Activités criminelles Syrie/Turquie
Éric DENÉCÉ
Depuis plusieurs mois, s'observe l'inquiétant développement des activités criminelles sur et depuis la frontière syro-turque. Si celles-ci sont essentiellement l'œuvre des organisations criminelles locales (mafias turques, kurdes et, à moindre degré, syriennes), elles semblent aussi être le fait du Bureau international des Frères musulmans. La tolérance du gouvernement d'Ankara à l'encontre des uns et des autres soulève bien des questions.
L'inquiétant accroissement des migrations clandestines et des trafics d'êtres humains
Depuis toujours, la criminalité turco-kurde – dans ce domaine, les deux parties s'entendent – est très puissante dans le pays. Elle est dirigée par des baba (grands-pères) et est organisée sur un modèle familial ou clanique. Ses activités sont traditionnellement : le trafic de drogue[1], de migrants clandestins, et accessoirement de pétrole, d'armes, de contrefaçons, etc. D'un point de vue financier, il est normal que les mafias turques s'intéressent aux réfugiés syriens qui présentent une nouvelle « opportunité d'affaires ». Elles profitent donc de la situation d'instabilité sur la frontière et ont considérablement développé leurs activités de trafic d'êtres humains.
Ainsi, il y a aujourd'hui une augmentation significative du trafic de migrants clandestins qui cherchent à entrer en Europe. Par ailleurs, il existe dans la région de véritables marchés d'esclaves, où femmes et enfants sont vendus aux Saoudiens, Qataris et Emiratis -, de même que d'importants trafics d'organes, comme cela s'est produit en Bosnie, au Kosovo et en Libye ces dernières années.
Les organisations criminelles européennes (mafias italiennes, albanaises, bulgares, etc.) sont également de la partie en faisant payer au prix fort les « billets d'entrée » en Europe et profitant de la ressource des migrants illégaux pour développer leurs activités de travail clandestin. La criminalité turco-kurde entretient notamment des liens séculaires avec son homologue bulgare ; de nombreux fonctionnaires des douanes de ce pays sont d'ailleurs réputés achetés[2].
Mais les mafias ne sont pas les seules à profiter de cette « aubaine ». Selon des informations journalistiques, des agriculteurs turcs pauvres se convertissent en "passeurs" et aident les réfugiés syriens à franchir les frontières. 3 100 Syriens seraient entrés en Bulgarie en 2013, soit 50% de plus qu'en 2012. Le prix de passage de la frontière turco-syrienne s'élèverait à 3 500 €. De même, des réfugiés syriens ont déclaré avoir payé 500 € par adulte et 250 € par enfant pour passer la frontière turco-bulgare.
La plupart des clandestins partiraient du port turc d'Izmir, embarquant dans des navires rejoignant les côtes grecques ou italiennes. D'autres emprunteraient la voie terrestre par la Bulgarie. Pour échapper aux postes frontières surveillés, les Syriens entrent dans ce pays via les pentes abruptes du mont Strandja (au sud-est), au niveau d'Elhovo et de Boliarovo, où ils se « perdent » dans les épaisses forêts.
Un afflux massif d'exilés syriens poserait un sérieux problème à Sofia. Le gouvernement bulgare a demandé un soutien financier et logistique à l'Union européenne afin de pouvoir juguler le flux des migrants et accueillir les réfugiés. Mais, les politiques locaux ont une telle réputation de corruption que Bruxelles se méfie d'une arnaque à l'aide internationale. En attendant, les réfugiés sont, aujourd'hui, retenus dans des centres de détention. Selon un site Internet bulgare arabophone – probablement créé par la diaspora syrienne en Bulgarie -, une importante diaspora syrienne et libanaise les aiderait une fois arrivés en Bulgarie. Le site parle aussi d'un important "lobby kurde" qui faciliterait l'entrée des kurdes syriens dans le pays.
Les liens entre le gouvernement d'Ankara et la criminalité
Historiquement, la criminalité turque était très liée aux partis politiques de droite. Le parti islamique AKP est arrivé au pouvoir d'un part, parce qu'il avait une réputation d'honnêteté ; d'autre part, parce qu'il a apporté une aide sociale durant des années aux populations pauvres des banlieues des grandes agglomérations, palliant en cela l'incurie de l'Etat turc. Ainsi, les liens entre l'AKP d'Erdogan et la criminalité organisée sont faibles. Malgré tous les défauts qu'a ce parti – dont le premier est de tenter d'islamiser toute la population turque -, il tient à sa réputation d'honnêteté. Un accroc à cette image serait catastrophique.
En revanche, il n'y a pas de doute sur la corruption de fonctionnaires. De même, plusieurs maires de villes et de villages de Turquie, en particulier de la région frontalière avec la Syrie, sont des patrons de petites et moyennes entreprises, indirectement liés au parti (beaucoup ont été élus sous l'étiquette AKP). En effet, il existe des liens étroits entre l'AKP et une partie du patronat turc, surtout des dirigeants de PME[3]. On peut penser que ces acteurs politico-économiques facilitent des opérations de passage vers la Bulgarie.
Ainsi, la complicité de l'Etat turc dans un éventuel passage de réfugiés vers la Bulgarie est tout à fait plausible mais difficilement vérifiable. Si les liens entre le gouvernement d'Erdogan et la criminalité ne sont pas avérés, il est très probable que les mafias turques profitent de la situation actuelle avec la bienveillance d'Ankara, qui pense ainsi aider la rébellion syrienne et se débarrasser du problème des réfugiés.
Utilisation des réfugiés syriens par les Frères musulmans turcs
Selon certaines sources, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, aurait exploité la « ressource » des réfugiés syriens sunnites dans plusieurs opérations qu'il pilote avec certaines des figures de son parti, appartenant toutes au Bureau international des Frères musulmans.
– Epuration ethnique. La ville turque frontalière de Hatay[4], majoritairement chrétienne[5], s'est vue imposer par Erdogan et les autorités turques de loger de nombreux réfugiés syriens sunnites ; et de nombreuses mosquées auraient été construites à leur intention dans cette ville.
Erdogan aurait présenté la situation aux habitants chrétiens de la province en invoquant des raisons humanitaires et la « nécessaire » solidarité entre musulmans et chrétiens. Mais tout laisse craindre une politique déstabilisation de la ville chrétienne, caractéristique de la volonté de l'AKP de provoquer l'affaiblissement de la minorité chrétienne au profit de populations musulmanes sunnites. En conséquence, beaucoup de chrétiens ont préféré quitter la ville et les réfugiés syriens ont aussitôt occupé leurs maisons (tout cela dans le calme).
– Lutte contre l'opposition démocratique. Les réfugiés syriens auraient été également employés (pour les hommes) par Erdogan pour mettre fin à la fronde intérieure à laquelle il a été confronté. Lors des dernières manifestations du peuple turc sur la place Taksim, et ailleurs en Turquie, de jeunes réfugiés – certaines sources citent le chiffre de 4 000 – auraient été préparés à intervenir avec violence contre les manifestants au cas où la police turque aurait été débordée ou si l'armée avait pris une position hostile au Premier ministre. Des réfugiés syriens auraient été également présents dans les rassemblements de soutien à Erdogan à l'occasion desquels il a menacé de mettre fin « avec une main de fer » aux contestations.
Dans cette opération, les réfugiés syriens auraient agi sous le contrôle de l'organisation turque du mouvement des Frères musulmans, qui les prendrait en charge dès leur arrivée sur le territoire turc, car elle a compris les bénéfices multiples qu'elle pouvait tirer de cette ressource. Ainsi, certains refugiés auraient été dirigés vers l'Egypte, afin de renforcer leurs confrères égyptiens dans la lutte contre le gouvernement du Caire, accusé d'avoir indûment renversé le président Morsi
De même, les Frères musulmans turcs n'hésiteraient pas à louer ou même vendre des jeunes militants syriens sunnites loyaux (avec leurs familles) aux organisations criminelles des Balkans. Ils encouragent l'émigration clandestine vers l'Europe via la Grèce, l'Italie et l'Espagne. Ils iraient jusqu'à fournir des femmes aux réseaux de prostitution, s'enrichissant au passage.
Cette « stratégie » recueillerait l'assentiment d'Erdogan pour trois raisons :
– l'actuel Premier ministre turc a violemment dénoncé l'intervention de l'armée en Egypte et souhaite appuyer les Frères musulmans égyptiens dans leur reconquête du pouvoir ; il peut ainsi leur manifester son soutien ;
– Ankara est très préoccupé par le nombre des réfugiés syriens sur son sol (400 000). La Turquie a demandé à être "aidée", mais dans ce domaine, seule l'Allemagne lui a apporté son soutien. Cette « utilisation » des réfugiés syriens lui permet de réduire les frais que fait peser leur présence, mais aussi les risques sécuritaires associés. En privé, les autorités turques se vanteraient d'avoir ainsi évité le piège dans lequel Hafez El Assad est tombé, dans les années 1970, avec les réfugiés palestiniens, lesquels se sont retournés contre Bachar, comme ils l'avaient fait auparavant contre le roi Hussein de Jordanie et pendant la guerre civile au Liban ;
– cela serait enfin une façon de faire entrer en Europe de nombreux musulmans, afin de faire « payer » l'Union européenne pour avoir refusé l'adhésion de la Turquie.
- [1] la criminalité turco-kurde contrôle la "route des Balkans" jusqu'en Europe.
- [2] La Bulgarie – comme la Roumanie – ne fait pas partie de l'espace Schengen, les autres Européens considérant ses contrôles frontaliers insuffisants.
- [3] Il existe en Turquie une organisation patronale « laïque », le Tüsiad ; une organisation patronale « islamique », le Müsiad ; et une organisation patronale plus discrète patronnée par le mouvement Gülen.
- [4] Hatay est le nom turc d'Antioche (Antakya en Arabe), chef-lieu de la province du même nom (Hatay vilayeti, ancien Sandjak d'Alexandrette).
- [5] Antioche est le siège nominal des patriarcats grec-orthodoxe, grec-catholique, syriaque orthodoxe, syriaque catholique et maronite pour tout "l'Orient". En fait seul le patriarche grec-orthodoxe (Jean X) y résidait – les autres s'étant établis depuis très longtemps à Beyrouth ou Damas – jusqu'en décembre 2012, date à laquelle il s'est réfugié à Damas.