Le conflit russo-ukrainien : une guerre pour qui ?
Yves BONNET
Toute guerre a son commencement, son déroulement, son achèvement dans le sens où On achève bien les chevaux.
Le commencement
Le commencement, sur lequel je ne m’étendrai pas outre-mesure, nous est proposé par un ensemble d’échanges de mauvais procédés entre deux pays moins inégaux qu’on pourrait le penser avec, comme corollaire, une méfiance inextinguible voire une haine héréditaire comme seuls les peuples peuvent en nourrir.
Juridiquement, l’Ukraine est née au XXe siècle, précisément le 17 mars 1917 par détachement de la Russie et de l’Autiche-Hongrie ; c’est donc une jeune nation qui émerge d’une longue occupation polonaise et lituanienne et qui a subi des incorporations diverses, la plupart russes. Le mot d’Ukraine (« marche ») correspond à celui de Krajina, cette zone indécise qu’on retrouve entre Serbie et Croatie.
La dislocation de l’empire austro-hongrois permet l’émergence d’une république populaire d’Ukraine occidentale, la ZUNK, mais les arrangements polonais et roumains de la Conférence de la paix mettent fin aux espérances ukrainiennes.
Paradoxalement, presque trente ans plus tard, ce sont les Soviétiques qui apportent aux Ukrainiens leur première forme d’État en réunissant, la République socialiste fédérative de Russie, la République socialiste soviétique d’Ukraine, la République socialiste de Biélorussie et la République socialiste soviétique de Transcaucasie. Deux conceptions de l’avenir de ces entités territoriales et humaines s’opposent : celle de Staline, qui pousse à la fusion des quatre républiques ; et celle de Lénine qui prône une fédération ; cette dernière l’emporte. Dès lors, l’Ukraine jouit d’une autonomie inespérée. Pourtant le meilleur est encore à attendre avec la guerre qui n’en finit pas entre Blancs tsaristes et Rouges communistes : pour les populations dont c’est le commencement des épreuves, les belligérants vivent sur le pays et les affament.
Les Bolcheviks l’emportent finalement : la partie anciennement russe, avec Kiev pour capitale, est intégrée à l’URSS ; tandis que la partie anciennement autrichienne, avec Lviv, devient polonaise. La petite Ukraine subcarpatique vote son rattachement à la Tchécoslovaquie, et la Bucovine à la Roumanie.
La paix n’apporte pas grand-chose si ce n’est la soviétisation entreprise sous le nom « d’indigénisation » qui vise une libération des minorités non nationales que contestent les communistes ukrainiens. Kaganovitch, un juif ukrainien protégé de Staline, émerge alors qui promeut l’ukrainisation, avec pour conséquence immédiate l’usage généralisé de l’ukrainien, mais qui ne peut empêcher le russe de se répandre dans les villes.
L’industrialisation avance à marche forcée. L’Ukraine est une de ses terres d’excellence : la plus grande centrale hydraulique d’Europe est construite sur le Dniepr et le bassin minier du Donbass voit la consécration de la noblesse du travail avec le mythe largement exagéré du stakhanovisme.
Staline change de cap en 1923 avec la russification aux dépens du nationalisme ukrainien. En 1929, un procès exemplaire par son ampleur envoie au poteau d’exécution, en prison ou au goulag la fine fleur de l’intelligentsia ukrainienne. Surviennent alors ce qui constitue les étapes majeures de la soviétisation de l’Ukraine : les famines de 1922 et 1933, cette dernière, dite Holodomor, faisant quatre millions de morts.
L’Ukraine va subir le lot ordinaire de l’oppression soviétique avec une nouvelle famine en 1947 et les grandes purges de 1937.
Quand l’Ost Heer allemande pénètre en Ukraine, elle est bien accueillie par une population satisfaite de la retraite de l’oppresseur. C’est la première et profonde rupture entre « Russes » et « Ukrainiens » avec la création d’un État ukrainien inféodé et allié du IIIe Reich et l’enrôlement sous le drapeau à croix gammée d’effectifs suffisants pour que soit créée une division Waffen SS entière. Ce n’est pas le seul engagement ukrainien aux côtés des nazis : les volontaires affluent en renfort d’autres divisions SS et dans l’encadrement des camps de concentration. En témoigne aussi l’engagement de nombreux Ukrainiens dans les forces de police, la Légion ukrainienne, le 201e bataillon de la Schutzmannschaft, l’armée de libération de l’Ukraine, l’armée insurrectionnelle de l’Ukraine (UPA) et surtout la 14e division de la Waffen SS citée plus haut, la division Galicie. Aujourd’hui encore, comme nous le verrons plus loin, il s’en trouve des réminiscences comme le désormais célèbre régiment Azov dont les soldats arborent des insignes inspirés de ceux de la Waffen SS.
Au plan territorial, l’invasion conjuguée de la Pologne par l’URSS et l’Allemagne en 1939 permet à l’Ukraine soviétique d’agrandir son territoire, mais au prix de la répression stalinienne, ce qui nous renvoie aux exactions soviétiques et à l’entrée de l’Ost Heer en Ukraine deux ans plus tard, saluée comme libératrice par une notable partie de la population. Celle-ci prend vite le pli des pratiques nazies : les juifs sont exécutés en grand nombre comme l’appareil communiste des commissaires du peuple. D’autres Ukrainiens, qui sont restés fidèles à leurs ascendances russes, s’engagent au sein de l’Armée rouge. Ils le paieront de 1 377 000 morts.
En 1945, à la demande de Staline, l’Ukraine fait partie avec la Russie et la Biélorussie des membres fondateurs de l’ONU. Quatre villes, Odessa, Kertch, Sébastopol et Kiev sont déclarées « villes-héros » par l’Union soviétique
Les transferts massifs de population qui résultent des conférences de Yalta et de Postdam sont la conséquence du report vers l’ouest des frontières de l’URSS. Une partie de la Pologne est rattachée à la RSS d’Ukraine, ainsi que la Ruthénie subcarpathique, plusieurs iles roumaines de la mer Noire et, en 1954, pour marquer le 300e anniversaire du traité de Pereïaslav, la Crimée – cette dernière modification sur l’ordre de Khrouchtchev. Au total, l’Ukraine aura gagné 15% de territoire mais perdu plus de 7 millions de citoyens. Elle compte alors 36 millions d‘habitants, dont deux sont promis à un avenir intéressant : Nikita Khrouchtchev et Léonid Brejnev. Dans l’après stalinisme, le Parti communiste d’Ukraine pousse plusieurs pions – Kirichenko, Podgorny – et leurs collaborateurs immédiats.
On comprend mieux le rattachement de la Crimée que justifie par ailleurs la faillite agricole dont sont comptables les colons russes qui ne s’adaptent pas aux conditions climatiques. Khrouchtchev, parvenu au pouvoir à Moscou, se montre bon administrateur et fin politique en desserrant le nœud coulant de la stalinisation, réhabilite l’église catholique ukrainienne mais accentue la répression de l’église orthodoxe.
En tout état de cause, le ver est dans le fruit.
La chute du mur de Berlin (1989) a pour conséquence de faire passer l’Ukraine du statut d’État-croupion à celui d’État de plein exercice. Pour autant, les deux voisins restent en union étroite, économiquement surtout, avec le passage du gazoduc et la complémentarité de leurs industries. Mais tapis dans l’ombre, les Etats-Unis, qui ont donné à Poutine les assurances les plus fermes quant à la sécurité de la Russie, n’entendent pas laisser passer pareille occasion de pousser leur avantage et d’avancer leurs pions jusqu’au cœur de la nouvelle Russie. La chronologie de cette stratégie est claire et Poutine aura vite fait de le comprendre :
– assurance donnée à Gorbatchev en 1997 par George Bush et James Baker que jamais l’OTAN ne profiterait de l’éclipse de la Russie pour avancer ne serait-ce que d’un pouce vers l’est. Assertion confirmée par Roland Dumas ;
– refus de la prise en compte de la demande russe de non-élargissement de l’OTAN (frontières de 1997) et de la non-nucléarisation de l’Europe de l’Est ;
– Poursuite du containment par le renversement des régimes arabes favorables à Moscou (Irak, Libye, Syrie) et affaiblissement de l’Iran théocratique ;
– rejet de la demande d’arrêt de la politique de Kiev de « dérussification » de l’Ukraine et de soumission des provinces russophones et russophiles de l’Est.
L’Ukraine devient, à son corps défendant, le champ clos d’un affrontement entre les Etats-Unis qui veulent pousser leur avantage par une politique de double containment assise sur une Ukraine arrimée à l’Europe et à l’OTAN, et la Russie qui refuse l’installation à sa frontière de l’Alliance atlantique qui multiplie les agressions proprio motu.
En Ukraine, enjeu essentiel de cette confrontation, chaque camp a son champion, Iourchtchenko pour les États-Unis, Ianoukovitch pour la Russie, avec des enjeux inégaux. Forts du soutien financier de Washington, les « pro-occidentaux » déclenchent la « Révolution orange » qui chasse du pouvoir Ianoukovitch, pourtant vainqueur des élections. Le mouvement OTPOR – qui a provoqué la chute de Milosevic en Serbie puis s’est impliqué dans la révolution des roses en Géorgie – prend une part active à la sédition. De son côté, Ioulia Tymochenko, égérie des Occidentaux, joue entre les deux rivaux et parvient à se faire désigner chef du gouvernement L’Union européenne, dont la Commission est dirigée par Barroso, s’en mêle en promettant à l’Ukraine une aide financière sous condition d’intégrer l’UE. La faillite du gouvernement Iourchtchenko fait revenir le pro-russe Ianoukovitch au pouvoir, ce qui est intolérable pour les Etats-Unis qui remettent le couvert de la sédition. Pour sa part, Ioulia Tymochenko est jugée et condamnée à la prison pour corruption, le mal endémique du pays.
L’Ukraine connaît alors un certain répit et un retour d’une certaine prospérité soutenue par la Russie. On pourrait croire à l’apaisement, la sagesse commandant que chacun se mêle de ses affaires.
Au contraire, à partir de 2014, les provocations se multiplient dont la première et la plus grave est le coup d’État de Maïdan financé par Washington, comme l’ambassadrice Victoria Nuland s’en vantera – avançant le chiffre de cinq milliards de dollars pour son financement -, avec la complicité de la National Endowment for Democracy (NED) ; la seconde, qui passe inaperçue est le blocage de Southstream au niveau de la Bulgarie. Il s’y ajoute l’interdiction provocatrice de la langue russe dans les provinces de l’est de l’Ukraine.
Poutine réplique sur trois plans : il intervient pour sauver la Syrie de Bachar el Assad, dernier bastion contre l’État islamique et point de passage du gazoduc Koweït/Turquie, en donnant suite aux demandes de la Rada de Crimée de réintégration de l’imperium russe. Il s’agit pour le Kremlin dans ces deux cas de sécuriser les accès de la Russie aux mers chaudes. Enfin, il annexe l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud.
Le changement de statut et de nationalité de la Crimée, ratifié par deux consultations électorales en une semaine par la population s’appuie sur le précédent du Kosovo auquel il correspond en tous points. Au lieu d’en faire le point de départ d’une concertation qui aboutirait à la reconnaissance de jure de l’État du Kosovo, les États-Unis en font un cheval de bataille inutile et incohérent avec leurs propres principes.
En fait, deux faits importants se font jour qui vont apporter un éclairage nouveau aux désordres qui commencent dans la péninsule : les Etats-Unis comme l’Allemagne et la France feignent d’ignorer que les désertions sont nombreuses au sein de l’armée ukrainienne, peu disposée à participer à des opérations de maintien de l’ordre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le gouvernement issu du coup d’état de Maïdan fait appel à des milices – dont certaines ouvertement néo-nazies – pour réprimer les désordres. Des massacres sont perpétrés sur lesquels les médias occidentaux font silence comme ils l‘ont fait en Bosnie vingt ans plus tôt.
Pour sanctionner la sécession de la Crimée, l’Occident réagit comme il sait le faire, par une recette éculée : l’embargo. Appliquée à Haïti, à l’Irak, à l’Iran, cette ignominie n’a d’autre conséquence que de multiplier les victimes de toutes sortes. A Bagdad, ce sont un million de d’Irakiens, femmes et enfants en premier, qui meurent au nom d’une morale plus que contestable, en fait le droit du plus fort. Il s’y ajoute des conséquences imprévues :
L’économie russe réagit de manière contraire aux espérances des Américains et des Européens. La croissance industrielle, stoppée pendant deux ans, reprend de plus belle, non seulement par la régénération des usines d’armement, mais aussi par le développement des activités propres de l’industrie et de l’agriculture : la Russie passe du camp des pays importateurs de céréales à celui des exportateurs. La construction navale retrouve des couleurs alors que la France perd toute seule le marché des porte-hélicoptères Mistral ainsi qu’une bonne part de sa crédibilité d’exportateur d’armes.
Des pourparlers s’engagent à Minsk sous l’égide de l’Allemagne et de la France qui aboutissent à des accords garantis par les deux pays « neutres ». Confirmation en sera donnée en 2022 par l’ex-chancelière Merkel et l’ancien président Hollande qui précisent que la signature des deux pays européens n’était qu’une ruse de guerre destinée à donner à l’Ukraine les délais nécessaires à son réarmement. Un tel aveu pèse très lourd car il vient écorner l’idée reçue d’une agression gratuite de la Russie en 2022. De même, le 17 février 2022, Kiev déclenche une action militaire afin de reconquérir les républiques de Donetsk et de Lougansk, sachant pertinemment que Moscou ne peut rester sans réagir. Cela s’appelle un piège. Cela est machiavélique dans la mesure où, d’octobre 2021 à février 2022 la Russie a pris garde à ne provoquer aucun incident en dépit de la multiplication des vols et des patrouilles maritimes à proximité immédiate de leur territoire.
Les bombardements s’intensifient sur les provinces orientales de Donetsk et de Lougansk qui se sont érigées en républiques autonomes (16 000 morts en sept années de 2015 à 2022). Il faut également se référer à la déclaration de l’ambassadeur de Russie auprès de l’ONU du 11 novembre 2021 aux termes de laquelle la « Russie n’a jamais planifié l’invasion de l’Ukraine et que cela ne se réalisera jamais à moins que nous ne soyons provoqués par l’Ukraine ou par quelqu’un d’autre et que la souveraineté nationale de la Russie ne soit menacée ». Pour sa part, Serguei Lavrov, chef de la diplomatie, n’exclut pas que Kiev se lance dans une aventure militaire dans le Donbass. Ce sont des faits passés sous silence par une presse occidentale qui a décidé d’accuser son chien de la rage pour le tuer.
Logiques jusqu’au bout, les Etats-Unis vont saboter le gazoduc NordStream afin de rendre définitive la rupture de la relation de l’Europe et singulièrement de l’Allemagne avec la Russie, puis organiser le soutien logistique, militaire et financier à l‘Ukraine. Ils vont jeter sur un plateau de la balance le formidable instrument de propagande que sont leurs médias. Les similitudes sont nombreuses entre la crise ukrainienne et la préparation de l’invasion de l’Irak en 2003 sur laquelle les médias passent sans honte : les Américains ont construit une menace qui n’existait pas avec les conséquences que l’on connaît.
J’ai personnellement rencontré à Bagdad l’ambassadeur suédois Equus, chef de la mission onusienne d’inspection et de contrôle des armes de destruction massive et lui ai posé la question du résultat de ses investigations. Je n’ai obtenu qu’un silence gêné alors que des enfants mouraient par centaines faute de médicaments. Rappelons que le blocus a causé la mort d’un million d’enfants et d’adultes en Irak.
Pour ce qui va suivre et qui concerne l’Ukraine, je me bornerai à donner des éléments factuels qui ne peuvent pas être déniés, mais dont les acteurs n’ont pas eu forcément connaissance en temps réel.
A partir de Maïdan, les Etats-Unis – les néocons – et la Grande-Bretagne collaborent activement à l‘armement de l’Ukraine : armes et matériels, conseillers militaires, surveillance.
Le déroulement de la guerre
Le 17 février 2022, Kiev déclenche une action militaire afin de reconquérir les républiques de Donetsk et de Lougansk. Cette attaque est lancée avec le soutien de l’OTAN. Les médias occidentaux n’en soufflent mot et attendent sans doute une réaction de la part de Moscou. Ils ne sont pas déçus. Le président Poutine qui, sans doute, n’attendait que cela pour satisfaire au devoir d’assistance des provinces oubliées de l’est ukrainien, franchît le Rubicon, en l’occurrence le dniepr, et s’enfonce en territoire ukrainien. Il devient l’agresseur, aux yeux du monde entier : ses justifications n’y changent rien, surtout quand elles s’adressent à une opinion occidentale prémunie. Les Américains ont gagné la première manche.
En fait, à y regarder de plus près, ce dont les « experts » militaires se gardent bien, le corps de bataille russe n’a rien d’impressionnant : la première vague d’assaut compte 60 000 hommes (à comparer aux 265 000 soldats de l’invasion de l’Irak) et le corps de bataille entre120 000 et 150 000. Sans être fin stratège, force est de constater qu’il s’agissait bien d’une « opération militaire spéciale » et non d’une invasion menaçant l’Europe entière. Même la conquête de Kiev ne semble guère plausible quand on sait que l’armée russe n’est qu’une force limitée s’attaquant à une ville de 12 000 km² de plus de 4 millions d’habitants. Par ailleurs, les états-majors, à quelque camp qu’ils appartiennent, savent que l’armée russe est préparée pour la défense et non pour des opérations extérieures comme le sont les armées européennes et américaine. La chute du mur de Berlin a ratifié cette configuration avec les coupes sombres dans les budgets, sauf celui de la force nucléaire sous-marine. Le redressement commence dans les années 2000 avec l’arrivée de Poutine au pouvoir.
En fait, la guerre psychologique s’engage simultanément, preuve que le camp de l’OTAN attendait ce moment. On commence par glorifier l’armée ukrainienne pour sa résistance à l’envahisseur. On poursuit en affirmant que l’armée russe a échoué à conquérir Kiev alors que cette prise était tout simplement impossible à une armée inférieure en nombre, ne connaissant pas le terrain, et impréparée à la guérilla urbaine. A titre de comparaison rappelons que Tsahal a engagé à Gaza, sur un territoire plus petit, 180 000 hommes face à une résistance du Hamas de 20 000 hommes.
L’affirmation selon laquelle la supériorité russe serait écrasante est infirmée par les chiffres : le gouvernement de Kiev dispose de 250 000 soldats, second contingent en Europe (après l’armée russe), de 53 000 garde-frontières, de la Garde nationale (60 000 hommes) et de conseillers militaires étrangers. Ce n’est pas une petite armée, d’autant qu’elle s’est aguerrie dans les combats contre les séparatistes du Donbass. Les forces russes qui attaquent l’Ukraine le font avec un rapport de forces très défavorable, de l’ordre de 1 contre 3. Ajoutons à cela que l’armée ukrainienne avait établi, particulièrement autour du Donbass, de très solides lignes de défense.
Les combats se stabilisent après quelques semaines qui ont vu les forces russes se replier au niveau de la ligne fictive de séparation entre l’Ukraine et les oblast de l’est.
Des deux côtés, on réalise que les deux belligérants ont bluffé, les Américains en pariant sur la passivité de Moscou, cette dernière en pariant que la concentration de troupes à la frontière découragerait Kiev.
Le véritable facteur déclenchant, l’attaque ukrainienne du 17 février, est passé sous silence et le Kremlin « oublie » de le mentionner. Lourde erreur qui n’est pas près d’être réparée.
Très vite des pourparlers s’engagent discrètement, à Istanbul, avec la médiation d’Israël. Elles avancent bien, mais Boris Johnson intervient pour les saboter en sous-main. L’ancien Premier ministre britannique incarne l’activisme russophobe en rupture idéologique avec l’esprit de guerre qui scelle le sort de la Deuxième Guerre mondiale.
Sur le terrain l’état-major russe sait qu’il ne gagnera pas une guerre mais sauvera d’une coexistence rendue impossible avec les Ukrainiens des millions de Russes, qui ne sont pas seulement russophones et russophiles mais simplement Russes. Il regroupe ses forces, fortifie ses positions et poursuit les opérations avec ses armes, celles dans lesquelles il excelle, l’artillerie et le ciel. Les Ukrainiens tombent dans le panneau, trompés par la facilité avec laquelle leur sont livrées des armes disparates, insuffisamment provisionnées, que l’ennemi se charge de pilonner. La propagande qui, pour s’exprimer, a besoin que tous les médias russes soient interdits comme aux plus beaux moments de l’inquisition, ces médias annoncent la reconquête, les victoires, les échecs russes, une grande offensive pour juin 2023.
En février le bilan n’est pas du tout celui préfiguré dans la presse unanime : les forces russes sont solidement accrochées aux 18% du territoire en leur possession, les assauts ukrainiens sont repoussés en dépit de la supériorité numérique et les pertes deviennent intenables.
Au 9 février 2024, l’agence Tass donne les chiffres suivants des pertes ukrainiennes : 570 avions, 265 hélicoptères, 12137 drones, 464 systèmes antiaériens, 14 953 chars et autres véhicules blindés, 1218 lance-roquettes multiples, 80 00 pièces d’artillerie et mortiers, 18404 véhicules spéciaux. On peut penser que les livraisons ne compensent que difficilement les pertes et l’essoufflement est visible. Le plus grave est que les pertes humaines ukrainiennes sont lourdes : de 400 000 à 500 000 morts contre 80 000 pour la partie russe. Pour la semaine dernière, les pertes ukrainiennes seraient de 2 500 morts selon l’état-major russe. Les experts qui peuplaient les plateaux de radio et de télévision pour prédire l’effondrement russe doivent se rendre à l’évidence et commencent à prédire au moins la stabilisation définitive des avancées russes. Une fois encore le rouleau compresseur russe montre son irrésistible force, qu’on s’en félicite ou qu’on le redoute. Il sera très difficile de déloger une armée qui s’aguerrit, adossée à une population qui l’a plébiscité, qu’on l’admette ou non, et qui craint le retour des Ukrainiens et se bat pour conserver son statut de terre russe.
Dans le même temps les sanctions prises contre l’économie, les avoirs et le commerce russes font long feu, puisque le taux de croissance d’un pays dont Bruno Lemaire prédisait l’écroulement est le triple du nôtre (3,6 points contre 1,01) Pourtant le précédent des sanctions de 2015 aurait pu nous instruire avec pour conséquences l’arrêt des exportations françaises de céréales vers un gros client devenu un de nos concurrents et l’annulation du marché de deux navires porte-hélicoptères Mistral. Dans la guerre des communiqués où l’UE se distingue par sa partialité et les accents retrouvés de la propagande de la Guerre froide, Human Rights Watch a dénoncé le massacre de 8 000 civils à Marioupol. Moscou pointe du doigt les milices néo-nazies.
L’achèvement
S’il fallait après deux ans de guerre tirer absolument des enseignements, on peut proposer les suivants :
- Les Etats-Unis n’ont pas atteint leurs buts de guerre. Ils ne sont pas parvenus à « faire rendre » au gouvernement de Kiev ses « territoires perdus ». Mieux, la Russie, qui n’envisageait pas forcément de le faire avant le déchaînement de l’artillerie ukrainienne sur les républiques autoproclamées du Donbass, a annexé les quatre oblasts dissidents, en suivant une procédure (référendum, délibération de la Douma) que nombre de pays dans le monde tiendront pour valable. Ce « retour » dans le giron russe sera très difficile à remettre en cause alors que le précédent du Kosovo peut être légitimement invoqué. Quand on viole le concept de la souveraineté des États, on ouvre la boite de Pandore : c’est ce que la grande majorité des membres de l’UE ont fait. L’Espagne, la Bulgarie, la Slovaquie, plus cohérents avec elles-mêmes, ont refusé de reconnaitre un État indépendant du Kosovo. La Russie, en revanche, a pris les mêmes libertés avec le droit international que l’UE. Quant à l’OTAN, il y a belle lurette qu’elle ne respecte rien, même pas les résolutions de l’ONU.
- La Russie s’est agrandie de territoires russophones et russophiles dans la partie industrialisée du pays. Elle a récupéré la centrale nucléaire de Zaporijjia et fortifié son accès à la mer Noire. Mise à part l’Union européenne, ses relations extérieures ne sont pas affectées par les sanctions : le groupe des BRICS ne s’est jamais aussi bien porté et menace à terme le dollar. Les organes de presse russes interdits par la présidente de la Commission européenne et le gouvernement français au nom d’une conception très particulière de la démocratie, les agences Tass, Spoutnik ou Russia Today mettent à contribution celles des pays neutres. C’est le seul moyen d’approcher la vérité et de relativiser les accusations de crimes de guerre ou de génocide proférées sans mesure par des journalistes occidentaux comme Christine Ockrent que l’on ne connaissait pas sous ce jour. L’inconvénient du bourrage de crâne, c’est qu’il déclenche une réaction inverse de celle escomptée, au premier évènement survenu qui n’aille pas dans le sens des propagandistes. Vladimir Poutine a parfaitement compris comment mettre à bas cette stratégie, là encore en tirant les leçons du précédent yougoslave. Accusé un peu légèrement d’être gravement malade ou menacé d’être déposé par un lobby que dirigerait Dimitri Medvedev, le dirigeant russe – dont il faut rappeler qu’il est sous le coup d’’un mandat d’arrêt international – s’est offert le luxe de donner le 8 février 2024 une très longue interview au journaliste américain Tucker Carlson. La chose a fait grand bruit… hors d’Europe. Le dirigeant russe a pu apparaître sous son meilleur jour, lucide et modéré, totalement maitre de son sujet. Il a su ne pas se présenter en avocat mais en politique. Quelques jours plus tard, afin d’enfoncer le clou de sa bonne santé mentale et physique, il s’est fait filmer aux commandes d’un gros porteur Iliouchine – le plus gros au monde. Ces performances le placent très au-dessus de Joe Biden dont la fatigue intellectuelle et physique ouvre un boulevard à son rival Donald Trump.
L’industrie de guerre russe s’est extraordinairement reconstituée. Elle assure désormais sans défaillance l’approvisionnement d’une artillerie grosse consommatrice qui tient la ligne de front et inflige des pertes sévères à l’ennemi. En face, les usines européennes s’avèrent incapables de tenir un rythme de production qui devrait atteindre un million d’obus par an pour équivaloir à celui de la seule Russie. Détail à souligner, les productions d’obus exigent la disposition de produits chimiques que la Russie est la seule à pouvoir vendre… Enfin pour compléter le tableau, il faut savoir que la Corée du Nord et l’Iran participent à l’approvisionnement en munitions de l’armée russe. - L’Ukraine est la plus sévèrement affectée par le conflit : pertes humaines insupportables, de l’ordre du demi-million, ravages dus aux bombardements compte-tenu de la supériorité écrasante de l’artillerie russe ajoutée à la totale maîtrise du ciel. La consommation effrénée de munitions qui pulvérise les records de la Première Guerre a vidé les arsenaux de l’OTAN qui, quant à elle, ne propose rien. Les aides extérieures fondées sur une guerre courte diminuent et des réticences apparaissent aux États-Unis pour poursuivre sans terme prévisible les livraisons et le soutien financier. Ce n’est pas le traité signé avec le président Macron qui y changera quelque chose d’autant que la France est au bord de la faillite et que son armée n’est plus en capacité de défendre le territoire national. Comme la Bundeswehr, l’armée française n’a plus qu’un jour ou deux de munitions Ce dernier constat est d’autant plus grave qu’il est de bon ton de faire croire à une offensive de l’armée russe en direction de l’OTAN, ce que fort heureusement le président Poutine n’envisage pas. Mais que penser d’un président français qui prend le risque d’une extension du conflit tout en vidant les arsenaux français ?
L’armée ukrainienne doit faire face à une grave crise de son commandement : le général Valeri Zaloujni a été brutalement limogé et le nouveau chef d’état-major, le général Alexandre Syrski, serait très impopulaire parmi les militaires qui le traitent de « boucher » et de « général 200 ». Lui-même avoue la nécessité de « reconstituer les forces armées ukrainiennes ». - La raison commanderait qu’il soit mis fin aux combats et Vladimir Poutine semble en accepter le principe. Mais Volodimir Zelenski s’est à ce point démené et la propagande occidentale tellement déchainée qu’il est difficile pour Ursula Von der Leyen et Emmanuel Macron d’admettre qu’ils ne gagneront pas et qu’il faut déposer les armes. Hubert Védrine l’a récemment écrit : la situation a les plus fortes chances de se figer car la Russie n’admettra jamais de rendre à l’Ukraine des territoires dont elle sait les habitants vigoureusement hostiles à tout statu quo ante. Poutine l’a compris, le peuple accepte d’en payer le prix. Plus fortement encore : la Russie peut supporter un effort de guerre énorme sans mettre l’économie à genoux comme le prédisait « l’immense » Bruno Le Maire. Le précédent yougoslave pèse lourd dans cet état d’esprit. Pour avoir suivi la politique allemande et vaticane sur ce sujet, j’estime que l’Europe y a gagné le droit de se taire. L’embargo sans concessions infligé à un peuple courageux – comme il l’a été à un autre peuple courageux, l’irakien – revient comme un boomerang dans la figure du lanceur. Ce n’est pas dommage, au fond.
- En fin de compte, les deux leçons les plus probantes de cette guerre sont la défaite de la propagande et la faiblesse d’une OTAN qu’il n’y a pas si longtemps le président français déclarait « en état de mort cérébrale». En un domaine où les États-Unis disposent de moyens très au-dessus de ceux de leur ennemi potentiel, avec le budget le plus colossal au monde, ils n’ont pu inverser le cours d’un conflit que la Russie avait interdiction de perdre. Car il en allait de l’existence même non pas seulement de la Fédération de la Russie mais d’une nation qui se remet de tout, du communisme, de la dégradation de ses moyens de production, du niveau de vie de ses habitants, de désertions nombreuses. Le peuple russe, ce n’est pas rien. C’est le roseau de la fable : il plie jusqu’à la rupture mais ne rompt jamais. Deux fois, au cours des deux derniers siècles, l’envahisseur est parvenu jusqu’à Moscou. Grande Armée ou Ost Heer n’ont pas gagné pour autant. Je vous laisse deviner pourquoi.
S’il fallait vraiment prendre la direction de la paix, la route en serait quasi impossible : dissolution de l’OTAN, rétablissement de la relation gazière, prise de distances avec les États-Unis. Qui y serait prêt ? Sûrement pas ceux qui ont la mémoire courte, oublient ou minimisent leurs propres turpitudes, se montrent méprisants dans la victoire, incapables dans la défaite. Et, par-dessus tout, injustes au regard de l’Histoire.
Deux rappels à cet égard :
– Le général Schmitt, chef de l’état-major des armées (CEAM) me confiait un jour durant la guerre de Yougoslavie, quand il était de bon ton d’accuser la Serbie de tous les crimes et d’absoudre les troupes d’Izetbegovic’ de toute exaction, que « dans les guerres civiles, les responsabilités et les forfaits se répartissent équitablement ».
– Nulle nation, nulle organisation internationale n’est qualifiée pour administrer des leçons de morale ; quand on s’indigne du sort de M. Navalny, on ferme les yeux sur celui de M. Assange. A la vérité, la seule règle qui prévale est celle du droit du plus fort. Les Américains le savent mieux que tous autres[1].
[1] Cette tribune est publiée simultanément sur le site du média on-line Le Dialogue (https://www.ledialogue.fr/991/Le-conflit-russo-ukrainien-une-guerre-pour-qui).