Le Désert et la source (René Cagnat) : le jeu des grandes puissances autour de l’Asie centrale élargie à l’Afghanistan et au Xinjiang
David GAÜZERE
Le Désert et la source est un ouvrage exceptionnel rédigé par le Colonel (e.r.) René Cagnat et publié à la mi-2019 aux Ééditions du Cerf, dont je recommande la lecture. Par-delà l’offre de découverte anecdotique mais aussi scientifique de l’Asie centrale à un lecteur le plus souvent inexpérimenté, l’auteur explique que cette contrée, naguère fermée et inaccessible, se retrouve depuis la chute de l’Union soviétique en 1991 au cœur de nouveaux enjeux géostratégiques. Ces enjeux, imposés par des acteurs extérieurs, peuvent s’opposer frontalement, se superposer ou se compléter à l’image du désert et de la source, les deux piliers géomorphologiques essentiels de la région.
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Quid du désert ? Tel l’afghaniets, le siroco afghan, qui dévale de l’Hindou-Kouch et du Pamir répandant sable et poussière du Karakoum jusqu’au Taklamakan, le désert étale son influence à toute l’Asie centrale : aussi bien celle des immenses dépressions steppiques et désertiques que celle des montagnes colossales et désolées, prolongements de l’Himalaya.
Le terme « désert démographique » s’applique aussi, paradoxalement, au peuplement centrasiatique de 130 millions d’habitants clairsemé sur des étendues incommensurables et ceinturé par les masses populeuses des pourtours iranien, pakistanais, indien et chinois – soit un total de 3 milliards d’habitants – dont les surplus de population pourraient à tout moment se déverser dans cet « espace du vide ».
Le désert renvoie encore au vide psychologique et sociologique des populations locales, tiraillées depuis 1991 par des influences religieuses et idéologiques diverses et souvent contraires. L’islam, matrice métaphysique naturelle de l’Asie centrale depuis le VIIIe siècle, perd peu à peu de ses couleurs locales sous des influences extérieures non toujours recommandables : le Moyen-Orient et le sous-continent indien insufflent un vent de radicalité, dont le souffle dessèche, hélas, la nature chamanique de l’islam local, empreint de soufisme et traditionnellement ouvert à la tolérance. Chère à l’auteur, la photographie du Minaret de Djam – dédié à Mariam mère du prophète Jésus, c’est-à-dire à la vierge Marie – est empreinte d’une antique sérénité alors que l’ouest afghan, où le monument se situe, est aujourd’hui la proie de luttes sur fond de rivalités religieuses résumant l’évolution intransigeante de l’islam. L’analyse de la condition des femmes, finement étudiée par René Cagnat, fin connaisseur des lieux, devient l’expression éloquente de cette évolution. A une moindre échelle, le changement concerne aussi la nature même du christianisme, traditionnellement orthodoxe et pacifique, dénaturé aujourd’hui par de nouvelles sectes protestantes toujours plus offensives. Le vacuum religieux et idéologique laissé par la disparition abrupte de l’ancien système communiste fragilise aussi des populations indigènes, jusque-là protégées des influences extérieures, en les exposant du jour au lendemain à l’antagonisme des Etats-Unis et des grandes puissances voisines au fil d’acerbes rivalités géostratégiques dont le cours pourrait être qualifié, comme l’indique l’auteur, de « Très Grand Jeu ».
Le désert renvoie également à toutes sortes d’interrogations personnelles que René Cagnat pose avec finesse dans cet ouvrage quelque part testamentaire. La sagesse de son grand âge et sa connaissance inégalée du terrain lui permettent, en effet, par un recul suffisant et une analyse alternée de la transformation de la région et de sa vie personnelle, de subtilement mettre en parallèle l’évolution de sa pensée avec l’évolution historique régionale. Il n’impose pas pour autant de réponses, préférant, face à une convergence d’incertitudes, abandonner ses lecteurs à leurs libres interprétations personnelles.
Cette même convergence s’applique aussi à une comparaison voulue, osée et judicieuse de l’auteur entre l’évolution de l’Asie centrale et celle de l’Europe : un processus où les travers politiques, économiques et culturels des uns et des autres devront être à tout prix évités par une connaissance mutuelle éclairée. La Russie, juste milieu géographique entre les deux ensembles, devrait être perçue, de part et d’autre, comme le prolongement politique et culturel nécessaire à un rapprochement.
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La source est représentée par l’auteur comme l’antidote du désert, sa solution de sortie vers le meilleur comme vers le pire.
La source renvoie aux deux fleuves majestueux, mais endoréiques, que furent le Syr-Daria et l’Amou-Daria qui aujourd’hui atteignent avec peine leurs deltas, condamnant un peu plus chaque année, par un manque d’eau conjugué avec une suractivité humaine toujours plus forte et irrationnelle, le restant de vie dans les steppes et déserts d’Asie centrale.
Qui dit source dit aussi oasis. Ces oasis sont à la fois la fraîcheur et la vie. En Ouzbékistan et dans le sud du Kazakhstan, ce sont elles qui furent depuis toujours la source de toute culture historique et culturelle. A cheval sur trois Etats – la Kirghizie, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan – la Vallée du Ferghana, d’une superficie avoisinant celle de la Suisse, est la plus vaste oasis et, depuis toujours, le poumon démographique de la région, regroupant près du cinquième de ses habitants.
La cuvette du Ferghana concentre à cet effet toutes les caractéristiques contradictoires bonnes ou mauvaises de la source, détaillées avec érudition par René Cagnat. La vallée est le poumon agricole et urbain des trois Etats qui se la partagent. Elle pourvoit la nourriture, régule le commerce, brasse les influences culturelles sédentaires et nomades, le tout dans un univers de bazar aussi fourmillant que souriant. C’est le bon côté de la source. Mais la vallée populeuse et populaire gronde aussi sourdement tel un volcan, dont les éruptions soudaines ne sont que les traductions extérieures d’un mécontentement économique et social souterrainement entretenu dans les réseaux opaques des mahalla, ces quartiers traditionnels des villes ouzbèkes et tadjikes. Ces éruptions prennent alors la forme de pogroms interethniques, survenant à intervalles réguliers (Och en 1990 et en 2010), ou de fièvre islamiste (Namangan en 1992, Andijan en 2005), dont l’épicentre ferghanais pourrait ensuite déployer ses ondes à l’ensemble de l’Asie centrale. C’est le mauvais côté de la source.
La cuvette du Ferghana en particulier et l’Asie centrale en général se retrouvent ainsi à la croisée de tous les chemins, les meilleurs comme les pires, parcourus par les vents contraires du « Très Grand Jeu ». La Russie, puissance traditionnelle dans la région, a apporté aux Turkestanais son développement économique et sa culture, dissociant dès lors le Turkestan russifié puis soviétisé de l’Afghanistan resté en dehors et rétif. Moscou continue donc à offrir aujourd’hui son parapluie militaire à son « pré-carré centrasiatique ». La Chine, quant à elle, lui propose ses débouchés et sa coopération économiques, mais pourrait tôt ou tard y déverser ses excès démographiques. Les Etats-Unis, dans le sillage du Royaume-Uni au XIXe siècle, en font un terrain d’affrontement entre le heartland (ou hinterland) continental et le foreland (dit aussi rimland) maritime, chers à Mackinder. Le monde musulman, via un Afghanistan dévasté par plus de quarante ans de guerre civile, ne lui apporte pour le moment rien de bon. Mais, si le danger de subversion islamiste, longtemps fantasmé, est bien aujourd’hui réel, René Cagnat, recoupant les sources russes, occidentales, afghanes et locales, démontre que ce danger est désormais plus interne qu’en provenance d’Afghanistan, où le « nationalisme pachtoun des Taliban » tente de le confiner, contrairement à Daech qui entend à tout prix l’internationaliser. Exception faite de son rayonnement culturel et technologique, l’Europe, étrangement, n’est présente dans le ballet des puissances et des partenaires extérieurs de l’Asie centrale que par des vétilles ; ce que l’auteur, osant sortir ici de sa réserve habituelle, déplore, allant jusqu’à faire de sa conclusion un vibrant plaidoyer en faveur d’une véritable « Grande Europe » des peuples et des nations au service de la paix allant de Lisbonne à Vladivostok, de l’océan Atlantique aux Monts Célestes : une union idéalisée dont l’Asie centrale devrait urgemment s’inspirer pour mettre fin à ses travers chroniques et mortifères.
La source se trouve enfin être la passion de l’auteur. René Cagnat reste à ce titre l’un des derniers chercheurs « officiers orientalistes » (in préface de Pierre Conesa), soldats transfigurés et portés par leur passion, qui souhaitent la communiquer autour d’eux par-delà leurs réelles connaissances universitaires, régulièrement actualisées et doctement récitées. René Cagnat vit sa connaissance, sa passion. Il est en cela un homme de terrain, enraciné dans sa terre kirghize d’adoption et un baroudeur invétéré dans la région. Ses histoires vécues, tour à tour dramatiques ou savoureuses, rendent l’ouvrage vivant et accessible à tous ; elles révèlent aussi la situation et le devenir incertain de l’Asie centrale. Le livre est en cela une source intarissable d’historiettes et de renseignements venant en permanence irriguer, chez le lecteur non-averti, le désert de la méconnaissance.
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Véritable monographie, Le Désert et la source en devient une œuvre littéraire indispensable pour faire connaissance avec l’Asie centrale dans son acception la plus large, la plus actuelle, la plus profonde, et pour mieux saisir les enjeux cruciaux qui la tourmentent aujourd’hui. L’ouvrage permet également au lecteur de comparer l’Asie centrale élargie à son univers européen familier et, ainsi, de mieux se situer, à la lumière de la connaissance, au carrefour de deux mondes à la fois fort semblables et différents. Il lui apporte enfin certaines réponses personnelles aux diverses interrogations de la vie par la conjugaison des expériences pratiques ou techniques, des héritages philosophiques et culturels : expériences et héritages souvent transférés et échangés depuis l’Antiquité le long des légendaires routes caravanières de la soie et que chacun de nous utilise encore aujourd’hui dans sa vie quotidienne sans toujours en connaître la provenance.