Quelle surveillance pour les sectes ?
Alexis DEPRAU


Docteur en droit (Université Paris II Panthéon-Assas), spécialiste du droit public du renseignement et de la sécurité nationale
Pour des raisons d’économie – qui ne peuvent qu’inquiéter -, la Mission interministérielle de la lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) a été dissoute par les autorités le 1er janvier 2020. Cette structure, créée en 2002[1], jusqu’alors sous la tutelle de Matignon, a fusionné avec le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (SG-CIPDR), rattaché au ministère de l’Intérieur.
L’ancien président de la Miviludes, Georges Fenech[2] a tristement constaté que cette décision était « une bonne nouvelle pour les sectes »[3]. En effet, l’emprise des sectes dans notre pays est loin d’être anodine et concerne près de 500 000 Français, dont 60 000 à 80 000 enfants élevés dans un contexte sectaire[4].
Les mouvements sectaires ne doivent pas être pris à la légère, pas davantage que les situations extrêmes qu’ils peuvent engendrer. Souvenons-nous du siège de Waco (Texas), où périrent, en avril 1993, 82 personnes ; ou bien des suicides collectifs des adeptes de l’ordre du Temple solaire (OTS) : 74 personnes au Canada en 1994, 16 en France en 1995, et 5 autres au Québec en 1997.
Très présent dans notre pays quoique d’une autre nature, le mouvement des Témoins de Jéhovah n’en est pas moins préoccupant. Il représentait 130 000 adeptes en France en 1995 et avoisine les 200 000 aujourd’hui[5]. En raison de son caractère sectaire, le Conseil d’Etat a refusé de lui reconnaître le statut d’association cultuelle, considérant que cette association n’avait pas une activité conforme à l’ordre public et à l’intérêt national[6].
Une définition imprécise
Seuls trois rapports parlementaires ont été rédigés sur ce phénomène : le plus complet sur le sujet, détaillant toutes les sectes, date de 1995. Il a été suivi d’un second rapport, en 1999 sur les sectes et l’argent[7] ; puis d’un troisième, en 2006 sur les enfants victimes des sectes[8],
La commission ayant rédigé le rapport de 1995 a repris les critères dégagés par les Renseignements généraux (RG) pour qualifier un mouvement de « secte » :
« – la déstabilisation mentale ;
– le caractère exorbitant des exigences financières ;
– la rupture induite avec l’environnement d’origine ;
– les atteintes à l’intégrité physique ;
– l’embrigadement des enfants ;
– le discours plus ou moins anti-social ;
– les troubles à l’ordre public ;
– l’importance des démêlés judiciaires ;
– l’éventuel détournement des circuits économiques traditionnels ;
– les tentatives d’infiltration des pouvoirs publics »[9].
Toutefois, en l’absence d’une définition claire de la nature d’une secte[10], la loi du 12 juin 2001 sur la prévention et la répression des mouvements sectaires a donné indirectement sa propre définition du mouvement sectaire. En effet, cette loi prévoit la dissolution de toute personne morale « qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétion psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités »[11].
Il est à noter que ce sont les « dérives sectaires » qui ont été ciblées et dénoncées par la Miviludes à partir de sa création, en 2002 et non les sectes.
Le suivi des phénomènes sectaires : des Renseignements généraux…
Le phénomène sectaire fait l’objet d’un suivi par les Renseignements généraux (RG) depuis les années 1970[12]. Les RG « ont de surcroît distingué, pour chaque mouvement, ‘l’organisation mère’ des différentes ‘filiales’ qui gravitent autour d’elle, que celles-ci soient ‘officielles’ (antennes locales portant le nom de la secte), ou ‘masquées’ (associations diverses, voire sociétés civiles ou commerciales) »[13].
En 1991, dans le cadre de sa circulaire de réorientation de ce service, Philippe Marchand, alors ministre de l’Intérieur, donna expressément compétence à la Direction centrale des Renseignements généraux (DCRG) pour « élargir ses analyses à des faits de société (sectes ou groupements ésotériques) susceptibles d’avoir des incidences sur la sécurité et l’ordre public ».
Pour ce faire, la DCRG se vit dotée d’une sous-direction « Analyse/Prospective/Faits de société », se focalisant essentiellement sur la surveillance des sectes. C’est grâce à elle qu’une « analyse a notamment permis de dégager une dizaine de critères permettant de déterminer si une association à but religieux ou philosophique est ou non assimilable à une secte »[14].
La compétence des RG dans ce domaine a été rappelée dans la circulaire du 3 janvier 1995. Elle fixe les grandes missions de ce service, à savoir le suivi de l’évolution du climat social, les flux de capitaux d’origine douteuse, le contrôle des activités des groupes islamistes ou les violences urbaines. Outre ces différentes missions, les RG ont continué de traiter du phénomène sectaire[15], tant en raison de la dangerosité des sectes à l’égard de leurs adeptes, qu’au regard du discours antisocial qu’elles véhiculaient, susceptible provoquer des troubles à l’ordre public[16].
C’est dans le cadre du rapport parlementaire de 1995 que le travail fourni par les RG sur les sectes fut mis en lumière et la connaissance approfondie de ce service sur ce sujet, fut révélée. Outre les critères qu’ils dégagèrent pour caractériser un mouvement sectaire, les RG dressèrent une véritable cartographie des sectes, recensant 172 mouvements répondant à l’un des critères de dangerosité (déstabilisation mentale reconnue), décrivant ainsi une « véritable ‘nébuleuse sectaire’ comptant plus de 800 satellites »[17], et évaluant à « 160 000 le nombre d’adeptes au moins occasionnels, et à 100 000 le nombre de sympathisants »[18]. Ils classèrent enfin ces mouvements en fonction de leur importance (moins de 50 adeptes, entre 50 et 500, de 500 à 2000 et de 2 000 à 10 000).
Ces chiffres révélèrent l’importance de l’emprise sectaire en France et posèrent la question des raisons d’un tel engouement. Face à l’ampleur d’une telle menace, la Commission parlementaire reconnut dès 1995 la difficulté d’un suivi précis et permanent du phénomène en raison de la faiblesse des moyens dévolus à sa surveillance. En effet, les policiers des RG chargés de cette mission n’étaient qu’une quarantaine pour toute la France[19].
… à la SDIG puis au Service central du renseignement territorial
A l’occasion la réforme du renseignement intérieur de juin 2008, les Renseignements généraux furent remplacés par la Sous-direction de l’information générale (SDIG), laquelle ne se vit pas confier officiellement d’attribution concernant le suivi des sectes[20]. Pourtant – hormis la surveillance de l’Eglise de scientologie qui est l’apanage de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI, ex-DCRI) -, la SDIG resta pleinement compétente concernant la surveillance des mouvements sectaires.
Néanmoins, il s’avère que cette réforme de 2008 a mis à mal l’ex Sous-direction « sectes » des Renseignements généraux. En effet, « du temps des RG, six personnes à Paris œuvraient à temps plein sur le sujet. En province, elles étaient une cinquantaine. Désormais, la SDIG se contente de trois fonctionnaires à Paris pour surveiller les allumés du bulbe, et on ne compte plus personne à temps plein dans les départements »[21]. Cette réforme – et la diminution des effectifs qui l’accompagna – fut d’autant plus dommageable que les RG avaient, en deux décennies, significativement perfectionné leurs outils de connaissance du phénomène[22].
De même, à l’occasion du remplacement de la SDIG par le Service central du renseignement territorial (SCRT), le 9 mai 2014, aucune référence explicite à la surveillance des sectes ne fut mentionnée dans les missions du « nouveau » service[23]. Le renseignement territorial a pour vocation l’information générale. Il est chargé « de la recherche, de la centralisation et de l’analyse des renseignements destinés à informer le Gouvernement et les représentants de l’Etat dans les collectivités territoriales de la République dans les domaines institutionnel, économique et social ainsi que dans tous les domaines susceptibles d’intéresser l’ordre public »[24]. Certes, cette nouvelle réforme permit un accroissement des effectifs (portés à 2 800 personnels), ainsi que l’intégration d’environ 300 gendarmes[25]. La présence ces derniers au sein du SCRT est une bonne initiative, puisque la Gendarmerie nationale travaille aussi, « dans le domaine judiciaire comme dans celui du renseignement, sur l’ensemble des secteurs d’activités des mouvements sectaires, en utilisant au mieux le maillage territorial très dense dont elle dispose »[26].
*
La disparition de la Miviludes est indéniablement une mauvaise nouvelle pour la prévention de l’emprise sectaire en France. Néanmoins, il convient de ne pas oublier qu’existe aussi une surveillance des dérives sectaires conduite par le Service central du renseignement territorial (SCRT). Espérons que le renforcement des moyens dont ce service bénéficie depuis plusieurs années portera en partie sur la surveillance des mouvements sectaires et de leurs effets néfastes.
[1] En remplacement de la Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS), créée en 1998.
[2] Ancien magistrat et ancien député UMP, président de la Miviludes de 2008 à 2012.
[3]http://www.francesoir.fr/actualites-france/quelle-lutte-contre-les-sectes-apres-la-disparition-de-la-miviludes
[4]https://www.derives-sectes.gouv.fr/t-une-estimation-du-phenomene-sectaire-en-france
[5]http://www.leparisien.fr/societe/ma-famille-me-considerera-comme-morte-des-temoins-de-jehovah-face-au-dilemme-de-l-excommunication-05-02-2020-8253300.php
[6] CE Ass., 1er février 1985, Association chrétienne des Témoins de Jéovah, n°46488.
[7] GUYARD (J.), Rapport sur la situation financière, patrimoniale et fiscale des sectes, ainsi que sur leurs activités économiques et leurs relations avec les milieux économiques et financiers, Assemblée nationale, n°1687, 10 juin 1999.
[8] FENECH (G.), Rapport relatif à l’influence des mouvements à caractère sectaire et aux conséquences de leurs pratiques sur la santé physique et mentale des mineurs, Assemblée nationale, n°3507, 12 décembre 2006.
[9] GEST (A.), op. cit., 22 décembre 1995, p. 7.
[10] De nombreuses églises chrétiennes furent qualifiées de sectes à l’origine, souvent d’ailleurs par leurs coreligionnaires.
[11] L.n°2001-504 du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, JORF, n°135, 13 juin 2001, p. 9 337, texte n°1.
[12] GEST (A.), op. cit., 22 décembre 1995, p. 9.
[13] Ibid.
[14] CECILE (J.-J.), Le renseignement français à l’aube du XXIe siècle, Charles Lavauzelle, Paris, 1998, p.73.
[15] ZAMPONI (F.), Les RG à l’écoute de la France. Police et politique de 1981 à 1997, La Découverte et Syros, Paris, 1997, p. 208.
[16] GEST (A.), op. cit., 22 décembre 1995, p. 49.
[17] Ibid., p. 9.
[18] Ibid., p. 11.
[19] Ibid., p. 63.
[20] D. n°2008-633 du 27 juin 2008 relatif à l’organisation déconcentrée de la Direction centrale de la sécurité publique, JORF, n°152, 1er juillet 2008, p. 10554, texte n°4.
[21] RECASENS (O.), HASSOUX (D.) et LABBÉ (C.), L’espion du président. Au cœur de la police politique de Sarkozy, Robert Laffont, Paris, 2012, p. 98.
[22] GUYARD (J.), Rapport sur la situation financière, patrimoniale et fiscale des sectes, ainsi que sur leurs activités économiques et leurs relations avec les milieux économiques et financiers, Assemblée nationale, n°1687, 10 juin 1999, p. 240.
[23] D. n°2014-466 du 9 mai 2014 modifiant le décret n°2008-633 du 27 juin 2008 modifié relatif à l’organisation déconcentrée de la Direction centrale de la sécurité publique, JORF, n°108, 10 mai 2014, texte n°24.
[24] D. n°2013-728 du 12 août 2013 portant organisation de l’administration centrale du ministère de l’Intérieur et du ministère des Outre-mer, JORF, n°188, 14 août 2013, texte n°19.
[25]https://www.ccmm.asso.fr/quels-sont-les-moyens-de-fonctionnement-des-renseignements-territoriaux
[26] GUYARD (J.), op. cit., 10 juin 1999, p. 240.