movement (ETIM) ? Hétérodoxe car labellisé terroriste, son influence demeure confinée aux musulmans et se heurte à l’hostilité des Han qu’il ne saurait fédérer.
Les Chrétiens ? C’est une secte orthodoxe, y compris l’ensemble des catholiques depuis que le Vatican a consenti, le 22 septembre 2018, à signer un accord provisoire sur la nomination des évêques. A l’inverse de l’Occident, le christianisme prospère en Chine et ses fidèles dépasseraient en nombre les 80 millions d’adhérents du Parti communiste. Inquiet d’un tel succès, le parti peut se rassurer en considérant la nature éminemment pacifique des chrétiens, sauf quand leur reviennent un rôle déterminant dans la mobilisation hongkongaise.
La Falungong ? D’inspiration bouddhique, la « Roue de la Loi » a été révélée au public le 25 avril 1999, quand dix mille de ses membres ont surgi devant la résidence présidentielle de Zhongnanhai. Hétérodoxe, interdite, elle est traquée et brutalement réprimée par le bureau 610 du Groupe central de direction chargé des religions hérétiques – sous l’autorité du parti et non de l’Etat – tant à l’étranger qu’en Chine, car considérée comme le plus dangereux des mouvements d’opposition. La Falungong dispose en effet d’efficaces outils de propagande : premièrement, Epoch Times, son journal diffusé en vingt et une langues est, grâce à son réseau de correspondants clandestins – y compris probablement des dirigeants du sérail – un des mieux renseignés sur les affaires intérieures chinoises. Deuxième outil promotionnel, son opéra, Shenyun, que tente d’empêcher – vainement dans la plupart des cas – les ambassades chinoises aux ordres du Bureau 610. Shenyun est déja, pour l’Année du rat, programmé dans le monde entier, à grands renforts de spots publicitaires sur la toile.
Boucs émissaires
Le mandat inauguré le 1er octobre 1949 redouterait-il la capacité d’une secte à coaliser les mécontentements infligés au peuple chinois par cette conjonction de calamités ?
Sans aucun doute. Xi Jinping a, dès son accession, en 2013, à la présidence de la République, créé la Commission de la sécurité d’Etat, qu’il préside depuis. Il y centralise et coordonne l’activité des ministères de la sécurité d’Etat et de la sécurité civile, c’est-à-dire l’ensemble des services de renseignement et de sécurité du pays dont il a aussitôt massivement augmenté le budget. Les fonds alloués à la sécurité intérieure dépassent depuis 2013 ceux de l’Armée populaire de libération, pour atteindre en 2017 193 milliards de dollars, contre 151 pour l’APL. La tâche de ces services est de contrôler, c’est-à-dire surveiller les informations circulant, en particulier sur la toile, et via des algorithmes, interdire toutes celles susceptibles de nuire au pouvoir.
Mais, pour l’hyperprésident, bien davantage que la Falungong, la plus menaçante des sectes – c’est-à-dire la plus à même de coaliser à son profit les mécontentements infligés au peuple chinois par cette conjonction de calamités -,demeure, probablement, le Parti lui-même, sous la forme d’une coalition éventuelle de ses membres vivant depuis 2013, sous la menace de l’épée de Damoclès des campagnes anti-corruption.
Inquiets d’avoir, quand viendra l’heure des règlements de comptes, à endosser la responsabilité – pourquoi pas en étant accusés de corruption – de ce retard jugé criminel, le maire et le secrétaire du parti de Wuhan s’en sont, autre cas unique dans les annales de la dynastie communiste, publiquement défaussés sur les autorités centrales. Le premier, Zhou Xianwang, a ainsi, dans un entretien en direct accordé à la télévision régionale le 27 janvier, inauguré l’année du rat en accusant les autorités centrales de l’avoir contraint à ne signaler l’épidémie que le 31 décembre 2019, alors que le premier patient infecté avait été diagnostiqué dès le 12 : « En tant que chef d’un gouvernement local, je n’ai pu diffuser cette information qu’après autorisation du gouvernement central[11]». Ma Guoqiang, secrétaire du parti – donc réel patron de Wuhan – s’est, le même jour, félicité que Xi Jinping « porte (enfin ?) autant d’attention à la situation[12]. »
A la menace de l’anti-corruption s’est désormais ajoutée, beaucoup plus virulente, l’indignation populaire, depuis la mort du docteur Li Wenliang. Celui-ci, ophtalmologue à l’hôpital central de Wuhan, avait dès le 30 décembre, avancé l’hypothèse d’un coronavirus, hypothèse partagée le même jour sur Weibo avec un groupe de médecins. Mais il se heurta aussitôt aux rigoureuses mesures de contrôle de l’information instituées par Xi Jinping : convoqué le 3 janvier par la branche de Wuchang de la sécurité publique de Wuhan, Li s’y trouve contraint de signer et d’apposer ses empreintes digitales sur un document par lequel il s’engage à cesser toute « diffusion de fausses informations ». (不属实的言论 bu shushi de yanlun) sur Internet. Contrainte efficace puisque le coronavirus n’est porté que le 7 janvier à la connaissance du public. Frappé par la maladie en soignant ses malades, Li est, depuis sa mort, le 7 février, devenu un héros pour un milliard d’internautes.
*
Déjà avivées par les calamités successives de l’Année du cochon, les luttes factionnelles vont, toujours calfeutrées et invisibles, se poursuivre à l’intérieur du parti. La menace d’être victime d’une campagne de corruption est désormais augmentée de la déconsidération ou perte de face que subit la Chine, et plus encore de l’inquiétante indignation populaire soulevée par l’affaire du docteur Li Wenliang. Pour conjurer les menaces, les factions devront nécessairement, au cours de l’Année du rat, désigner des boucs émissaires. Le Bureau de la Sécurité publique de Wuhan, Zhou Xianwang, Ma Guoqiang, en seront-ils ? Suffiront-ils à préserver l’autorité du président Xi Jinping et à restaurer le crédit du Parti profondément entamé par la série des calamités ?
[1] Mencius, Zhonghua shudian, Pékin, 1990, 3/5.
[2] P. Airault : “Alimentation mondiale : comment la Chine a raflé le pouvoir », L’Opinion n° 1554 du 28 juillet 2019.
[3] https://m.chinanews.com/wap/detail/zw/gn/2019/11- 2/9014851.shtml
[4] 扑杀生猪119.3万头(Pu sha shengzhu 119.3 wantou)1.193.000 porcs abattus.
[5]https://www.pigprogress.net/World-of-Pigs1/Articles/2019/9/Quarterly-update-The-global-pig-price-cycle-moves-up-478763E/
[6] Bloomberg, 29 novembre 2019, “The World Doesn’t Have Enough Pigs to Fill China’s Pork Deficit”.
[7] https://www.census.gov/foreign-trade/balance/c5700.html
[8] From Here to War, Chapitre 8 de Destined For War: Can America and China Escape Thucydide’s Trap? Scribe, 2017, p. 173.
[9] https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)30154-9/fulltext
“An ongoing outbreak of pneumonia associated with a novel coronavirus was reported in Wuhan city, Hubei province, China. Affected patients were geographically linked with a local wet market as a potential source. Our findings are consistent with person-to-person transmission of this novel coronavirus in hospital and family settings, and the reports of infected travellers in other geographical regions”.
[10] 武汉海鲜市场 Wuhan haixian shichang : marché aux fruits de mers de Wuhan. On peut y trouver aussi de nombreux autres animaux : koala, chien chauve-souris, etc. (liste sur https://en.wikipedia.org/wiki/Huanan_Seafood_Wholesale_Market).
[11] https://www.voachinese.com/a/wuhan-coronavirus-20200127/5262284.html
[12] Nicole Hao, Epoch Times, 27 janvier 2020.