Afghanistan – Etats-Unis : importance du chef de poste de la CIA à Kaboul
Alain RODIER
Il semble que le chef de poste[1] de la CIA présent au sein de l’ambassade des Etats-Unis à Kaboul joue un rôle de toute première importance en Afghanistan, en raison des liens de confiance qu’il a su tisser dans le passé avec le président Hamid Karzai. Il serait actuellement le véritable contact permanent des plus hautes instances politiques américaines auprès du président afghan et aurait supplanté – sans le vouloir – tous les autres circuits, qu’ils soient militaires ou diplomatiques.
Cela s’expliquerait par le fait que ce fonctionnaire américain suit Hamid Karzai depuis des années alors que ses autres interlocuteurs se sont succédés au rythme des mutations normales ou provoquées. De plus, en tant qu’excellent officier traitant (OT), il a su établir avec son « contact » un climat de confiance que personne ne peut lui contester.
La carrière du chef de poste de la CIA à Kaboul
Cet officier traitant de la CIA, âgé d’une cinquantaine d’années, est connu par la presse américaine sous son surnom de Spider[2]. C’est un ancien officier du corps des Marines qui a rejoint la CIA dans les années 1980. Il a d’abord appartenu à la Division des opérations spéciales, laquelle était alors très active en Amérique centrale, particulièrement au Salvador, au Honduras et au Nicaragua. Il a ensuite participé aux operations d’assistance de la CIA aux moudjahiddines afghans qui combattaient les forces d’invasion soviétiques.
Il aurait connu Hamid Karzai, qui vivait au Pakistan après l’assassinat de son père par les Taliban, le 14 juillet 1999. En effet, ce dernier avait été « repéré » comme une « solution politique alternative possible » par Zalmay Khalizad[3], alors expert auprès de la Rand Corporation, un think tank américain jugé proche de la CIA.
En 2001, Spider cornaque personnellement Karzai en Afghanistan où ce dernier est entré en résistance contre le régime des taliban. En réalité, les combattants pashtounes qui l’entourent sont encadrés et épaulés par des membres des forces spéciales américaines et vraisemblablement par des opérationnels de la CIA. La légende dit qu’il aurait même sauvé la vie du future president afghan en décembre 2001, lors d’un bombardement américain qui visa par erreur le groupe où les deux hommes se trouvaient. Après l’avoir accompagné jusqu’à Kaboul, Spider, par le jeu normal des affectations est affecté en Bosnie et perd le contact.
En 2004, Spider est nommé chef de poste à Kaboul. Il est remplacé en 2007 et envoyé en Irak, mais son successeur ne donnant pas satisfaction, le président Karzai aurait personnellement demandé son retour, alors même que Spider devait prendre sa retraite. A noter que les carences en matière de sécurité qui ont conduit à la mort plusieurs officiers de la CIA lors d’un attentat suicide survenu en décembre 2009 sur la Forward Operation Base de Fort Chapman, à Khost, sont imputées à son successeur.
Spider est donc revenu comme chef de poste fin 2009, malgré l’opposition farouche de l’ambassadeur américain, Karl W. Eikenberry. En effet, le 29 avril 2009, date de son affectation en remplacement de William Braucher, ce dernier s’était rendu compte des faiblesses du pouvoir en place à Kaboul, d’autant qu’il avait servi précédemment par deux fois en tant qu’officier général dans le pays. A peine affecté à la tête de la mission diplomatique américaine à Kaboul, il avait fait état de ses doutes à Washington. En conséquence, ses relations avec le président Karzai s’étaient rapidement détériorées. Toutefois, il ne voulait pas que la CIA prenne la relève de la diplomatie et il reprochait à Spider sa trop grande « proximité » avec le président Karzai. Dans un premier temps, il lui a même interdit de rencontrer directement le chef de l’Etat afghan. Mais en avril 2010, alors que Karzai « ruait dans les brancards », c’est directement la Maison Blanche qui a demandé à l’officier traitant américain de renouer le contact. Spider a encore pris de l’importance après l’éviction du général Stanley McChrystal qui avait, lui aussi, la sympathie du président afghan, mais pas celle de l’ambassadeur Eikenberry.
Le général David Petraeus, que Karzai ne connaît pas personnellement, a pris la relève de McChrystal. Spider l’a fréquenté alors qu’il était en Irak en 2007-2008. Les deux hommes s’appréciant, cela devrait favoriser la reprise des contacts avec le commandement militaire américain en Afghanistan.
La « manipulation » de Karzai
Le mot technique de « manipulation » est peut-être un peu fort dans le cas de Karzai. En effet, lorsque les services de renseignement américains ont à faire avec une personne de ce calibre, il est plus approprié de parler de « suivi ».
A l’origine, Karzai est du côté des taliban. En 1996, il a même failli être leur représentant à l’ONU. Ce n’est qu’après l’assassinat de son père qu’il change de camp. Son bagage intellectuel et le fait que plusieurs de ses frères vivent aux Etats-Unis en ont fait un « pion » intéressant pour la Maison Blanche qui souhaitait instaurer un Etat stable en Afghanistan après la chute des taliban. Or, dans le domaine de la guerre secrète, quand, pour une raison ou pour une autre, on chasse les dirigeants d’un pays, il est de bon ton d’apporter dans ses cantines un remplaçant présentable. Ce fut le cas de Karzai ,qui accède officiellement au pouvoir le 13 juin 2002.
Toutefois, la volonté affichée de Washington de démocratiser l’Afghanistan, ajoutées aux accusations de corruption et de trafic de drogue portées contre les proches de Karzai, ont fait craindre à celui-ci qu’il ne soit lâché comme l’a été le Shah d’Iran en son temps. Il a donc commencé à s’opposer vertement à ses sponsors américains, allant jusqu’à menacer de rejoindre les taliban[4]. Les relations étaient donc exécrables avec la représentation diplomatique officielle des Etats-Unis à Kaboul, en particulier depuis l’arrivée de l’ambassadeur Eikenberry en avril 2009. La Maison Blanche a donc décidé de renvoyer Spider au contact pour rassurer Karzai. Ce dernier a placé toute sa confiance dans cet officier de la CIA qu’il considère comme étant son réel protecteur. Si, par souci protocolaire, il ne le rencontre pas tous les jours, Spider intervient à sa demande ou en cas de crise. Par contre, on peut raisonnablement penser que l’ambiance qui prévaut au sein de l’ambassade des Etats-Unis à Kaboul doit être assez tendue.
On peut s’étonner de l’importance prise par le représentant de la CIA au sein d’une mission diplomatique. En effet, cette dernière, qui lui accorde sa couverture en lui attribuant un poste diplomatique, peut s’attendre à ce qu’il travaille sans lui faire d’ombre. C’est oublier un peu vite que tout chef de podyr communique directement avec le siège de l’Agence, à Langley, sans que le chef de la mission diplomatique (CMD) ne puisse interférer. Par ailleurs, le directeur de la CIA a un accès direct à la Maison Blanche. Ce n’est pas le cas pour les autres collaborateurs de l’ambassadeur – attachés militaires inclus – qui répondent directement de leurs activités auprès de lui avant d’en référer à leur hiérarchie propre. En fait, le chef de poste se trouve presque au même niveau que le CMD[5], même si ce dernier dispose d’une plus grande autorité de façade. Cet état de fait a provoqué dans le passé de nombreux conflits entre le Département d’Etat et la CIA, pour savoir qui représentait vraiment le pouvoir exécutif dans le pays d’accréditation. Il est de notoriété publique que la CIA a souvent occupé le devant de la scène dans certains pays d’Amérique latine, mais, à quelques rares exceptions, les rôles sont restés généralement bien répartis : le Département d’Etat s’occupe de la diplomatie classique et la CIA de la « diplomatie secrète » qui comprend notamment les relations avec les partenaires officiellement infréquentables : les Etats voyous, les oppositions armées, etc. .
D’une manière générale, il est important de remarquer que, dans le monde, moins un Etat est démocratique, plus les services secrets ont l’ascendant sur les Affaires étrangères. Le cas actuel le plus remarquable est celui de l’Iran dont la grande majorité des CMD sont des pasdaran ou des membres du Vevak (le service de renseignement iranien) et non des members du corps diplomatique.
Que va-t-il se passer en Afghanistan dans les prochains mois ? Cela dépend essentiellement de ce que va décider le président Obama. S’il continue à soutenir le président Karzai, il est probable que l’ambassadeur Eikenberry sera rappelé après un temps de fonction suffisamment long pour rester décent[6] : au minimum deux ans, donc jusqu’au printemps 2011. Dans ce cas, il est très probable que les forces américaines ne se retireront du pays à l’été 2011, comme annoncé, ou cela sera symbolique pour satisfaire la promesse politique du président Obama. Dans le cas contraire, Eikenberry restera en place et le président Karzai aura du souci à se faire pour son avenir. Bien sûr, ces hypothèses sont sujettes à caution. Il est relativement aisé de faire du renseignement, c’est une autre chose que de prévoir l’avenir…
- [1] Le représentant officiel de la CIA pour l’Afghanistan est présent au sein de l’ambassade des Etats-Unis à Kaboul sous couverture diplomatique. Il a sous ses ordres tous les fonctionnaires de la CIA affectés dans le pays.
- [2] Communiquer l’identité d’un fonctionnaire de la CIA est considéré comme un crime aux Etats-Unis.
- [3] Il sera ensuite nommé ambassadeur à Kaboul.
- [4] On peut douter de la sincérité de ces affirmations, Hamid Karzai sait que les taliban ne lui feront pas de cadeau s’ils le prennent vivant car il est considéré comme un traître à la cause et un apostat. Au mieux, ils le pendront…
- [5] Toutefois, l’ambassadeur reste le représentant du président des Etats-Unis et le chef de poste est uniquement celui du patron de la CIA. En cas de conflit ouvert ne pouvant être réglé à Washington (souvent pour des questions de transmissions et de délai de prise de décision), l’officier traitant est tenu de se plier aux ordres du CMD.
- [6] Sinon ce n’est pas l’ambassadeur qui perdrait la face mais l’administration américaine.