Daech militarise les prisons
Dr Abderrahmane MEKKAOUI (Maroc)
Politologue, professeur à l’université Hassan II de Casablanca et professeur-associé à l’université de Bourgogne (Dijon). Spécialiste des questions sécuritaires et militaires.
Le phénomène djihadiste affecte pas moins de 96 pays qui se sont retrouvés exportateurs nets de combattants rejoignant les fronts ouverts, aussi bien en Syrie et en Irak, qu’en Afrique subsaharienne ou en Asie centrale. Si aujourd’hui, de nombreux stratégistes considèrent que Daech vit ses derniers soubresauts sur le plan militaire, la victoire de la coalition internationale étant une affaire de temps, il n’en reste pas moins que cette organisation terroriste présente les signes d’une hydre susceptible de renaître de ses cendres.
Au-deà de l’ubérisation du phénomène djihadiste et sa numérisation, il y a lieu de souligner que les prisons qui accueillent aussi bien les combattants de retour que ceux qui ont réalisé des attentats ou assuré aide matérielle et logistique, représentent le meilleur terreau pour la pérennité de ce monstre. Les lieux de détention sont autant de viviers pour la reproduction de ce phénomène.
Car à quoi assiste-t-on exactement dans les prisons qui accueillent ces djihadistes ? D’abord, présentant des caractères pathologiques faits d’orgueil, de violence et d’isolement, ils rejettent toute collaboration avec les aumôniers et autres imams et psychologues qui cherchent à les faire bénéficier du processus de déradicalisation, assimilé par Daech comme une dés-islamisation, voire une trahison des préceptes de l’Islam. Pour cette catégorie de terroristes, l’application du principe d’allégeance et de désaveu est centrale. Faut-il les rassembler dans un seul endroit – processus qui va accentuer le réseautage de ces groupes qui fonctionnent sous forme de grappes – où convient-il de les disperser sur plusieurs lieux de détention ? Les gestionnaires d’une telle réalité des plus complexes sont désarçonnés et ne savent pas à quel saint se vouer. Un dilemme auquel s’ajoutent d’autres. Car comment considérer ces détenus : s’agit-il pour ces cas d’espèces de traitres à la nation ou est-il question de cas psychopathologiques nécessitant un traitement spécifique ?
Les expériences appliquées dans le traitement de ce phénomène divergent et sont contradictoires. Car l’approche sécuritaire et le combat d’idées (contre-discours) demeurent insuffisants dans l’appréhension de ce phénomène. Daech offre une autre vie plus attirante que les offres présentées par les Etats et sociétés touchés par cette gangrène. Les Saoudiens et les Emiratis ont tenté d’impliquer les familles (épouses et époux) et amis dans un processus de désalafisation en amont et en aval. Le Centre Mohamed Ben Nayef, à Ryad, et le Centre Sawab, aux Emirats arabes unis, ont remarqué que les résultats ont été des plus insignifiants avec les Daechis incarcérés, ce qui ouvre des perspectives pour les autres radicalisés d’Al-Qaida et consorts. Le recrutement des jeunes est une étape antérieure à une traversée du désert de ces djihadistes. Tout homme qui vit la frustration, la déprime, l’échec, la marginalisation, l’injustice ne se lance pas dans l’extrémisme de prime abord. Mais il cherche à s’en sortir grâce à plusieurs acteurs tels la famille, les médias, internet, l’édition, les télés satellitaires. Cela l’aide à combler la frustration. Parmi ces offres alléchantes qui attirent les personnes fragiles, s’affirme l’offrande de cette doctrine maximaliste et sanguinaire. 85% des sympathisants du takfirisme et du djihadisme sont recrutés dans le milieu criminel généralement multirécidiviste. Ces sympathisants glissent vers le complotisme, thèse selon laquelle tout l’environnement immédiat ou lointain est considéré comme source fondamentale de leur perte. Famille, enseignants, patron, et Etat – voire un ensemble d’Etats – sont considérés comme responsables d’une telle dérive.
A cette étape, l’intervention des recruteurs de Daech n’est pas encore visible. Car le sentiment de complotisme est très répandu parmi les jeunes désoeuvrés et ignorants. Une infime partie de cette catégorie bascule vers la deuxième étape qui est le repli, l’isolement et le désaveu de tous les acteurs mis en cause dans leur échec, à tort ou à raison. Les recruteurs et prêcheurs de la haine détectent ces cas susceptibles d’être endoctrinés facilement en commençant par une première tentative qui se traduit par l’allégeance totale au Califat et l’éloignement physique et mental de tous ceux qui ne partagent pas cette doctrine. Les imams de la mort leur démontrent d’une manière simpliste et basique que leur vie était un échec et que leur adhésion à leur idéologie mortifère leur permettra d’effacer leur passif en leur offrant une vie plus apaisée, pleine de bonheur et sans effort. La mort pour ces âmes fragiles est présentée comme un léger pincement qui ouvre la voie à une autre vie succédant au martyre.
C’est ce raisonnement là que les recruteurs de la nébuleuse terroriste déploient en prison. Et 80% des djihadistes vivent cette situation en prison. Une réalité à côté de laquelle passent les gardiens, les psychologues et les sécuritaires en ne réussissant pas à la décoder. Tous les candidats au terrorisme qui vivent cet isolement psychologique utilisant l’arme du Takfir pour s’immuniser contre les mécréants ne vont pas jusqu’au martyre. Seule une minorité passe au stade ultime du sacrifice suprême. Dans son mode opératoire – contrairement à Al-Qaida – depuis 2014, Daech a ordonné à tous ceux qu’il appelle « combattants du groupe Etat islamique », de passer à l’acte selon leur choix : lieu, cible et moment. C’est une forme de flexibilité qui est ainsi promue au niveau des actes terroristes qui peuvent être commis via des camions-béliers, à l’arme blanche, etc. Une seule condition est exigible de ces soldats sans foi, ni loi : revendiquer avant, pendant et après leur forfait. La plupart des cellules dormantes de Daech dans les prisons – sympathisantes ou combattantes – ne dépendent pas d’une chaine de commandement précise venant de Raqqa et/ou de Mossoul. Ce monstre qui s’est numérisé continuera à survivre pendant tout le siècle à venir.
Le prophète Mohammed, comme tous les autres prophètes et messagers qui l’ont précédé, s’est confronté au radicalisme dynamique qui porte en lui les germes de sa renaissance. On l’a vu depuis les Kharijites jusqu’aux Hanbalites, appelés wahhabites, chaque génération remettant en cause les fondamentalistes qui la précédent. Et on assiste à une relève générationnelle de cette doctrine qui s’est traduite dans les prisons arabes en Egypte, en Algérie, au Maroc, comme dans d’autres contrées comme le Nigéria, la Belgique et la France. Le prophète Mohammed a catégorisé ces djihadistes en trois branches.
- les Ghoulate : ceux qui ont l’âme complotiste et que l’on doit traiter intelligemment sur la base d’un contre-discours bien réfléchi ou l’implication de la famille, des associations, de l’école est importante ;
- les Moutanatioun : les ultra-fondamentalistes qui vivent le repli et l’isolement avec un discours plus politisé que les débutants dans l’extrémisme. La thérapie conseillée par le prophète pour cette catégorie reste la fermeté idéologique et politique et leur marginalisation ;
- les Moufssidoune (pervers) cités dans le Coran à plusieurs reprises. Ces pervers utilisent une arme redoutable de division au sein des familles, des tribus et des sociétés, en utilisant la hakimiya (primauté au pouvoir divin), l’excommunication des autres et le recours à la violence. Ils élisent domicile dans les mosquées qui prêchent la haine (appelées dans le Coran Al-Dirar) et incitent au changement de l’ordre établi.
En décontextualisant quelques textes, les pervers qui sont minoritaires parmi l’Oumma ont subi un traitement radical de la part du prophète : aucun dialogue avec eux. Il faut les tuer, les crucifier, leur couper mains et pieds et détruire leurs mosquées. Mais les érudits de l’Islam n’ont pas jusqu’à présent réussi à repenser et résoudre la question de l’excommunication, malgré l’incitation des musulmans à combattre les pervers. On comprend pourquoi Daech n’a pas été excommunié, le processus étant très codifié[1] par la charia musulmane et considéré par les oulémas sunnites comme chiites comme un piège tendu par les pervers depuis les Kharijites. Ce problème religieux restera insoluble tant que les exégètes musulmans ne réussiront pas à trouver les modalités et mécanismes pour déconstruire le discours takfiriste ; le combat d’idées reste entier à ce niveau-là.
*
En conclusion, l’islamisation des prisons, devenues des casernes de Daech et consorts, ne va pas résoudre le problème de la radicalisation. Les séances de dialogue et de révision qui touchent les anciens prisonniers condamnés pour terrorisme doivent s’ouvrir aux autres catégories des deuxième et troisième générations de Daech, car la première cherche à composer avec les Etats pour un modus vivendi a minima dans cette guerre dont la menace ne sera pas réduite ou anéantie sans toucher aux véritables problèmes dogmatiques sur lesquels Daech ubérisé continue à recruter.
Tant que la question nodale du Takfir n’est pas résolue, comme cela a été réalisé par les autres religions monothéistes, le risque est grand de continuer à vivre au rythme des pogroms. Les érudits musulmans doivent focaliser leurs efforts sur l’explication des piliers de la foi et les fondements de la religion. Les premiers, ésotériques, sont au nombre de six (reconnaissance du dieu unique, des anges, des livres saints, des messagers, de la fatalité faite du bien et du mal, et du jugement dernier). Les organisations terroristes instrumentalisent le premier pilier de la croyance qui repose, lui-même, sur deux autres piliers : l’allégeance à Dieu, l’unique, et le désaveu, l’éloignement et l’isolement du reste. Ce pilier est l’arme redoutable utilisée par Daech pour diviser les familles, la société et l’humanité dans son ensemble. On observe que Daech occulte les autres piliers de la croyance en propulsant le premier pilier dans son discours takfiriste qui séduit les âmes fragiles quelle que soit leur culture et leur milieu social. Aucune idéologie humaine n’a réussi cet exercice dramatique. La doctrine djihadiste a réussi à transcender tous les clivages culturels, religieux, socio-économiques, politiques et géographiques, en maintenant cet enfumage sur la question de la croyance. Les savants musulmans, avec leur tête les oulémas d’Al-Azhar et ceux du Majliss d’Al-Fatwa saoudien, n’ont pas réussi cet exercice de déconstruction des plus salvateurs. Ces organisation de l’Islam sunnite, comme ceux du chiisme, rétorquent au takfir des organisations terroristes en adoptant une position figée selon laquelle on ne saurait excommunier ceux qui prononcent la Chahada.
Afin de réduire la nuisance de cette redoutable machine dans les prisons, la Justice devrait prendre des mesures radicales en créant une antenne de renseignements chargée du tri des prisonniers en amont. En veillant à ne pas mélanger les primo-délinquants avec les multirécidivistes, ces derniers étant considérés par les recruteurs djihadistes comme la proie idéale pour accomplir leurs actions de rejet et de vengeance contre la société. Les individus condamnés à plus de 5 ans doivent être séparés des radicalisés toutes catégories confondues. Cette cellule de veille et de tri doit être constituée d’un officier de renseignement, d’un criminologue, d’un juge de réduction des peines, d’un psychiatre spécialiste des techniques de dissimulation et duperie, plus un représentant de la prison. La base de données concernant les fichés « S » doit s’élargir au fichier « J », ce qui permettra d’identifier les passerelles entre les milieux criminels et les milieux djihadistes.
Une autre catégorie à surveiller est celle des adolescents qui, dans les lycées et centres de formation, seraient appelés fichés « D ». A défaut de telles mesures, la réunion des auteurs des attentats terroristes et de ceux impliqués, directement et indirectement, dans ces méfaits conduira à la création de cellules dormantes et de véritables milices au sein des prisons. Pour empêcher une telle agrégation, il faut atomiser les terroristes en les mélangeant avec des criminels plus âgés et désintéressés par le fait religieux. C’est donc pour réduire un tant soit peu les dangers qui pourraient provenir des prisons qu’une telle veille devrait être organisée sachant pertinemment qu’il n’y a pas de recette-miracle en matière de déradicalisation. Les expériences en cours n’ayant pas encore été évaluées, il est difficile de pouvoir se faire une raison, que ce soit en terre arabe ou ailleurs en Occident.
- [1] Pour décreter l’excommunication d’un terroriste, il faut qu’il soit majeur, en pleine capacité mentale, qu’il ait renié les six piliers de la croyance dans leur globalité et ce, un vendredi après la prière. Et c’est au seul Cadi que revient la charge de constater cette apostasie. Un processus des plus compliqués et non opérationnel dans la plupart des pays musulmans.