Arménie, entre aveuglement et pathos
Roc CHALIAND
Le contexte en Arménie, via la guerre en Artsakh (ou Haut-Karabagh) ayant repris il y a quelques semaines, laisse présager des futures tensions en Grèce ou à Chypre et leurs conséquences en Europe, causées par une Turquie islamiste et prédatrice. Cela traduit le fantasme explicite du Président Erdogan de « terminer » une opération qui n’a, selon lui, jamais eu lieu – le génocide des Arméniens –, dans la perspective de la fondation d’un panturquisme s’étendant de la Méditerranée orientale aux portes de la Chine. Une version turque d’un nouvel ordre mondial…
Depuis deux décennies, le régime d’Erdogan soutient la rébellion ouïghoure, laquelle se traduit par des actes à caractère terroriste dans et hors du Xinjiang. En découlent indirectement les exactions commises par Pékin contre ce peuple, potentiel cheval de Troie malgré lui d’un islamisme conquérant. En effet ces musulmans, présents sur le sol chinois, constituent un futur pont démographique avec la Turquie.
Le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU a rejeté le 6 octobre dernier une motion visant à organiser des débats sur les « crimes contre l’humanité » commis par la Chine dans le Xinjiang. Le résultat du scrutin a été de 17 voix pour, 11 abstentions – dont celle de l’Ukraine qui ménage ainsi Pékin – et 19 voix contre, parmi lesquelles celles d’une dizaine d’États musulmans.
Par ailleurs, le récent appel lancé aux Loups gris turcs d’attaquer la communauté arménienne hors de Turquie a pour but d’étendre les tensions sur le sol européen et de déstabiliser les démocraties abritant la diaspora arménienne.
Dans ce contexte extrêmement complexe, les Arméniens se trouvent coincés entre le marteau et l’enclume, n’ayant pas pris position ouvertement contre l’invasion de l’Ukraine. Rappelons qu’Erdogan s’est habilement positionné comme le troisième homme dans ce conflit en menant de main de maître les négociations entre Zelenski et Poutine. Il est donc un acteur indispensable à l’OTAN, dont il est membre.
Moscou avait, après la guerre de 44 jours en 2020, envoyé une force d’interposition au Haut-Karabagh. Or ces troupes sont aujourd’hui progressivement déplacées au Donbass ou en Crimée, abandonnant les Arméniens comme les Américains ont abandonné les Kurdes de Syrie après la débâcle de Daech.
Les Arméniens vont-ils tourner le dos à leur ultime allié russe ? Est-il judicieux qu’Erevan demande l’aide des Occidentaux quand Moscou semble faire la sourde oreille ? Comment les Occidentaux pourraient-ils s’engager dans ce conflit – militairement ou financièrement – au regard de l’illégalité de l’occupation des territoires du Karabagh, certes historiquement arméniens, mais juridiquement azéris ?
En trois décennies, l’Arménie elle-même n’est pas parvenue à faire reconnaître le Haut-Karabagh, à le peupler et à le défendre. Être alliée et dépendante de la Russie tout en appelant les ennemis de cette dernière à l’aide est politiquement contradictoire et par voie de conséquence, contre-productif et inaudible, déclare l’Europe en ne faisant rien.
Le sort des Arméniens du Haut Karabagh est peu enviable ; ils ont le choix entre une mort les armes à la main face à une armée suréquipée et appuyée par la Turquie – mort digne mais inutile –, et la seule autre solution qui s’offre à eux : la restitution du Haut-Karabagh aux Azéris, en espérant définir enfin les frontières d’une Arménie souveraine, reconnue par l’ONU et ainsi défendable militairement et juridiquement par les instances internationales. Les Arméniens redécouvrent en 2022 – après 2020, 1988 et 1915 –, au prix de leur intégrité territoriale et bientôt peut-être de leur vie, qu’il ne suffit pas d’être chrétiens pour être protégés par l’OTAN mais qu’il eut fallu être plus européens, ce qui les différencie profondément des Ukrainiens.
Le temps est venu pour les Arméniens d’Arménie de faire le choix d’une diplomatie éclairée afin de ne pas sortir de l’Histoire les pieds devant. L’heure est également venue pour les Européens de ne plus considérer Erdogan comme un partenaire mais comme un adversaire déterminé, ennemi absolu de l’Occident et de ses valeurs.
La léthargie du vieux continent se paiera.