Espionnage par moyens humains : comment font nos adversaires ?
Alain RODIER
Les affaires d’espionnage par moyens humains qui frappent la France se multiplient ces derniers temps. La Chine et la Russie semblent être, dans ce domaine, les pays agresseurs les plus concernés. Sans revenir sur ces cas récents qui relèvent de la justice, il est sain de savoir comment l’adversaire procède car tout un chacun peut en être la victime : politique, militaire, diplomate, scientifique, intellectuel, journaliste, humanitaire, etc. L’espionnage ne reconnaît aucune frontière, aucune loi et aucune morale.
Il fut un temps où l’on pensait que les progrès de la technologie allaient mettre au rancard le deuxième « plus vieux métier du monde ». Il n’en n’est rien car c’est l’espionnage par moyens humain qui permet de mettre en ordre les centaines de millions de pièces du puzzle recueillies par les moyens techniques (interceptions radioélectriques, photos aériennes et satellites, etc.).
Les méthodes n’ont guère varié et ont été popularisées par John le Carré à travers ses nombreux ouvrages qui se rapprochent plus de la réalité que les très distrayants James Bond, OSS 117, Coplan et autres.
Mais comment procèdent les services adverses ? Il y a globalement deux méthodes :
– le ciblage d’organismes étrangers jugés « intéressants » car ils détiennent des informations classifiées ;
– le « ratissage » large destiné à lever des lièvres qui pourront se révéler utiles avec le temps.
Dans le premier cas, tous les organismes gouvernementaux, militaires, économiques (syndicats y compris), journalistiques constituent des cibles permanentes. Une étude approfondie de leur organisation et de leurs personnels peut permettre de découvrir des personnes qui sont susceptibles d’être recrutées. Une savante manœuvre d’approche sera alors employée pour ne pas attirer l’attention de la cible et de son employeur[1].
Dans le deuxième cas, l’officier traitant (OT), souvent sous couverture diplomatique, commerciale ou plus rarement scientifique, « drague » son environnement de tous les jours soit directement, soit en employant des « connaissances » qui font ce travail pour lui. Ces dernières assurent alors les « présentations » autour d’un verre.
Les réceptions (surtout en milieu diplomatique), les foires internationales, les colloques et toutes les occasions où l’on échange des cartes de visite sont des terrains de chasse privilégiés pour les services de renseignement. De nombreuses personnes croient qu’elles ne représentent aucun intérêt pour l’adversaire ne détenant aucune information classifiée. C’est une idée fausse ; pour un OT, le recrutement d’un citoyen étranger est toujours un « bon point » dans son dossier administratif car son « agent » se révélera peut-être intéressant dans l’avenir, par exemple pour rendre des « petits services » ou ouvrir son carnet d’adresses. Et il est possible que les hasards de sa carrière l’amènent à des postes de responsabilité. Du temps du Pacte de Varsovie, les représentants des « pays frères », moins suspects que Moscou, assuraient ce ratissage. Quand la personne devenait importante, le KGB récupérait le dossier pour le traiter directement. C’est ainsi que certaines jeunes pousses politiques ont rédigé des « rapports d’ambiance » tirés de la presse et remis contre une (modeste) rétribution à un OT bulgare ou roumain (la remise d’enveloppe étant bien sûr photographiée ou faite en échange d’un reçu pour le cas où la source deviendrait rétive).
Dans tous les cas, les cibles une fois repérées, font l’objet d’une enquête approfondie pour connaître leur passé, leur environnement, leurs moyens, leurs désirs, leurs opinions politiques, sociales, etc. Cela permet ensuite à l’OT de revenir vers sa source avec un grand avantage : il la connaît et va pouvoir aller comme par hasard dans son sens et partager les mêmes goûts et les mêmes opinions, etc. Il faut signaler qu’un OT est toujours d’apparence très sympathique – sinon il se retrouve analyste à la centrale – il n’est pas nécessaire d’être « sympa » pour ce job, seulement compétent…- ou fait un autre métier. Avant de demander quoi quece soit, c’est l’OT qui aura pour sa source des attentions bienvenues puisqu’il connaît ses besoins. Il jouera sur l’ego de son interlocuteur en lui affirmant qu’il est seul à le comprendre.
Après la seconde Guerre mondiale, les OT du KGB ont développé, pour recruter les savants américains de Los Alamos[2], l’idée « d’une coopération scientifique internationale qui devrait mettre fin aux guerres ». Du temps du communisme, l’adhésion idéologique à la cause était une aubaine pour Moscou qui put ainsi recruter de nombreux espions dont les « cinq de Cambridge » qui ont proposé directement leur coopération aux Soviétiques, refusant même d’être rémunérés. Mais ce cas est loin d’être général, les agents se faisant très souvent payer pour leurs services. À peu près tous les officiers de la CIA et du FBI recrutés par le KGB (ou le GRU) l’ont fait pour d’importantes sommes d’argent.
Après l’approche, le recrutement est un passage difficile à négocier, qui relève généralement du domaine du « non-dit ». La source « sait » qu’elle travaille pour un service étranger, mais son OT n’en fait pas état. Pour certaines recrues ayant accès à des renseignements classifiés, une période de formation aux liaisons clandestines est nécessaire car, pour des raisons de sécurité, il n’est plus question que l’agent s’affiche en public avec un OT étranger. Or, un agent n’est rentable que s’il dure dans le temps.
À noter que la compromission n’a pas été citée dans les moyens employés[3]. En effet, ce qui relève du pur chantage ne permet pas de contrôler une source dans le temps, et elle tentera, dès que cela lui sera possible, d’échapper à la manipulation. Par contre, cela peut être un moyen de pression au cas où la source voudrait tout déballer à ses autorités.
Et c’est là qu’est la solution au problème pour toute victime d’approche. Rendre compte de toute démarche jugée douteuse, surtout si elle se reproduit (on peut très bien rencontrer une fois un diplomate russe ou chinois mais de là à nouer des relations…). Il est vrai qu’il est aujourd’hui parfois difficile de définir qui est l’ennemi, ce qui n’était pas le cas du temps de la Guerre froide – même si les états-majors militaires français ne voulaient pas entendre parler « d’ennemi rouge », préférant l’appellation « d’ennemi carmin », pour ne pas choquer un certain parti politique français. Alors en dehors de la Syrie – qui ne nous a jamais attaqué -, quel État est aujourd’hui notre ennemi déclaré ? Pour les fonctionnaires en activité, dans le domaine de l’espionnage : tous, même si certains ne sont que des adversaires ou des concurrents.
[1] Cf. le film d’Eric Rochant, Les Patriotes
[2] Centre de recherche américain sur les armes atomiques.
[3] A l’image de la « douche d’or », moyen supposé de compromission de Donald Trump.