Réorienter le renseignement en Afghanistan
Général Michel MASSON
Général de Corps Aérien (en congés du personnel navigant) Michel Masson, ancien directeur du renseignement militaire (2005-2008).
Réflexions autour du projet du Major Général (U.S.) Michaël T. Flynn « A Blueprint for Making Intelligence Relevant in Afghanistan[1] » visant à rendre le renseignement politiquement pertinent en Afghanistan
« Celui qui sait tout par avance ne l’a pas obtenu des esprits, ni par comparaison avec d’autres faits, ni en se livrant à des élucubrations, il doit l’obtenir des hommes qui connaissent la situation réelle de l’ennemi ». Sun Zi[2]
Une conférence internationale sur l’Afghanistan devrait se tenir à Londres le 28 janvier prochain. Elle devrait faire le point sur la situation dans ce pays, après la réélection contestée en novembre 2009, pour 5 ans, d’Hamid Karzaï. Elle devrait aussi, et peut-être même surtout, viser à se mettre d’accord, entre partenaires engagés sur le théâtre, sur les mesures destinées à stabiliser efficacement ce pays face à l’extension de l’insurrection talibane. Avec en toile de fond un mécontentement croissant des opinions publiques occidentales poussant leurs autorités politiques à rapatrier les contingents devant une situation militaire qui donne l’impression d’échapper de plus en plus à l’autorité et au contrôle de la Force internationale d’assistance et de sécurité (F.I.A.S.). Le débat s’est focalisé sur le nombre de troupes à mettre en place, et sur les contributions nationales aux renforts, donc sur une problématique guerrière et toute militaire, au travers de prismes purement nationaux. Le débat pourrait donc parfois tendre à occulter la stratégie de reconstruction du pays. Or l’année 2009 a été la plus meurtrière pour la coalition et pour la population afghane depuis 2001. A croire que, ce qui paraissait comme impensable il y a encore quelques mois, les taliban sont en train de gagner cette guerre.
Parallèlement, alors que la lutte contre Al-Qaïda reprend une importance opérationnelle et médiatique avec une situation de plus en plus confuse au Yemen – qui donne l’impression de (re)devenir la terre de tous les défis de la part de cette organisation (et ce malgré les analyses de certains universitaires français qui la voient en déclin) – avec aussi la tentative d’attentat, le 25 décembre 2009 sur un avion de ligne reliant Amsterdam à Detroit – et dont le protagoniste principal a été enrôlé, endoctriné et entraîné sans doute dans ce pays – avec enfin le spectaculaire attentat-suicide contre la C.I.A. du 30 décembre dans une base américaine à Khost – de la part d’un islamiste faussement retourné par les services américains – le renseignement revient sur le devant de la scène au travers de ses lacunes ou présumées telles.
C’est le moment choisi par le Center for a New American Security[3], l’un des nombreux Think Tanks américains, pour mettre sur la scène médiatique une réflexion du Major General Michael T. Flynn (nous dirions général de division en France), sous-chef d’état-major pour le renseignement à l’état-major de la F.I.A.S. (et des troupes U.S. aussi) depuis juin 2009. Cet officier est issu des parachutistes et a fait partie des forces spéciales. Mais, fort de plus d’une trentaine d’années d’ancienneté sous l’uniforme, c’est en grande partie dans le renseignement, où il a exercé toutes les responsabilités en unité, sur le terrain comme en état-major, qu’il a servi son pays (son dernier poste en date avant son départ pour Kaboul était chef de la division « renseignement » à l’état-major interarmées au Pentagone à Washington). Dans son texte, soutenu par la coopération d’un capitaine des Marines (conseiller du général, mais ayant commandé une compagnie sur le terrain) et d’un civil ayant fait partie du « gratin » de la Defense Intelligence Agency – la direction du renseignement militaire américaine – il met les pieds dans le plat vis-à-vis de l’organisation et des missions dévolues au renseignement militaire (principalement) sur le théâtre afghan.
En France, dans un pays où, le moins que l’on puisse dire, la connaissance et l’intérêt pour le renseignement ne font pas courir les foules, la presse s’est emparée fort opportunément, eu égard au contexte médiatique évoqué plus haut, de ce rapport pour fustiger une fois de plus cette noble fonction. C’est presque un sport national dans les médias français, « peu soucieux d’exposer (leurs) sources au regard critique et d’avantage intéressé(s) par les affaires ou les scandales que par le fonctionnement de ces organisations et leur place dans l’Etat » (comme le souligne Sébastien Albertelli dans un récent ouvrage paru en 2009 chez Perrin, Les services secrets du Général de Gaulle – le B.C.R.A., 1940-1944). C’est ainsi que dans une intervention sur une grande chaîne française d’informations télévisées, son correspondant permanent à Washington faisait comparer par le général Flynn les protagonistes du renseignement en Afghanistan (que le journaliste mettait tous péremptoirement dans le même sac, à savoir la C.I.A.) à « des Mr. Bean qui se prendraient pour James Bond ». Outre qu’une telle comparaison n’apparaît jamais dans le texte du général, c’est une trahison du travail critique mais constructif de Michaël Flynn, ne respectant ni son esprit ni sa lettre, sans parler de l’outrecuidance de la part de cet intervenant qui ne l’avait manifestement pas lu.
Alors de quoi s’agit-il ? En fait, le général Flynn propose un projet, une épure (« This document is the blueprint for such a process ») en faveur d’une amélioration de l’organisation de la collecte, de l’analyse et de la diffusion du renseignement d’intérêt militaire (R.I.M. en français) en Afghanistan, depuis le « capteur » jusqu’aux conseillers politiques des décideurs. Mais aussi de l’orientation de ce renseignement, point sur lequel nous reviendrons en fin de texte. De ce fait, il parcourt pour le théâtre afghan l’ensemble du fameux « cycle du renseignement », qui organise cette fonction depuis l’ « orientation » (les ordres et les directives des demandeurs, ou « clients »), en passant par la « recherche » ou « collecte » des informations (par les capteurs, dont les capteurs humains) et l’ « analyse » ou l’ « exploitation » de ces informations (pour élaborer ce produit fini qu’on appelle le renseignement), jusqu’à la « diffusion » du renseignement (aux clients ou demandeurs). Le général Flynn remet en cause les priorités que s’est fixées le renseignement sur le théâtre, axées sur la menace elle-même et les ennemis (ou insurgés), par rapport au besoin politique supérieur dans le contexte de l’intervention internationale : reconstruire et développer ce pays pour le remettre ensuite entièrement dans les mains de ses responsables civils et militaires légaux. Il estime que la communauté internationale du renseignement sur ce théâtre ne prend pas à sa juste mesure la dimension « environnement » du renseignement, obnubilée qu’elle serait par les pertes subies par la coalition, en particulier dues à la terrible efficacité des engins explosifs improvisés (E.E.I. ou Improvised Explosive Devices – I.E.D. – en américain) et des tactiques meurtrières de harcèlement mises en œuvre par l’insurrection. Ces explosifs, de moins en moins improvisés et artisanaux, sont avec les attentats-suicide les deux modes opératoires favoris des taliban et la première cause de mortalité parmi les civils – 44 % – même si ces derniers ne sont pas directement visés, les cibles étant le plus souvent les soldats étrangers ou afghans, ou des bâtiments officiels. En 2009, les IED ont tué 1 054 civils afghans et 275 des 520 soldats de la coalition ayant trouvé la mort en Afghanistan.
Qu’est-ce que le renseignement dit d’ « environnement » ? Il n’est pas conceptualisé en tant que tel par la communauté américaine du renseignement – ni ailleurs – comme il l’est en France. Dans le pays de Descartes, on préfère pour cette raison utiliser l’appellation de « renseignement d’intérêt militaire » (R.I.M.) à celle de « renseignement militaire » tout court, trop restrictive. Elle figure en tant que telle dans le texte fondateur (décret du 16 juin 1992) de notre Direction du renseignement militaire (DRM). Le « renseignement d’environnement » porte sur tous les domaines de l’espace physique de l’engagement des forces et toutes les particularités du milieu (humain en particulier) dans lequel celles-ci sont appelées à évoluer. Il est donc le complément obligé et naturel du « renseignement militaire » qui lui, pour faire court, ne s’intéresse qu’au profil, aux capacités et caractéristiques militaires de l’ennemi belligérant. Le R.I.M. couvre ainsi autant des thèmes purement militaires que géographiques (le pays, la zone de crise ou de conflit, etc.), environnementaux (sociologiques, culturels, politiques, économiques, etc.), mais aussi transverses avec les trafics, les soutiens aux acteurs, les entités stratégiques transnationales, etc. Vaste programme comme je l’écrivais dans un article paru en 2008 dans la revue Sécurité globale[4] , car le R.I.M. doit avoir avant tout comme rôle de soutenir les opérations. Et comme je le rappelais aussi, celles-ci ont profondément évolué : en Afghanistan, il s’agit à la fois d’affronter la menace militaire, bien sûr – rien de neuf pour la force armée – mais aussi et surtout de reconstruire un pays ravagé par près de quarante années de guerres ininterrompues. Il faut fournir aux populations les services élémentaires d’un pays qui doit retrouver la paix, relever et soutenir une économie aujourd’hui presque totalement dominée par le trafic de drogue, et enfin établir une gouvernance saine, apaisée et représentative. C’est l’objectif que s’est fixée la communauté internationale. Cette fois encore, vaste programme, ambitieux défi, dans une guerre dite « non conventionnelle » (nous y reviendrons plus loin).
Qu’est-ce qui préoccupe actuellement le plus le commandement militaire sur le terrain ? Gagner la bataille en réduisant les pertes alliées. Et partant de là, lapalissade, combattre la menace adverse. Les forces présentes sur le théâtre depuis Enduring Freedom et aujourd’hui la F.I.A.S. se sont engagées, selon Michaël Flynn, dans une guerre anti-insurrectionnelle, c’est-à-dire ayant pour but primordial d’annihiler l’insurrection.
Qu’est-ce qui préoccupe le plus les autorités politiques ? Sortir de ce guêpier sécuritaire et politique au plus tôt sans être accusées par la communauté internationale de n’avoir pas répondu au but ultime de l’intervention et au besoin essentiel des Afghans : relever et développer le pays.
Or les décideurs civils comme militaires ne disposent pas, selon Michaël Flynn, de la bonne information pour rendre les opérations engagées par l’ensemble des acteurs internationaux présents en Afghanistan efficaces et profitables à la population, faute de bon renseignement d’environnement. Alors que selon lui ces informations en provenance du terrain sont disponibles, mais ne parviennent pas aux décideurs. Qui plus est, cette information devrait pouvoir être disponible d’emblée à l’échelon qu’il juge comme le niveau clé, qui est le district. Faute d’une bonne organisation sur le terrain, les échelons qui opèrent la recherche et l’analyse des informations, qui devraient être correctement orientés sur les objectifs du renseignement pour donner satisfaction à la population afghane, en fait ne le sont pas. Des initiatives ponctuelles (« anecdotiques » selon Michaël Flynn qui cite en exemple à suivre trois unités, un bataillon des Marines et deux de la cavalerie au sein de l’Army) ont fait la preuve que, moyennant une adaptation du dispositif « renseignement » dans leur zone de responsabilité et une meilleure distribution et circulation de l’information, la situation sécuritaire s’était notoirement améliorée : la population et les responsables locaux découvrant des réalisations utiles et des actions de développement efficaces réalisées à leur profit, voyant donc leurs besoins vitaux satisfaits, ont contribué à marginaliser les insurgés et améliorer la situation sécuritaire. Les « esprits et les cœurs » sont ainsi gagnés. Les taliban reculent et les pertes par I.E.D. diminuent considérablement.
Alors que faire ? Tout d’abord, pour Michaël Flynn, rééquilibrer la recherche de l’information au profit du renseignement d’environnement. Cela veut dire que les équipes de terrain doivent s’intéresser avant tout aux populations, à leurs conditions de vie, à leurs besoins en services et aux infrastructures vitales, à l’économie et la gouvernance locale, leur évolution. Et « localement », c’est quoi ? Pour le général Flynn, c’est le niveau du district : c’est là qu’est conduite la bataille par les Task Forces, c’est là qu’elle doit être gagnée. C’est là que l’effort de renseignement doit être rééquilibré, et ensuite seulement aux niveaux supérieurs. Il s’agit d’être ouvert aux informations de tous les acteurs de terrain, dans un spectre très large : affaires civiles (équipes CIMIC, pour Civil Military Cooperation) ; équipes de reconstruction dans les provinces (ou Provincial Reconstruction Teams, P.R.T.s) ; équipes de sondage de la population, officiers de liaison afghans ; équipes dédiées à la condition féminine, organisations non gouvernementales (O.N.G.) ; volontaires et organisations dédiées au développement ; représentants de l’O.N.U. ; équipes d’opérations psychologiques (infoguerre en français)… c’est-à-dire toutes les équipes opérant au plus près des populations et des autorités locales. C’est une responsabilité du commandement, au même titre que les opérations. Mais les militaires ont tous la même propension à favoriser l’action et la force au détriment de la réflexion et l’analyse. Et c’est en fait ce qui se passe en Afghanistan. Mais pour Michaël Flynn, répondre aux attentes immédiates des populations va dans le sens d’une meilleure acceptation des troupes par les autochtones, et partant, d’une amélioration de leur sécurité sur le terrain, consécutive à une marginalisation des insurgés de la part des populations et des assemblées locales, ces dernières gagnant ainsi en crédibilité et en audience auprès de leurs administrés. Le général Michaël Flynn a servi en Iraq et en Afghanistan (au sein de l’opération américaine Enduring Freedom) : il y a appris que dans les guerres asymétriques et révolutionnaires, les populations constituent à la fois l’enjeu de la bataille et le milieu dans lequel elle se déroule, et hélas une cible pour l’adversaire. C’est donc la prise en compte plus organisée et mieux exploitée qu’à l’heure actuelle de ce principe qu’il propose ici.
Au plan de la ressource humaine, il estime que des renforts seraient inutiles dans les spécialités du renseignement. Il faut cependant que les centaines d’analystes présents en Afghanistan (il vise les brigades et les régions) ne soient pas cantonnés dans des postes surarmés et de ce fait mal utilisés – parce que mal orientés – dans les états-majors. Ils doivent aller au-devant de la réalité de terrain et collecter au plus près des équipes de contacts, c’est-à-dire au sein même des compagnies, ces informations d’environnement. C’est là qu’elles sont disponibles. Et ces informations ne sont pas détenues par les militaires uniquement, comme nous l’avons vu plus haut.
Ces informations de base (le Raw Material disent les Américains), nous l’avons vu, existent, sont disponibles, mais elles sont éclatées, disséminées, non regroupées, non croisées, et c’est là un autre défi donc pour l’organisation du renseignement, car le sacro-saint « cycle » évoqué plus haut ne peut être mis en œuvre efficacement. Outre l’absence au profit de tous les acteurs – donc incluant les Afghans – d’un réseau informatique de centralisation et d’échange de ces données, le général Flynn dénonce la culture du secret qui continue à animer la communauté du renseignement.
Une fois ces obstacles aplanis – ou tout au moins pris en compte -, il faut trouver les analystes capables d’identifier les sources d’information, de collecter les données utiles, d’en rendre compte de façon claire et compréhensible. Cette ressource humaine de qualité existe au sein de la D.I.A., dont les analystes pourraient opérer au sein de centres à créer (Stability Operations Information Centers), dédiés à la mission de reconstruction, au sein des états-majors régionaux de la F.I.A.S. Ces centres, véritables chambres de compensation des informations concernant la reconstruction et le développement, regrouperaient en outre ce que le général Flynn appelle des « courtiers » – on pourra dire aussi des aiguilleurs – chargés de router (en modes « tiré » comme « poussé ») les analyses pertinentes vers ceux qui en ont besoin, facilitant et dopant ainsi la diffusion. C’est à ce prix que les informations indispensables à la reconstruction pourront être prises en compte par tous.
Quelles autres questions soulève le général Flynn ? Celles que le renseignement moderne se pose en permanence :
- comment gérer le défi de l’utilisation des sources ouvertes, dont la participation à l’élaboration du renseignement en général oscille selon les spécialistes entre 80 et 90% ?
- comment classifier les informations et le renseignement (classification qu’il juge excessive et anachronique), sans tomber dans l’obsession du secret : dans une société où toute information est éphémère, très vite obsolète, et dans laquelle (presque) tout est disponible pour (presque) tout le monde, comment continuer à sur-classifier documents, données, sites et réseaux ?
- quelle doit être la place des analystes ? Près des décideurs ou sur le terrain même ?
- quel équilibre entre le « renseignement militaire » et le « renseignement d’environnement » qui, du fait de son étendue, fait appel à de nombreux acteurs, experts et spécialistes, bien au-delà des compétences des militaires et des civils oeuvrant au sein de l’administration ?
- quelle coopération-coordination avec les O.N.G. ?
Et ainsi de suite.
Mais surtout : Le général Flynn a bien lu Théorie et pratique de la contre-insurrection, de David Galula[5]. Il le martèle dans son texte : la coalition fait face en Afghanistan à une guerre de ce type, et pas une autre. Et ces guerres répondent à des caractéristiques souvent antinomiques par rapport à celles qui gouvernent la stratégie et la tactique des guerres conventionnelles. Il a, bien entendu, lu la nouvelle doctrine de contre-insurrection de l’Army et des Marines, complètement imprégnée des travaux de Galula.
Ainsi, comme nous le disions, les responsables militaires américains ont bien compris, suivant les préceptes de Galula, que la population était à la fois le milieu dans lequel évolue l’insurgé (« comme un poisson dans l’eau », disait Mao Zedong, expert en la matière), et sa cible. L’objectif primordial est donc de s’assurer l’assentiment de la population. Et pour ce faire, la première des priorités est, ainsi que le souligne le général David H. Petraeus – aujourd’hui à la tête de l’United States Central Command (le commandement central américain qui supervise les opérations en Irak et en Afghanistan) et qui préface l’édition française du traité de Galula – de «conserver la maîtrise de l’information et des attentes de l’opinion ». Récolter cette information, l’analyser et en tirer le renseignement utile aux opérationnels et aux décideurs politiques et militaires, c’est le rôle dévolu au renseignement. Ensuite, les opérations militaires doivent laisser la prééminence au politique (« la politique devient par elle-même une fonction opérationnelle », dixit Galula). Toujours très cohérent avec son maître à penser (qui estime à 20% seulement la part des opérations militaires dans ces guerres non conventionnelles), Michaël Flynn l’a assimilé, lorsqu’il reproche aux opérationnels et au renseignement militaire de se consacrer presqu’entièrement à « réagir aux tactiques de l’ennemi », ce qu’il appelle la « Red Activity » (à opposer à la « White », concernant les événements et données non militaires, s’agissant là d’adjectifs utilisés par Galula lui-même). Galula pour sa part va plus loin lorsqu’il déclare que « les opérations conventionnelles n’ont pas plus d’effet qu’une tapette à mouches ». Tout d’abord dans les districts. C’est la « taille optimale » de l’échelon d’application des préceptes de Galula, cohérent avec ce type de guerre pour une non dilution des efforts, ainsi qu’une entité administrative locale politiquement et militairement contrôlable par les fantassins. Car la victoire dans ce type de guerre « n’est pas la destruction des forces insurgées » : une fois détruites, telles l’hydre, celles-ci se recréent automatiquement, ce que souligne aussi Michaël Flynn. Cette réalité de terrain est vécue tous les jours en Afghanistan, malgré les communiqués et bilans satisfaits de la part de la force internationale.
Quelle « politique » ? Il s’agit pour Galula de conquérir le pays en mettant sur pied un « parti loyaliste » au détriment de l’insurrection, ce que là encore décrit Michaël Flynn en évoquant les « anecdotiques » (sic) expériences pratiquées sur le terrain, conformes à ses vœux, et ayant conduit le renforcement des shuras locales dans une marginalisation progressive des Taliban dans les districts concernés. Ainsi que le souligne Galula, « la bataille pour la population est une caractéristique majeure de la guerre contre-révolutionnaire ». A charge ensuite pour le pouvoir central de s’appuyer sur ces conseils qui lui seront acquis.
C’est donc ce traité et manuel mis dans son application la plus stricte : « Dans une guerre révolutionnaire, la force relative des adversaires peut être mesurée par le degré de soutien de la population, reflété dans les organisations politiques au niveau local ».
En somme, s’il fallait énoncer les maîtres mots pour les forces et donc le renseignement d’intérêt militaire en Afghanistan, on pourrait écrire : adaptation (de la stratégie à une guerre de contre-insurrection), imprégnation (des besoins des populations et des choix en matière de reconstruction), redistribution (des tâches et des rôles dans le domaine du renseignement dans les strates du commandement) : « The highly complex environment in Afghanistan requires an adaptive way of thinking and operating ».
Et en parfait « officier rens’», Michaël Flynn revisite le cycle du renseignement sur le théâtre pour coller à ces trois maître-mots :
- En matière d’orientation, c’est une responsabilité du commandement de définir clairement les objectifs stratégiques découlant des objectifs de la politique exposée plus haut, et de poser les bonnes questions (« Intelligence Requirements ») : « Creating effective intelligence is an inherent and essential responsibility of command. What we conclude is there must be a concurrent effort under the ISAF commander’s strategy to acquire and provide knowledge about the population, the economy, the government, and other aspects of the dynamic environment we are trying to shape, secure, and successfully leave behind. »
- Pour la recherche, il faut favoriser les déplacements des analystes sur le terrain – où ils seront plus utiles et plus efficaces – en rééquilibrant la récolte des informations et des données du « Red » vers le « White » : » Select teams of analysts will be empowered to move between field elements, much like journalists, to visit collectors of information at the grassroots level and carry that information back with them to the regional command level ».
- En ce qui concerne l’analyse, il propose de créer à l’échelon régional des centres dédiés à la collecte et l’exploitation de l’information de reconstruction – dont la plus grande partie est ouverte, y compris dans la presse – employant les meilleurs parmi les analystes : « These special teams of analysts and information brokers will work in what the authors are calling Stability Operations Information Centers. (The authors discuss how these Information Centers cooperate with, and in some cases replace, « Fusion Centers ».) »
- Enfin, s’assurer de la diffusion la plus large, par un réseau accessible au plus grand nombre (à tous !) des acteurs, de ce renseignement régulièrement mis à jour et réorienté en fonction de l’expérience acquise et des retours du terrain : « The analysts will provide all the data they gather to teams of « information brokers » at the regional command level who will organize and disseminate – proactively and on request – all the reports and data gathered at the grassroots level. »
Beaucoup de bon sens dans tout cela, en lieu et place de sensationnalisme journalistique, n’en déplaise aux contempteurs du renseignement. Mais où résident les limites du raisonnement de Michaël Flynn ?
Tout d’abord, il ne faut pas lire Galula à sens unique. Citons pour cela quelques mises en garde du « maître » :
- « Le loyaliste doit obtenir un succès significatif dans les tout premiers temps du conflit pour prouver qu’il a la volonté et les moyens de gagner ». La coalition a effectivement remporté des succès significatifs au tout début des hostilités, mais ni Al-Qaïda ni Ben Laden n’ont été vaincus, loin de là. Le mollah Omar prévoyait pour sa part une guerre longue, une guerre d’usure, ayant d’emblée choisi cette stratégie de pourrissement qu’il estimait payante sur le long terme vis-à-vis des Occidentaux. D’autant que l’effort de guerre américain et coalisé a pu momentanément s’essouffler après l’opération Enduring Freedom. Le temps semble lui donner raison.
- « Les opérations permettant de libérer la population de la menace insurgée et de la convaincre de la future victoire des loyalistes sont par nature intensives ; elles s’inscrivent dans la durée et requièrent une forte concentration d’efforts, de ressources et de personnels ; (… ) le fait que la guerre révolutionnaire traîne en longueur n’est le choix d’aucun des deux camps ». Les premiers combats remontent à octobre 2001. Essentiellement américain au début des combats (Enduring Freedom ), le flambeau des opérations militaires a été très progressivement transmis à l’OTAN, parallèlement à un effort américain longtemps uniquement accaparé par la recherche et la lutte contre Al-Qaïda et son maître spirituel dans le cadre de la Global War on Terror (GWOT). Aujourd’hui, après plus de huit ans de guerre, les opinions publiques se lassent d’un conflit qui s’enlise. Et crise économique et monétaire aidant, aucun des Etats présents, militairement ou pas, n’a « d’argent supplémentaire à mettre au pot ». Sans compter, comme le révèle un récent rapport de la mission de l’ONU en Afghanistan (l’UNAMA, dont le mandat est couvert par la résolution 1868-2009 du Conseil de Sécurité) que l’année 2009 a été l’année la plus meurtrière pour les populations locales depuis la chute du régime taliban.
- « L’initiative stratégique appartient par définition à l’insurgé ». C’est sa force, et il lui est loisible d’attaquer où et quand bon lui semble, dans un premier temps dans les zones qui lui sont tactiquement les plus favorables, où les populations lui sont les plus acquises, alors que les forces loyalistes sont accaparées ailleurs. Toujours selon l’UNAMA, (« The conflict has intensified and spread into areas that previously were considered relatively secure ») l’insécurité gagne du terrain. En conséquence, le principe d’action-réaction est inéluctable et la stratégie militaire, avec des moyens somme toute limités sur place, se focalise inévitablement sur cette menace armée.
- « Toute action politique efficace sur la population doit être précédée par des opérations policières et militaires contre les unités de guérilla et les organisations politiques des insurgés ». Faute d’avoir voulu ou su faire d’emblée les efforts militaires et policiers nécessaires, la coalition place maintenant tous ses efforts dans une politique de reconstruction et de renforcement de l’administration « loyale » : un cautère sur une jambe de bois ? Car à la veille (en fait le 3 janvier dernier) de la conférence de Londres, dont beaucoup de partenaires estiment qu’elle est prématurée, le Parlement afghan a récusé une grande partie du cabinet que proposait H. Karzaï[6], le président nouvellement réélu. C’est donc sur un gouvernement « loyaliste » – au sens de Galula – mal assuré, de la part duquel ses partenaires internationaux aimeraient voir des progrès réalisés en matière de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption, qu’il faudra compter. Ce qui fausse quel que peu, dans le cas du conflit afghan, la « rhétorique galuliste ».
- « Les réformes politiques sociales et économiques ne peuvent pas être lancées tant que l’insurgé contrôle la population ». C’est malheureusement le cas dans de nombreux districts, et là encore, les assertions du général Flynn ressemblent plus à des vœux pieux qu’à une stratégie raisonnée et raisonnable.
- « Le mythe de Sisyphe est l’un des cauchemars récurrents des loyalistes ». C’est ce qu’on peut proposer en guise de conclusion partielle à ces dernières citations, une fois encore, ce dont les opinions publiques occidentales ne sauraient se satisfaire. Car, toujours pour citer Galula : «Toute guerre est cruelle : la guerre révolutionnaire l’est plus encore », et les opinions publiques, influencées par les media, perdent patience.
En Irak, paradoxalement, les efforts intenses en matière de renseignement ont largement contribué à contrer les efforts pour faire sombrer le pays dans le chaos d’Al-Qaïda et de la rébellion, conjointement à des négociations secrètes menées avec différents groupes d’insurgés pour les rallier. Les derniers attentats déjoués début janvier à Bagdad le démontrent, ou, il y a plus longtemps comme l’évoque le général Flynn (qui a servi en Irak), la neutralisation d’Abou Moussab Al-Zarqawi. Mais ainsi que le souligne Galula, ces stratégies ont leurs limites, définies par l’influence que certaines « minorités » peuvent conserver vis-à-vis des populations.
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En conclusion, le rapport de Michaël Flynn n’est pas – n’en déplaise aux fâcheux – une « gifle » (pour reprendre l’expression d’un grand quotidien national) au renseignement américain en Afghanistan, même s’il reconnaît effectivement que les informations que récolte la presse américaine sur le territoire sont d’une grande utilité. Tout au moins en ce qui concerne les activités qu’il qualifie de « Whites», à savoir la connaissance de la population, de son environnement social, culturel et politique, ainsi que l’économie. La lutte contre les insurgés ressort d’une autre catégorie d’informations – qu’il qualifie de « Red » – et qu’on ne trouve pas dans les journaux (tâche cette fois dans laquelle Michaël Flynn n’écrit pas que les officiers du renseignement « sont à la traîne des journalistes »). C’est le rôle des Fusion Centers des régions, qu’il maintient et qu’il ne fustige pas, bien au contraire. Mais comme il l’écrit lui-même : « It is the question of balance we are addressing in this report » (dans ce rapport, c’est de l’équilibre à trouver entre le « rouge » et le « blanc » qu’il s’agit). Il qualifie même la population des analystes en ces mots : « These analysts – the core of them bright, enthusiastic, and hungry – are starved for information from the field « , ce que la presse s’est empressée d’occulter dans l’une des phrases hâtivement extraites du texte du général évoquant le manque d’information (« starving ») dont ils sont victimes. On est loin des « Mr Bean » évoqués par un autre commentateur de la presse télévisée.
Mais pour ne pas accabler la presse, laissons le dernier mot à un grand quotidien américain, dans une analyse brève mais … « intelligente» de ce papier : « Flynn makes it clear that intelligence plays a significant role in « finishing off enemy leaders. » But he believes the military’s priorities must be balanced to better understand local conditions »[7] (Flynn précise que le renseignement joue une rôle significatif dans l’éradication des leaders de l’insurrection. Toutefois il pense que les priorités des militaires doivent être équilibrées afin de mieux comprendre le contexte local). Gardons en mémoire que le général Michaël Flynn a servi au sein d’Enduring Freedom, une opération américaine lancée en octobre 2001 en Afghanistan, destinée à éradiquer les camps terroristes et les affidés d’Al-Qaïda (en fait tous les groupes armés insurgés qui se réclament de son influence, les taliban principalement). Elle se poursuit encore aujourd’hui avec le même objectif. Mais la mission pour laquelle l’I.S.A.F. est mandatée par le Conseil de Sécurité de l’O.N.U., sous l’autorité de l’O.T.A.N., est la stabilisation de ce pays. Le général Flynn, qui a participé aux deux forces, mélange-t-il les genres ? Sans doute non. Sans insister clairement sur les différences de mandats et d’engagements armés des Occidentaux, il délivre un message.
A vrai dire, sous couvert d’une critique de l’organisation du renseignement sur le terrain en Afghanistan, c’est à une pique contre le commandement militaire que Michaël Flynn se livre.
En effet, tout d’abord, il est étonnant de la part d’un grand professionnel du renseignement, qu’une telle réflexion qui étale une déficience capacitaire américaine et alliée sur le théâtre soit diffusée urbi et orbi par un Think Tank, même (surtout ?) si ce dernier est proche du Pentagone. Il est une règle dans la communauté internationale du renseignement de ne jamais révéler ses carences dans un domaine sensible. Ni Clausewitz ni Sun Zi n’auraient dit le contraire. Un « rapport » sur le renseignement est toujours confidentiel et réservé au commandement. Plus encore aux Etats-Unis, avec la nouvelle autorité de tutelle que représente le D.N.I. et les mesures mises en place dans cette communauté depuis le 11 septembre 2001. Et il ne s’agit pas a priori ici d’une fuite dans une presse libre et habituellement bien informée, mais d’une publication mise sur Internet. On peut comprendre que la hiérarchie militaire n’ait pas bien réagi à cette publication.
Ensuite, dans son texte, après avoir appâté la presse avec quelques phrases faciles sur la pertinence et l’intérêt du travail d’information des media sur le terrain, (« Some battalion S-2 officers say they acquire more information that is helpful by reading U.S. newspapers than through reviewing regional command intelligence summaries ». « It is little wonder, then, that many decision-makers rely more upon newspapers than military intelligence to obtain « ground truth. » » ) Michaël Flynn attaque directement le commandement – et pas seulement celui du théâtre – depuis le début de l’engagement : «Of critical importance to the war effort is how a commander orders his or her intelligence apparatus to undertake finite collection, production, and dissemination ». On ne saurait être plus clair. C’est une évidence pour les militaires : le commandement est responsable. A titre de comparaison, si l’on veut comparer les dispositions nationales françaises en la matière (proches de celles de nos amis américains), un décret (n° 2009-869 du 15 juillet 2009) dispose que le chef d’état-major des armées est « responsable de l’emploi des forces, (et) assure le commandement des opérations militaires ». « Il est le conseiller militaire du Gouvernement ». « (Sous l’autorité du ministre de la défense,) le chef d’état-major des armées est responsable : … (6°) du renseignement d’intérêt militaire. Il assure la direction générale de la recherche et de l’exploitation du renseignement militaire (et a autorité sur la direction du renseignement militaire) ». De telles dispositions réglementaires existent bien entendu de la même façon aux Etats-Unis d’Amérique. Et Michaël Flynn récidive dans sa conclusion : « Meaningful change will not occur until commanders at all levels take responsibility for intelligence. The way to do so is through devising and prioritizing smart, relevant questions – « information requirements » – about the environment as well as the enemy ». Messieurs les responsables, posez les bonnes questions, « orientez » mieux le renseignement, car c’est votre privilège mais aussi votre responsabilité.
Enfin, le général Flynn n’en reste pas là dans sa critique du commandement : il l’accuse également de se « tromper de guerre », et donc de mal conseiller le politique dans son rôle vis-à-vis de l’autorité suprême américaine. Mais soucieux de ne pas trop ébranler ses chefs, il les affuble du faux nez de la « communauté américaine du renseignement » (car le renseignement militaire, organiquement comme on l’a évoqué plus haut, ne s’auto-oriente pas) : « The U.S. intelligence community has fallen into the trap of waging an anti-insurgency campaign rather than a counterinsurgency campaign ».
Pour un militaire c’est une sentence claire : le commandement américain et allié en Afghanistan s’est trompé de guerre depuis le début des opérations.
- [1] Center for a new American Security, January 2010, www.cnas.org/
- [2] L’art de la guerre, traduction de Valérie Niquet,. Economica, Paris,1999
- [3] www.cnas.org/about
- [4] N°4, été 2008, Choiseul éditions.
- [5] David Galula, Contre-insurrection ; théorie et pratique, Economica, Paris, 2008
- [6] « L’Assemblée nationale afghane a rejeté, samedi 16 janvier, la majorité des ministres proposés par le président Hamid Karzaï deux semaines après avoir déjà écarté les deux tiers de ses propositions. Les 223 députés présents n’ont approuvé que 7 des 17 portefeuilles ministériels que le président afghan leur avait présentés samedi dernier. Après les sept ministres approuvés début janvier, le pays a donc désormais 14 ministres sur les 25 que le gouvernement doit compter. » (Le Monde.fr ;16.01.2010)
- [7] http://www.latimes.com/news/la-fg-afghan-intel5-2010jan05,0,1277282.story, Los Angeles Times, jeudi 14/01/2010.