La chute du mur de Berlin et la réunification de l’Allemagne : réflexions et conclusions du KGB
Colonel Igor PRELIN
Le colonel Igor Nicolaevich Prelin a servi toute sa carrière (1962-1991) au KGB où il a occupé successivement des fonctions au Service de contre-espionnage, au Service de renseignement (Guinée, Sénégal, Angola), à l’Ecole de renseignement – en tant que professeur – et comme officier de presse du dernier président du KGB, le général Kriouchkov.
De 1995 à 1998, le colonel Prelin est expert auprès du Comité de la Sécurité et de la Défense du Conseil de la Fédération de Russie (Moscou). Depuis, il consacre son temps à l’écriture d’essais, de romans et de scénarios, tout en poursuivant en parallèle une « carrière » d’escrimeur international.
Le texte ci-dessous a été rédigé à partir de sa conférence prononcée lors du colloque « Les espions ne venaient-ils que du froid ? », qui s’est tenu au Mémorial de Caen, le 14 novembre 2009, à l’occasion du 20e anniversaire de la chute du mur de Berlin.
Le temps passe avec une rapidité extrême. Seules deux décennies se sont écoulées depuis l’écroulement de la RDA et la réunification de l’Allemagne, mais cet événement est déjà passé en arrière plan et apparaît aujourd’hui comme un fait bien insignifiant en comparaison des changements survenus dans l’ex URSS et en Europe de l’Est. Les noms des organisations et des mouvements politiques de jadis s’estompent dans nos mémoires, de même que ceux des politiciens représentant les forces motrices de la soi-disant « Révolution de novembre» en RDA. Tout cela conduit à l’effacement de l’importance et du sens de ce qui s’est passé en 1989.
Pourtant, d’année en année, un plus grand nombre de gens s’intéresse à cet épisode dans l’espoir d’y trouver des explications supplémentaires et des réponses aux questions qui les intriguent encore, concernant le sens et les raisons de tout ce que c’est passé à l’époque. En effet, ces événements furent, pour nombre d’entre eux, l’incarnation de leurs espoirs ou l’origine de lourdes épreuves.
En Russie également, pendant toutes ces années, l’intérêt porté aux événements survenus en Allemagne n’a pas faibli. Vers la fin des années 1990, toute l’attention de mes concitoyens a été attirée par les événements survenus dans notre propre pays. Mais au cours des deux à trois années suivantes, les gens ont commencé à comprendre qu’un autre Etat avait disparu de la carte, pays dans lequel beaucoup d’eux avaient effectué leur service militaire ou qu’ils avaient visité en mission, en vacances ou en stage. Avec cette prise de conscience, la conviction s’est développée que la période entre octobre 1989 et le printemps 1990 était la plus intéressante et significative dans l’histoire contemporaine de l’Allemagne et qu’elle restera sûrement le centre d’intérêt de plusieurs générations de chercheurs futures.
La position soviétique sur la réunification allemande
En préalable, il est important de rappeler à beaucoup – et d’annoncer peut être pour la première fois aux autres – le fait, qu’après le 17 juin 1953 – c’est-à-dire après les événements présentés dans l’histoire comme « l’Insurrection de Berlin » – les dirigeants soviétiques ne furent jamais convaincus de la stabilité absolue du régime du Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED), malgré les serments mutuels des leaders du PCUS et du SED sur la stabilité immanente du socialisme en RDA. Il est connu aujourd’hui qu’au printemps 1953, soit un mois après la mort de Staline, Laurenti Beria a eu l’intention de proposer aux dirigeants soviétiques certaines mesures destinées à libéraliser le système politique en RDA, ouvrant la voie à une réunification avec l’Allemagne fédérale. Beria a entrepris un certain nombre de démarches concrètes en ce sens, notamment l’envoi en RDA du colonel Zoé Voskresenskaia-Rybkina, chef de la section du renseignement extérieur russe pour l’Allemagne, laquelle a été chargée d’organiser une série d’actions préparatoires en vue d’organiser des pourparlers aux niveaux supérieurs.
Toutes ces actions ont été stoppées après l’arrestation de Beria. Pendant les décennies qui suivirent, le point de vue selon lequel le stationnement des troupes soviétiques sur le territoire est-allemand était un garant suffisant de stabilité et d’inviolabilité du socialisme en RDA prévalut.
Toutefois ce point de vue évolua avec le temps. Les changements qualitatifs intervenus dans les rapports entre les deux Allemagnes ont permis d’amorcer le processus de leur rapprochement. Dans ce sens, le rapport établi à l’été 1988 par la division d’analyse du renseignement extérieur est-allemand sur la situation et les perspectives des relations entre RDA et RFA présente un intérêt particulier.
Dans les six mois qui ont suivi la visite de Erik Honecker à Bonn, l’évolution des rapports inter-allemands a connu une nette accélération, mettant en lumière certaines tendances, dont la plus importante était la dépendance économique croissante de la RDA vis à vis de la RFA. Une des conclusions de ce rapport était que le rétablissement de la nation unifiée allemande devenait à l’ordre du jour. En même temps pour ne pas choquer les dirigeants soviétiques qui se nourrissaient de l’idée inébranlable qu’il fallait sauvegarder l’Europe d’après-guerre, les auteurs du rapport furent particulièrement prudents dans la formulation de leur analyse, en utilisant des euphémismes types : « évolution des processus de rapprochement par son propre dynamisme » ou « développement difficilement réversible des rapports communs germaniques », etc.
La prudence des auteurs du rapport étaient justifiée. En effet, on se souvient qu’à l’époque, le rétablissement de l’unité allemande n’était envisagé que comme un processus long devant passer par la création d’une confédération comme étape obligatoire intermédiaire. La meilleure illustration en était le développement dynamique des rapports entre les villes de l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest accompagné de la création de structures destinées à la formation d’une confédération allemande.
Il est remarquable de noter que lors des discussions autour de ce rapport avec les fonctionnaires de la Direction du renseignement extérieur du KGB chargés des questions allemandes, son contenu a provoqué une très vive réaction des participants. Pourtant la thèse de la réunification imminente de l’Allemagne n’a provoqué aucune objection. Tout le monde a été plutôt préoccupé des questions suivantes: est-ce que les dirigeants soviétiques ne remarquent pas ce qui se passe en RDA ? Est-ce que ces processus sont pris en compte dans les plans à long terme ?
Il est évident que la liberté d’action des dirigeants soviétiques à l’égard des questions allemandes a été réduite en raison des problèmes politiques intérieurs en URSS où les tendances destructrices étaient grandissantes, provoquées par les actions désordonnées de la transformation dite perestroïka . Pour cette raison, l’Union soviétique conservait la même ligne politique officielle, continuant d’affirmer son partenariat stratégique avec la RDA. En réalité ces serments n’avaient qu’une valeur purement déclarative et n’étaient soutenus par aucune action pratique.
J’ai eu l’occasion de débattre de ces sujets avec beaucoup de fonctionnaires du KGB en poste en RDA et RFA à cette époque. Ils étaient tous du même avis : cette période était extrêmement pénible et préoccupante pour eux. La cause de leur inquiétude était tout d’abord le sentiment d’une éventuelle catastrophe militaire, car le déroulement des « actions révolutionnaires » avaient lieu sur un territoire est-allemand où l’énorme concentration de forces armées et de matériel militaire soviétique, à proximité d’un arsenal occidental non moins développé, pouvait dégénérer en un conflit militaire imprévisible et funeste. Leur inquiétude était accrue par la compréhension que la chute de RDA entrainerait l’affaiblissement des positions de leur propre pays et jouerait un rôle négatif dans son évolution, qui d’ailleurs avait déjà pris à cette époque une tournure difficile et non prévisible.
Il faut souligner qu’existait dans certains milieux soviétiques un point de vue naïf selon lequel, si les idées de la perestroïka pouvaient être réalisées en RDA – de la façon dont elles avaient été conçues au début en URSS – cela aurait permis de réduire complètement la tension sociale interne et d’assurer la stabilité et la prospérité de l’Allemagne de l’Est pour une longue période. Malheureusement cette vision, qui ne tenait pas compte de la réalité, s’est avérée complètement erronée. En effet, le malaise dont étaient atteintes les structures supérieures de la société est-allemande était particulièrement prononcé et la nomenclature du pays a montré rapidement son incapacité à assurer la direction de la société dans ce nouveau contexte.
Les données qui nous parvenaient via le KGB – et qui sont devenues plus tard connues de tous grâce à la transparence ( glasnost ) – témoignaient de manière très claire de l’absence, chez la plupart des fonctionnaires du SED, de la moindre morale dans la direction de leur pays. En dépit de nos convictions traditionnelles sur le caractère national allemand – dont les traits essentiels sont obéissance, self contrôle, ponctualité et autres attributs d’honnêteté – la nomenclature supérieure d’Etat et du parti de RDA s’est avérée aussi corrompue que ses confrères slaves ou asiatiques. Le mépris de la loi, le népotisme, l’appropriation des ressources nationales et autres pratiques critiquables étaient devenues courantes parmi les dirigeants est-allemands.
Selon les conclusions du KGB, c’est justement cette situation qui a provoqué l’effondrement du régime de la RDA, car elle nourrissait largement la contestation. Les déclarations hardies et sans compromis des leaders des mouvements civils contre les abus des dirigeants du parti et du pouvoir – et contre la multiplication de leurs privilèges et de leurs avantages éhontés – ont largement contribué à l’adhésion massive de la population aux mouvements civils.
Aujourd’hui, le temps a passé. La distance historique nous permet de mieux analyser certains aspects particuliers des événements révolutionnaires survenus en Allemagne de l’Est. L’un des plus importants est d’observer qu’aucun dérapage n’a eu lieu. En effet, malgré leurs différences d’idées et leurs buts contradictoires et antagonistes, les forces politiques en présence en RDA à l’automne 1989 ont su manifester leur bonne volonté dans la recherche de compromis et la collaboration afin de sauvegarder le contrôle sur la situation du pays. Grâce aux actions réfléchies du gouvernement de Hans Modrow, en concertation avec l’ensemble des leaders des mouvements civils et des autorités de l’église évangélique, les manifestations massives ont été contenues dans des limites relativement contrôlées et ont pu conserver un caractère non-violent.
Des événements imprévisibles ?
Personne ne peut affirmer qu’au printemps ou à l’été 1989, existaient des signes annonciateurs des événements qui allaient survenir à l’automne. Aujourd’hui, cette même constatation est faite dans les travaux des auteurs allemands et étrangers qui sont unanimes sur le fait que l’année 1989, jusqu’au mois de septembre, n’avait rien de particulier par rapport aux précédentes. Des auteurs comme A. Mitter et S. Wolle ont notamment écrit dans la préface du recueil des documents du ministère de la Sécurité d’Etat (MfS) de RDA: «Le prophète le plus insolent ne pouvait s’imaginer que des milliers de gens iront déferler dans la rue en fin d’année pour proclamer la liberté et la démocratie ».
L’évolution des événements en RDA au troisième trimestre 1989 a été surprenante non seulement pour les politiciens, diplomates, fonctionnaires des services spéciaux et journalistes de quatre grandes puissances investies d’une responsabilité en Allemagne, mais également pour les Allemands eux-mêmes. Evidemment, ces derniers observaient le développement des critiques à l’encontre du régime en RDA et l’accroissement des tendances favorables au rapprochement entre les deux Allemagnes. Mais l’idée même d’une proche réunification du pays semblait absurde au cours du premier semestre 1989.
Pourtant le dernier trimestre 1989, qui a débuté par les festivités du 40e anniversaire de la RDA, s’est traduit par la dislocation du régime du SED et des structures de pouvoir sur lesquelles il s’appuyait. Les mois suivants ont été marqués par le renforcement des partis orientés vers le capitalisme, par le démontage des structures socialistes et par l’intégration de la RDA dans l’Allemagne de l’Ouest, conformément à l’article 26 de la loi principale de RFA.
En étudiant le sens de ce qui s’est passé, les analystes du KGB se posèrent principalement deux questions : « Cette réunification était-elle inévitable ? » et « Quelles en étaient les causes ? ». Mais, avant de faire part de leurs réponses, il faut souligner qu’il s’agit des évaluations et conclusions faites par les analystes du KGB à la suite immédiate des événements de 1989, car après l’implosion de l’URSS et la liquidation du KGB, les problèmes de l’Allemagne de l’Est n’intéressèrent plus personne en Russie.
La réunification était-elle inévitable ?
Pour ce qui est de la première question, il convient de souligner que les analystes du KGB étaient intimement persuadés que le rétablissement d’une Allemagne unifiée était un fait inévitable. Leurs conclusions étaient fondées sur la constatation que la tendance à l’unité de la communauté germanique avait un caractère permanent et que cette idée était partagée par les deux états allemands. De plus, ils observaient que les aspirations à la réunification grandissaient constamment depuis plusieurs années, et avaient pris un caractère accéléré et dynamique à partir septembre 1987 quand eut lieu la visite d’Etat de Honecker en RFA.
Toutefois, presque tous les analystes du KGB formulaient, en 1989, une réponse négative, parce qu’il existait sans doute à l’époque une voie alternative. Comme l’a formulé Modrow en 1991, un autre chemin aurait pu être celui de « la stabilisation d’une RDA rénovée, pour préparer la confédération puis l’unité ; cette voie aurait permis aux citoyens est-allemands d’éviter de beaucoup de peines subies ». Aujourd’hui la question du choix des voies et des conditions éventuelles de la réunification de l’Allemagne a perdu sa valeur puisque l’histoire n’accepte pas de mode subjonctif.
Les facteurs clés de la chute de la RDA
En ce qui concerne la seconde question, relative aux causes de la « révolution de novembre » en RDA, les analystes du KGB ont distingué cinq facteurs qui ont joué un rôle dans ces événements.
– Le premier est celui de la nécessité objective de la sauvegarde et du rétablissement de la nation unifiée allemande .
La tendance à la réunification s’est manifestée d’une manière directe et parfois spontanée à travers l’accroissement des contacts et des liens entre les deux Allemagnes. Elle s’est surtout incarnée à travers les fuites des citoyens de RDA vers l’Ouest. Conformément au compte rendu secret du MfS du 30 juin 1989, plus de 125 000 citoyens de RDA ont déposé une demande d’émigration à l’Ouest, tandis qu’en 1988 le nombre total des permissions délivrées en faveur des citoyens de RDA n’était que de 30 000.
Un autre domaine dans lequel cette tendance à la réunification du pays se faisait sentir d’une manière permanente était l’exploitation du système des communications et des autres éléments de l’infrastructure.
Ainsi, l’évolution des liens inter-allemands a créé, en 1989, une situation unique quand l’interdépendance croissante et l’interpénétration de deux Etats allemands les a emmené à un autre niveau qualitatif et quand leur réunification a cessé d’être vue comme impossible.
– Le second facteur concerne les événements économiques qui ont contribué au glissement de RDA vers la catastrophe à l’automne 1989 .
Le modèle qui prévoyait le développement d’une économie prospère en RDA, sur la base de l’exploitation des matières premières en provenance d’URSS et de l’utilisation des technologies occidentales, s’est avéré dénué de fondements pour de nombreuses raisons. Cela a été aggravé par la croissance de l’endettement financier de la RDA par rapport à la RFA. Pendant les 15 dernières années de son existence, le niveau de vie en l’Allemagne de l’Est était relativement élevé par rapport aux autres pays du camp socialiste. Mais le pays vivait à crédit, sa consommation intérieure dépassant toujours la masse de ses propres produits et services.
– Le troisième facteur est relatif à la montée en puissance dans le pays d’une insatisfaction croissante, qui a atteint, pour des raisons variées, sa masse critique au dernier trimestre de 1989.
. Contrairement aux autres pays socialistes européens, il n’y avait pas en RDA de couche sociale significative de représentants d’anciennes classes privilégiées qui soit hostile au régime. Grâce aux frontières ouvertes jusqu’en 1961, les propriétaires fonciers et des usines, les fonctionnaires supérieurs et leurs parents, ont pu se déplacer régulièrement de l’Allemagne de l’Est vers l’Ouest. L’opposition en RDA s’est formée principalement autour de la génération ayant grandi avec le socialisme.
. L’influence idéologique de l’Ouest sur la population était beaucoup plus puissante en RDA que dans les autres pays socialistes. Les citoyens de est-allemands captaient sans difficulté et sans barrière linguistique plusieurs programmes de télévision ouest-allemande et quelque dizaines de programmes radio diffusés depuis la RFA et Berlin de l’Ouest.
. Le comportement des dirigeants de RDA, interdisant tout critique à leur égard, a contribué au renforcement de l’opposition intérieure. Chaque apparition d’une pensée opposée était qualifiée d’activité hostile. L’instauration du système de surveillance total organisée par le service de sécurité (Stasi) a été accentué par le penchant à la délation propre à la mentalité allemande. Tout cela a contribué à ce que le moindre mécontentement soit dénoncé et ses auteurs rangés dans la catégorie des ennemis du socialisme. Ils devinrent l’objet de poursuites de tout genre pouvant aller jusqu’à l’incarcération. La plupart des citoyens de cette catégorie étaient ceux qui nourrissaient l’intention de partir à l’Ouest.
. Les médias nationaux ont une responsabilité non négligeable dans le développement du mécontentement intérieur et de la critique du régime. Conformément aux directives du Comité central du SED, la presse devait glorifier les exploits des travailleurs et faire briller la réalité quotidienne. Les articles critiques étaient pratiquement absents, les erreurs et problèmes étaient passés en silence. Surtout, le culte personnel de Honecker prenait parfois des formes grotesques.
. Une impulsion à la montée en puissance des opinions critiques et négatives en RDA a été donnée par le développement des processus de transformation – dits perestroïka – en Union soviétique. Les idées de « transparence » et « d’ouverture » proclamées par les dirigeants soviétiques ont recueilli un soutien enthousiaste en RDA, mais elles étaient en forte contradiction avec la ligne politique des dirigeants d’Allemagne de l’Est. Honecker et ses proches, en déclarant officiellement l’intangibilité de l’amitié soviéto-allemande, ont pris en réalité une position hostile à l’égard de Mikhaïl Gorbachev et de sa ligne politique. Cette position a poussé les dirigeants de RDA à un rapprochement étroit avec d’autres leaders politiques hostiles à la transformation, tels Ceaucescu. Cela a abouti aux restrictions des contacts de la population de RDA avec les ressortissants soviétiques et à l’interdiction dans le pays de certaines publications soviétiques. Tout cela a provoqué naturellement un mécontentement aigu dans une large partie de la population est-allemande, qui s’est manifesté à tous les niveaux chez les citoyens ordinaires ainsi que chez les membres de la direction supérieure du parti. Il faut bien comprendre que l’accueil exalté toujours réservé par la population de RDA à Gorbatchev était en même temps une expression de protestation explicite à l’égard de ses propres dirigeants. La phrase très connue de Gorbatchev «celui qui est en retard sera bien puni par l’histoire», lancée lors de sa rencontre avec la population au centre de Berlin, le 6 octobre 1989, a été interprétée par les Allemands de l’Est comme un appel aux actions actives contre Honecker et son régime.
. Le comportement négatif de Honecker par rapport à la perestroïka en URSS s’était déjà manifesté clairement au cours de l’année 1985. Le leader communiste de RDA avait refusé catégoriquement l’idée de la nécessité des transformations démocratiques semblables à la perestroïka gorbatchévienne dans son pays. Son style de direction est alors devenu plus dur et autoritaire et toutes les discussions au niveau du bureau politique ont été pratiquement arrêtées.
– Le quatrième facteur est celui de la corruption presque totale de la nomenclature est-allemande , ce qui a abouti, comme le démontrent les événements ultérieurs, à l’affaiblissement des positions des dirigeants de l’Etat et du parti. Les délits et forfaitures de tout genre ont été typiques parmi les dirigeants de haut échelon dans tous les autres pays socialistes. Ils sont bien connus et il n’y a pas besoin de nommer ici les personnes et les faits concrets. Toutefois il convient d’insister sur une pratique propre à la nomenclature en RDA : l’appropriation par les fonctionnaires d’Etat de toute catégorie, ainsi que par leurs parents, des biens des citoyens partis à l’Ouest. La corruption prononcée du régime et du parti les ont privé du support des masses populaires comme des structures sur lesquelles ils s’appuyaient, ce qui a entrainé leur dislocation rapide et leur chute vertigineuse.
– Enfin le cinquième facteur concerne la faible liberté de manoeuvre des dirigeants de RDA , qui les a empêché de prendre les décisions appropriées et les a conduit au bout de compte à la perte du contrôle sur la situation du pays. Celle-ci est due à plusieurs éléments :
. la perte du soutien des anciens alliés suite à la dislocation de la communauté socialiste et de l’Organisation du traité de Varsovie ;
. l’isolement de la RDA sur la scène internationale;
. la vulnérabilité des structures du pouvoir basées sur la direction autoritaire de Honecker, démontrée lors de sa maladie en juillet/août 1989;
. le jugement erroné des dirigeants de RDA quant à leur popularité parmi la population et à la stabilité du régime ;
. l’incapacité de Honecker de faire une appréciation adéquate de l’évolution des changements dans son pays et de pouvoir corriger opportunément sa ligne politique;
. l’effet négatif des préparatifs des festivités du 40e anniversaire de la RDA : les dépenses énormes effectués à ces fins combinées au manque de volonté d’entreprendre des réformes ;
. les erreurs tactiques multiples des dirigeants de RDA à tous les niveaux afin de rétablir le contrôle sur la situation. Tous les efforts de la direction de RDA pour normaliser la situation se sont avérés non seulement sans succès, mais ont contribué d’avantage à l’accroissement de la tension interne.
L’analyse des services de sécurité est-allemands
En analysant la situation en RDA à la veille et lors des événements qui ont conduit à la destruction du mur de Berlin et à la réunification de l’Allemagne, il est indispensable d’étudier l’activité des services de sécurité allemands.
Le ministère de la sécurité d’Etat (MfS) disposait d’un appareil puissant, qui comptait à la dernière année de son existence quelques 95 000 fonctionnaires avec un réseau très ramifié de 300 000 agents dotés des moyens techniques les plus modernes. Si l’on tient compte qu’il n’y avait à l’époque en RDA que 700 000 personnes d’un niveau d’éducation supérieur, cela signifie que près de la moitié d’entre eux renseignait les services, ce qui nous donne une bonne appréciation de l’enrôlement de la population est-allemande – surtout de sa classe « intellectuelle » – dans l’activité des organes de la sécurité d’Etat. Cette intervention massive du MfS dans la vie sociale et politique en RDA exerçait une influence significative sur l’état de la conscience publique, avec des déformations inévitables.
D’après l’opinion des représentants du KGB en poste à l’époque en RDA, le ministère de la sécurité d’Etat connaissait parfaitement la situation et tenait le pays sous son contrôle total. Il ne se bornait pas uniquement par des actions isolées, mais exerçait également «le contrôle en surface». Ainsi, le MfS disposait à tout moment de l’information totale et authentique sur l’activité des forces d’opposition dans le pays, sur leurs liens avec les éléments présents en Allemagne de l’Ouest et à Berlin Ouest, et il était capable, dans la majorité des cas, de limiter l’activité de ces forces. Ainsi, en analysant la situation du pays, le MfS était parvenu à la conclusion tout à fait correcte sur ce qu’il n’y avait pas, à l’époque, d’opposition clandestine dans le pays. Les forces d’opposition étaient dans un état amorphe, représentées essentiellement par des groupes de l’intelligentsia dissidente, de tendance écologique, pacifique ou cléricale.
Sans le document établi par le Centre d’analyse et d’information du MfS à l’intention du Bureau politique du SED, il était écrit, qu’à la date du 1er Juillet 1989 il y avait dans le pays 50 groupes exerçant de activités d’opposition, regroupant un total de 2 500 personnes. En plus, il existait approximativement une dizaine de cellules de coordination ou de formation qui s’efforçaient de réunir ces groupes isolés. Selon l’estimation du MfS, ces cellules ne comptaient que 600 activistes au plus. Parmi eux il y avait soi-disant un «noyau dur», composé de 60 personnes plutôt fanatiques, guidées par l’idée de leur mission particulière, par leurs ambitions et l’envie de coiffer les mouvements politiques, dont les plupart étaient des ennemis convaincus du socialisme. Ainsi, l’ampleur du mouvement d’opposition en RDA au premier semestre 1989 n’était pas importante, ce qui était d’ailleurs en pleine conformité avec les conclusions faites par les analystes du KGB.
Les analystes du KGB ont souligné dans leur évaluation du potentiel politique négatif en RDA, que les opposants au régime personnel d’Honecker étaient plus nombreux par rapport à ceux opposés au système socialiste en général. D’ailleurs, il ne fallait pas intégrer automatiquement dans les rangs des ennemis du socialisme les gens souhaitant la réunification avec la RFA. Il va de soi que les analystes du MfS le comprenaient, mais ils n’osaient pas, pour des raisons tout à fait évidentes, porter ces conclusions à la connaissance des dirigeants de RDA.
Pourtant le ministère de la Sécurité d’Etat informait de manière assez exhaustive et objective les dirigeants politiques sur la situation dans le pays. Néanmoins les renseignements et analyses transmis, comme ceux provenant des services secrets des autres pays – y compris du KGB – n’annoncèrent jamais sur les événements qui allaient survenir à l’automne 1989.
Il est amusant de rappeler l’anecdote suivante. Au début de l’année 1990, la représentation du KGB en RDA s’est vu reprocher par Moscou que ses rapports d’activité de l’année précédente ne contenaient aucune information annonçant les événements de l’automne 1989. Ce reproche n’a provoqué qu’un sourire sarcastique chez les analystes de la représentation, qui ont vite imaginé qu’elle aurait été la réaction à Moscou si de telles informations avaient été envoyées avant les événements et qu’elles auraient été les conséquences pour eux, s’ils avaient annoncé au mois d’août, ou même en septembre, que le régime du SED s’écroulerait avant fin de 1989 !
Pourtant, en analysant les documents rédigés par le MfS, on peut confirmer qu’ils se distinguaient par leur grande qualité d’analyse, mettant en lumière les tendances dangereuses de l’évolution sociale et proposant parfois des suggestions quant aux voies et méthodes pour les corriger. Par ailleurs, grâce à l’activité efficace du service de renseignement extérieur, les dirigeants de RDA étaient aussi régulièrement informés du contenu des rapports des services secrets occidentaux quant à leur analyse de l’évolution de la situation dans leur pays.
Néanmoins, l’activité des services du MfS ne servit à rien. La direction supérieure de la RDA ne prêta pas attention aux avertissements lui étant adressés et ne prit pas de mesures appropriées pour stabiliser la situation du pays. Il était évident que Honecker et ses proches collaborateurs avaient perdu contact avec la réalité et vivaient dans l’illusion des fêtes et des démonstrations aux flambeaux soutenus par les rapports sur les exploits des réalisations socialistes. Comme l’a bien dit Markus Wolf, l’ancien chef du service du renseignement extérieur de RDA : «c’était un mode de pensée illusoire qui s’appuyait sur un système désuet».
ANNEXE
APERÇU HISTORIQUE DE LA QUESTION DE LA REUNIFICATION ALLEMANDE VUE PAR MOSCOU
La réunification, ou plus précisément l’anschluss, c’est-à-dire l’absorption par la grande Allemagne (fédérale) d’une autre Allemagne plus petite (démocratique) est un phénomène qui a donné lieu à de nombreuses réflexions après la Seconde Guerre mondiale, notamment lorsque l’on se pose la question sur la façon dont la division a eu lieu. La réponse est que ce partage a été réalisé par les démocraties occidentales en application du plan Inimaginable, défini par Churchill, qui prévoyait que dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, soit le 1er juillet 1945, la troisième guerre mondiale devrait être commencée contre l’Armée rouge, avec une force de frappe principale composée de nouveau par les Allemands. Ce plan est confirmé par de nombreux documents.
La division de l’Allemagne était en contradiction avec les intérêts de l’URSS, car c’était la voie directe vers le monopole des Etats-Unis sur le marché mondial. Pour cette raison, Staline avait avancé une proposition à Postdam : une Allemagne unique et démocratique, avec des partis et des syndicats unis, des organes de presse unifiés et l’église catholique et protestante pour tous. La réponse des Alliés fut alors : « nous sommes contre l’entité politique de l’Allemagne unifiée, contre les partis et syndicats unis ».
L’Union soviétique a ensuite proposé en 1946 d’organiser des élections libres en Allemagne, de créer un gouvernement national, de signer avec ce gouvernement un traité de paix et de faire partir, en moins de deux ans, l’ensemble des forces d’occupation étrangères. Toutes les autres puissances étaient contre ce plan. Marshall, le secrétaire d’Etat américain déclara : « Nous n’avons pas confiance en la volonté démocratique du peuple allemand. Le traité de paix sera élaboré sans consulter les Allemands et leur sera imposé quand Washington le jugera utile ».
En 1947, lors de la conférence à Londres, où l’Union Soviétique n’a pas été invitée, les Etats-Unis ont fait adopter une résolution sur la création d’un Etat ouest-allemand séparé, sur sa remilitarisation et son intégration dans le bloc militaire ouest-européen. Cette solution a été soutenue par tous les Etats occidentaux, à l’exception de la Finlande et de l’Autriche, qui sont restées neutres.
L’étude des mémorandums du Conseil national de sécurité américain de l’époque démontre incontestablement que toutes les tentatives de l’Union soviétique pour s’entendre avec les Etats-Unis quant au problème allemand – comme sur les autres questions – ont été absolument inutiles, car les Américains n’étaient pas en accord avec le fait même de l’existence de l’URSS.
Cela est confirmé par une lettre de Josef Grew, ami de Roosevelt et vice-secrétaire d’Etat, adressée à Harry Truman, le 19 mai 1945, soit dix jours après la fin de la guerre: « S’il y a une chose inévitable au monde, c’est la guerre entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique. Il serait mieux que cette confrontation intervienne avant que la Russie ne rétablisse son économie détruite par la guerre et ne transforme ses potentiels humains et naturels en capital politique et militaire ».
Immédiatement après la conférence de Postdam, Truman chargea Eisenhower d’élaborer l’opération Totality. Ainsi, vers la fin du mois d’août, quand la guerre contre le Japon faisait encore rage et que les troupes soviétiques menaient les combats à coté des Américains, fut définie une liste de 15 villes soviétiques désignées comme cibles prioritaires des bombardements atomiques. A cette liste était annexée des calculs réalisés à partir des expériences de Hiroshima et Nagasaki, sur le nombre des charges nécessaires pour les anéantir.
Au moins 16 scénarios de guerre nucléaire contre l’URSS ont été élaborés entre 1945 et 1949 et la liste des cibles est passée de 15 à 200 villes, avec chaque fois le nombre correspondant des bombes prévues à cette fin. Si les services de renseignement américains avaient su à l’époque que la première bombe atomique soviétique avait été construite grâce à l’utilisation d’uranium extrait en Allemagne de l’Est et en Tchécoslovaquie, ils auraient plutôt accepté la proposition de Staline du départ des forces d’occupation étrangères du territoire allemand.