Tadjikistan et Asie Centrale : A l’aube d’une nouvelle guerre ?
Alain RODIER
Le Tadjikistan était en paix depuis plus d’une dizaine d’années, la dernière opération terroriste d’envergure remontant en 1998 quand des rebelles ont attaqué un bataillon des troupes du ministère de l’intérieur dans la banlieue de Douchanbe faisant alors 20 victimes et 110 prisonniers. La guerre civile s’était officiellement terminée le 27 juin 1997, de nombreux activistes islamiques déposant alors les armes. Toutefois, une partie d’entre eux n’a pas renoncé à la lutte et s’est exilée en Afghanistan. La violence est de nouveau apparue en août 2010. Cette dernière est peut-être le signe de la reprise de désordres importants dans le pays. D’autre part, un embrasement de l’Asie centrale dans l’avenir n’est pas à exclure, surtout lorsque les forces de l’OTAN auront évacué l’Afghanistan.
La violence se déchaîne à partir d’août 2010
Le 23 août, la prison centrale de Douchanbe est attaquée par un commando qui se réclame du Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO). Il y a bien longtemps que le MIO a laissé de côté la lutte à l’intérieur de l’Ouzbékistan pour se consacrer au Jihad mondial. Lors de cette opération, cinq gardiens sont tués et 25 détenus parviennent à prendre la fuite. La majorité d’entre eux rejoint la vallée de Rasht, une région considérée comme un repaire des fondamentalistes islamiques.
Le 3 septembre, un Vehicule Borne Improvised Device (VBIED) explose devant un commissariat de police dans la ville de Khoudjand (la deuxième localité en importance après la capitale Douchanbe) tuant quatre officiers de police et blessant 25 autres personnes. Les autorités sont alertées par le procédé employé puisque les attaques kamikazes sont plutôt rares dans le pays et encore plus les VBIED. Ces savoir-faire semblent donc être importés depuis l’étranger. Al-Qaida est ses mouvements affiliés (dont le MIO) sont immédiatement soupçonnés être derrière cette attaque.
Le 6 septembre, une bombe explose dans une discothèque à Douchanbe blessant sept personnes. Les auteurs ne sont pas connus et peuvent être étranger au Jihad. En effet, la thèse purement criminelle du racket n’est pas à écartée.
Le 19 septembre vers 12h30 , un convoi militaire de 75 soldats qui va relever un poste de contrôle routier dans le district Rasht tombe dans une embuscade tendue dans les gorges de Kamarob. Le bilan est lourd : 25 militaires dont plusieurs officiers sont tués et 20 autres sont blessés dont plusieurs très grièvement. Les assaillants qui ont participé à l’embuscade seraient de nationalité tadjik mais également afghane, pakistanaise et tchétchène. Cette opération est revendiquée le 23 septembre par la voix d’Abdufattoh Ahmadi qui se présente comme étant un porte parole du MIO. Il déclare notamment : « c’est notre réponse au gouvernement tadjik qui a récemment fermé des centaines de mosquées, qui arrête des musulmans sans raison et qui interdit aux femmes de porter des habits musulmans […] Nous demandons à cette politique s’arrête autrement les attaques terroristes continueront ».
Cette revendication intervient juste après que les forces de sécurité tadjik aient pris d’assaut le domicile de Mirzokhuja Ahmadov, un opposant de toujours au régime en place. Cinq sympathisants sont tués lors de cette intervention. Ahmadov reste quant à lui introuvable. Selon les autorités, il aurait abrité Said Abdullo Nuri (connu aussi sous les noms de Mullo Abdullo Nuri et Mullo Abdullo Saidor), un ancien combattant de la guerre civile qui est accusé d’avoir commandé l’embuscade du 19 septembre. Said Abdullo Nuri s’était réfugié en Afghanistan à la fin de la guerre civile en 1997 mais serait rentré au pays à la fin de l’année 2009 dans le but de renverser le gouvernement du président Emomalo Rakhmon.
Quelques jours plus tard, les gardes frontières tadjiks interceptent des taliban et des activistes du MIO qui tentent de fuir le nord-est de l’Afghanistan où une importante opération de l’OTAN a lieu. 20 activistes auraient péri lors de cette action.
La situation générale en Asie centrale
L’Asie centrale couvre le sud du Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan et l’ouest de la Chine. Cette région essentiellement montagneuse est la zone tampon entre les sphères d’influence russe et chinoise.
Les populations locales sont un mélange de différentes ethnies et tribus (Tadjiks, Ouzbeks, Kirghizes, Turkmènes, Kazakhs, Ouïgours), qui parfois revendiquent une grande indépendance vis-à-vis de leurs pouvoirs centraux respectifs. La vallée de Fergana qui est partagée entre le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan est considérée comme un repaire pour de nombreux rebelles islamiques. Il faut également compter les régions des vallées de Rasht et de Tavildara qui sont également peu contrôlées par les forces de l’ordre.
Sur le plan de la religion, l’Asie centrale est majoritairement musulmane. Elle était dominée par le soufisme considéré comme un courant modéré de l’islam. La répression orchestrée par l’Union soviétique vis-à-vis des mouvements religieux a peu à peu fait décroître l’influence du soufisme au profit du salafisme, une version plus conservatrice de l’islam aussi appelée Wahhabisme. Lorsque l’empire soviétique s’est effondré, les salafistes d’Asie centrale ont alors basculé dans la violence.
Les mouvements islamiques radicaux actifs en Asie centrale.
– Le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO). Mouvement créé en 1998, il s’est aligné sur Al-Qaida et les taliban. Souhaitant établir un pouvoir islamique en Ouzbékistan, le MIO s’est ensuite étendu au Tadjikistan, au Kirghizistan, au Kazakhstan, en Iran, en Afghanistan et au Pakistan. C’est d’ailleurs dans les zones tribales du Nord-Waziristan que sont installés son état-major et environ 3 000 combattants originaires d’Asie centrale. En 2004, ce mouvement a mené des attaques à grande échelle à Tachkent dont des attaques suicides dirigées contre les représentations diplomatiques américaine et israélienne. Ses leaders ancestraux ont été tués dont le dernier, Tahir Yuldashev, en août 2009 au Pakistan. Il a été remplacé par Abou Usman Adil. Cela dit, les autorités comme certains terroristes attribuent beaucoup d’actions au MIO qui « a le dos large » un peu comme Al-Qaida. En fait, il existe en Asie centrale de nombreux groupuscules qui sont totalement indépendants les uns des autres et qui agissent en fonction de leurs intérêts qui sont souvent purement locaux.
– Le Parti de la Renaissance Islamique (PRI). Fondé en 1990, il est interdit dans toute l’Asie Centrale dès 1992.
– Le Parti de la Renaissance Islamique du Tadjikistan (PRIT). Active durant la guerre civile qui a duré de 1992 à 1997 au Tadjikistan, cette branche tadjike du PRI a abandonné la lutte armée à la fin du conflit.
– L’Opposition Unie du Tadjikistan (OUT). Il s’agit d’un conglomérat de mouvements qui ont lutté contre le pouvoir de Douchanbe durant la guerre civile. Le OUT comptait des mouvances dépendant du PRI mais aussi le Parti Démocratique du Tadjikistan (PDT) et le groupe ethnique Gharmi. Il était présidé par Mirzokhuja Ahmadov qui est aujourd’hui recherché par les autorités tadjikes.
– Hizb ut-Tahrir (HT). Fondé à Jérusalem-est en 1953, le HT prône l’établissement d’un califat couvrant l’ensemble du monde. Implanté dans plus de 40 pays, en Asie centrale, il est basé en Ouzbékistan. Bien que défendant un islam radical, il ne semble pas être directement engagé dans des actions violentes.
– L’Union du Jihad Islamique (UJI) est un groupe dépendant du MIO qui a tenté d’étendre ses opérations en Europe occidentale. Il a ses bases dans les zones tribales pakistanaises. Il compte des « convertis à l’islam » dans ses rangs.
– Le Mouvement pour la Renaissance Islamique de l’Ouzbékistan (MRIO) formé en 1994, il a rejoint le MIO en 1998.
– Le Mouvement Islamique du Turkestan-Est (MITE) qui avait pour objectif l’indépendance du Xinjiang (Chine) a noué des relations avec le MIO. Il a donc internationalisé son combat.
– Le Mouvement Islamique du Turkestan (MIT) aurait aussi des liens avec le MIO.
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Aujourd’hui, l’Ouzbékistan semble bien contrôler sa situation sécuritaire grâce à l’adoption de strictes mesures répressives. Ce pays reste toutefois vulnérable en raison de la proximité de pays plus chaotiques : le Kirghizstan et le Tadjikistan.
Il est à noter que l’OTAN a ouvert au Tadjikistan une route d’approvisionnement pour les forces déployées en Afghanistan depuis que celle venant du Pakistan a été sérieusement menacée par les taliban.
Lorsque les forces de l’OTAN quitteront l’Afghanistan, il est prévisible que les taliban reprendront peu à peu le contrôle du pays. Une fois ce pays redevenu une base sûre pour eux, il est probable qu’ils intensifieront leurs activités dans les pays voisins d’Asie centrale. Bien que peu enclins à exporter leur « révolution » -à la différence des internationalistes d’Al-Qaida-, les taliban devront aider les nombreux combattants originaires d’Asie centrale qui les soutiennent depuis des années. Il est alors vraisemblable que la poussée islamique guerrière se répandra vers le Nord. Les chefs d’Al-Qaida n’attendent d’ailleurs que cela pour ouvrir officiellement un nouveau « Front ».
Moscou semble avoir pris la mesure de cette menace puisque son armée est déjà en train de renforcer les garnisons existant au Tadjikistan et au Kirghizistan. Les autres gouvernants locaux ne semblent plus considérer d’un mauvais œil un retour du « grand frère russe » car il en va de leur survie même.