Les réseaux de renseignement et de sabotage des services allemands et du régime fasciste en italie (1943-1945)
Giuseppe GAGLIANO


Les structures de renseignement et de sabotage du régime fasciste se sont développées dans le cadre du plan d’occupation mis en place par l’Allemagne nazie après l’armistice de septembre1943[1]. Leur étude s’avère essentielle pour comprendre l’histoire de la République Sociale Italienne (RSI). Les services spéciaux de la RSI, ainsi que ceux qui se joignirent à elle pour s’opposer à l’avance des forces alliées, se trouvèrent dans l’impossibilité d’agir de manière autonome par rapport à l’Allemagne nazie.
Sur le territoire italien opéraient les deux principaux services de renseignement et de sécurité allemands : l’Abwehr et le Sicherheitsdienst (SD). À partir de 1943, ils recrutèrent un grand nombre d’agents italiens issus tant de la Milizia fasciste[2] et des Brigate nere [3] naissantes, que de la Decima Mas[4] de Borghese, pour mener des opérations d’espionnage et de sabotage derrière les lignes alliées. Les fascistes tentèrent également d’organiser des réseaux d’espionnage de manière autonome, dans le but de garantir la continuité du fascisme après la guerre.
Les services allemands étaient actifs en Italie depuis 1939, avec l’Ausland-SD ou Amt VI[5], branche du Sicherheitsdienstpour le renseignement extérieur, intégré. Un rapport du contre-espionnage italien décrivait les opérations du SD[6] en Italie comme un « contre-espionnage politique mené à travers des techniques offensives et d’infiltration[7] ». Parallèlement, l’Abwehr, le service de renseignement militaire allemand, dirigé à Rome par le colonel Otto Hellferich, se concentrait sur le contre-espionnage et le recrutement d’agents pour des missions en Grèce ou au Moyen-Orient.
La confiance allemande dans l’ex-allié italien diminua avec la destitution de Mussolini, malgré les assurances de Badoglio sur la continuation de la guerre aux côtés du Reich. En conséquence, durant les mois de juillet et août 1943, les forces allemandes commencèrent à occuper des positions stratégiques dans le nord de l’Italie, encerclant des villes cruciales comme Gênes, La Spezia, Trieste et Rome, prêtes pour l’occupation de l’Italie après le 8 septembre.
Les centres de formation de l’Abwehr et du SD
L’Abwehr étendit son activité en Italie en créant des sections dédiées à l’espionnage et au sabotage, en élargissant son réseau, surtout dans le nord, avec des centres à Milan, Gênes, Turin, et pour le contrôle de la frontière italo-suisse, à Domodossola et Chiasso. Des centres furent également établis à Trente, Bolzano et Trieste zones d’opérations annexées directement au Reich où se déroulaient des activités de contre-espionnage et de propagande pro-germanique. Pour former leurs agents, des écoles furent fondées à Florence et Milan. Après leur formation, ils étaient envoyés derrière les lignes ennemies, équipés d’un mouchoir blanc avec un message spécial démontrant leur appartenance au service de renseignement allemand.
L’Abwehr II[8], sous la direction du comte Thun von Hohenstein d’origine sud-tyrolienne, avait initialement mis en place deux centres de formation pour saboteurs : l’un sur l’île de San Andrea à Venise et l’autre à Pérouse. Les cours de formation avaient une durée de 6 à 7 semaines et accueillaient un nombre limité de participants. L’instruction sur l’utilisation des explosifs était extrêmement intensive, afin d’en donner aux agents une parfaite maîtrise avant d’utiliser ces compétences dans des opérations contre l’ennemi. À la fin du cours, les agents étaient soit parachutés derrière les lignes ennemies, soit laissés sur place dans l’hypothèse d’une retraite allemande, afin d’opérer seul ou en groupes. Dans ce dernier cas, le leader du groupe était accompagné d’un radio télégraphiste et était le seul à connaître la position des explosifs cachés par les troupes allemandes en retraite. L’objectif de leurs missions était de frapper des infrastructures clés telles que les voies ferrées, les dépôts d’armes et de carburant, ainsi que les installations électriques et téléphoniques.
Les agents de l’Abwehr recevaient un nom de code, variable selon l’unité d’appartenance, et une identité fictive complète avec une couverture. Généralement, ils devaient se présenter comme des fugitifs du nord de l’Italie afin d’éviter d’être enrôlés dans l’Organisation Todt[9]. Ils disposaient de faux documents (carte d’identité, carte de membre de la Todt) pour renforcer leur couverture en cas de capture. Avant leur départ, ils recevaient également une avance sur le paiement qui serait complété au retour de la mission.
Malgré le haut niveau de formation, les résultats obtenus par l’Abwehr II n’étaient pas à la hauteur de ceux des agents du SD selon le renseignement militaire italien (Servizio Informazioni Militare/SIM). Même le dispositif de renseignement des SS dut s’adapter avec l’ouverture du front italien.
Le général Wilhelm Harster, un juriste bavarois, fut nommé à la tête de la Sicherheitspolizei (Sipo, police de sécurité) et du SD en Italie, basés à Vérone. Cette structure supervisait également les opérations de la Gestapo, de la Kripo (police criminelle). Initialement, la direction des opérations en fut confiée à Eugen Dollmann et Herbert Kappler. La branche extérieure du SD (Ausland), dirigée par Karl Hass, d’abord à Rome puis à Vérone, se consacrait au sabotage matériel et moral, entreprenant des activités de « cinquième colonne » qui parfois se superposaient ou interféraient avec celles de l’Abwehr II. Pour former des agents spécialisés en espionnage et sabotage, le service mit en place une école à Bologne et un centre de formation pour à Rome, alors qu’initialement la formation se faisait à La Haye, aux Pays-Bas.
Pendant les sessions de formation d’une durée d’environ un mois, on enseignait aux saboteurs comment manipuler des explosifs, utiliser des armements aussi bien allemands qu’alliés, et conduire des véhicules. À chaque agent du SD était fourni, en plus du matériel explosif, un comprimé de cyanure pour se suicider en cas d’arrestation.
Mais quelles étaient les origines de ces agents ? Entre la fin de 1943 et les premiers mois de 1944, l’Abwehr et le SD recrutaient surtout des Allemands et des personnes du Sud Tyrol maîtrisant l’italien, facilitant ainsi leurs opérations derrière les lignes ennemies. Cependant, vers la fin de 1944, comme rapporté par le contre-espionnage italien, l’origine des agents arrêtés avait drastiquement changé et plus de 85% d’entre eux s’avéraient être Italiens. Selon ce rapport, il s’agissait de déserteurs, d’individus recherchés pour divers crimes et, surtout, de fascistes convaincus. La difficulté des services allemands à recruter localement les avait amenés à engager des personnes de fiabilité douteuse, attirées uniquement par la haute rémunération offerte. Avec le temps, cependant, ils réussirent à recruter des individus plus fiables provenant d’organisations fascistes, comme la Decima MAS, la Guardia Nazionale Repubblicana [10] et la bande Koch[11].
Les réseaux de la RSI
Les réseaux de renseignement de la République Sociale Italienne se formèrent immédiatement après le 8 septembre, lorsque les Allemands annoncèrent la création d’un gouvernement fasciste national, bien que Mussolini fût encore détenu. Avec libération de Mussolini par un commando dirigé par Otto Skorzeny[12], il fut possible d’établir un nouveau gouvernement fasciste. Ainsi, le 23 septembre 1943 vit la naissance de la République Sociale Italienne, nom qui devint officiel seulement le 1er décembre.
Sur l’initiative de Mussolini, Alessandro Pavolini constitua des groupes de fascistes fidèles en octobre 1943 pour promouvoir une renaissance du fascisme dans le sud de l’Italie. Dès les premiers jours du gouvernement, la priorité fut donnée à l’organisation de « cinquièmes colonnes » fascistes dans les territoires occupés par les Alliés. Puccio Pucci, ancien officier des Moschettieri del Duce [13] et chef d’état-major des Brigate Nere, fut nommé à la tête du bureau dédié, qui n’eut pas d’activité notable jusqu’à l’arrivée d’Aniceto Del Massa vers la fin de 1944. Pavolini[14] collabora avec Pucci dans la gestion du service, rebaptisé Bureau PdM d’après les initiales des noms des deux dirigeants. Une autre initiative visait à établir la résistance fasciste dans le sud de l’Italie : Carlo Scorza, dernier secrétaire du Partito Nazionale Fascista (PNF), avait chargé au printemps 1943 le prince Valerio Pignatelli di Cerchiara de former un groupe de volontaires pour mener des actions de guérilla et de sabotage derrière les lignes ennemies, les Gardes aux Labara[15], qui furent cependant dissous par Mussolini avant de passer à l’action.
Parallèlement à la constitution du Bureau PdM en octobre 1943, le Servizio di Informazione della Difesa (SID[16]) de la République Sociale Italienne fut également institué, sous l’égide du ministère des Forces armées de Salò[17]. Ce service, basé à Volta Mantovana, fut confié à Vittorio Foschini, journaliste et ancien membre du service de renseignement connu sous le nom de « service 6X », fut lancé vers la fin de 1942 avec l’approbation du ministre de la Culture populaire Buffarini Guidi, puis du Duce. Toutefois, étant donné que le service était sous contrôle allemand, à la suite d’un accord entre Rodolfo Graziani et Otto Hellferich, il n’était pas autorisé à mener des opérations d’espionnage, se limitant ainsi à des tâches de contre-espionnage, de contre-sabotage et de lutte contre la résistance partisane, toujours en collaboration avec les Allemands.
Malgré ces restrictions, les fascistes tentaient d’agir indépendamment de l’autorité allemande et ne se limitaient pas à fournir un soutien à ses services de renseignement et de sécurité. L’action fasciste était souvent désorganisée, fondée sur des initiatives individuelles. Un exemple en est donné par la tentative de Francesco Barracu, sous-secrétaire à la Présidence du Conseil de la RSI, de former un groupe de confiance dirigé par le père Luciano Usai pour établir un réseau de renseignement politique et militaire et de propagande en Sardaigne, sa terre natale. Le groupe fut entraîné puis parachuté sur l’île par les Allemands, qui n’étaient pas particulièrement regardants quant à la loyauté des agents envoyés en mission. Cette action s’avéra infructueuse, car le groupe fut capturé par les forces alliées.
Une autre initiative individuelle fut celle de Junio Valerio Borghese qui, en octobre 1944, se plaignant du manque d’attention des services allemands envers la sécurité et l’entraînement de ses hommes, décida de réduire la collaboration avec eux et fonda le bataillon Vega, spécialisé dans l’espionnage et le sabotage. Il décida d’opérer de manière indépendante et limita la communication avec les Allemands à des rapports mensuels. L’action de Borghese visait à recueillir des informations et à réaliser des sabotages dans les zones occupées par les Alliés et à préparer des opérations d’espionnage et de sabotage dans les principales villes du nord de l’Italie en prévision de l’occupation alliée. Selon un document de l’Office of Strategic Services (OSS) américain, les activités de Vega se déroulaient parallèlement à celles d’autres services italiens, y compris celui dirigé par Pavolini (le bureau PdM) et probablement le Movimento dei Giovani Italiani Repubblicani (MGIR[18]), un groupe clandestin né à Florence en 1943 dans le but de renverser la hiérarchie fasciste et de restaurer le « fascisme pur ». Le contre-espionnage allié rapporta que le groupe avait des liens avec Thun von Hohenstein – et avec la X Mas – qui l’utilisait comme source de recrutement pour des espions à envoyer derrière les lignes ennemies, tout en sachant que leur véritable objectif était d’établir des contacts avec des membres du groupe déjà présents dans les territoires occupés par les Alliés.
Le panorama décrit révèle une complexité de groupes et d’organisations qui, bien qu’ayant l’objectif commun de s’opposer à l’avancée des forces alliées, finissaient par dilapider des ressources humaines et matérielles de grande valeur. Cette prolifération d’entités d’espionnage reflétait la situation chaotique et les dynamiques internes de la République Sociale Italienne, caractérisée par une pluralité de centres décisionnels et une variété de formations militaires. Comme le souligne Luigi Ganapini[19], cette diversité était le symptôme d’une nature fondamentalement chaotique et ambitieuse de la RSI, qui aspirait à renouveler l’expérience fasciste sur le modèle totalitaire nazi.
Malgré l’échec de l’initiative de Barracu et l’inertie du Bureau PdM, en 1944, des tentatives de revigorer le fascisme dans le sud de l’Italie eurent lieu, avec la formation de groupes néofascistes dans les territoires sous contrôle allié. Un rapport du contre-espionnage anglo-américain[20] identifie la présence de telles organisations dans les Pouilles, en Calabre et en Campanie, désignant comme figure de proue le prince Pignatelli[21], sur suggestion de Barracu. Des groupes significatifs émergèrent à Tarente, dirigés par Gaetano Chetry, ancien dirigeant du PNF, et à Catanzaro par Luigi Filosa. Ces groupes maintenaient des contacts avec l’Abwehr pour offrir un soutien aux agents derrière les lignes. Filosa était reconnu comme le principal artisan de la guérilla contre les Alliés, notamment dans la province de Cosenza, où, avec l’aide d’anciens squadristes[22], il organisait l’envoi d’émissaires pour constituer des noyaux fascistes. Composés d’anciens fascistes et d’étudiants, ces groupes se distinguaient par des actes de résistance et des sabotages destinés à démontrer la force de la cause fasciste, de manière à réunir des actions disparates en un mouvement cohérent. Présents non seulement en Calabre, mais aussi dans les Pouilles et à Bari, ils réussirent même à publier un journal, Onore e Combattimento[23]. Pignatelli, à travers l’avocat Nando di Nardo, maintenait également les liaisons avec les groupes néofascistes en Campanie, soulignant l’engagement des jeunes dans des protestations et la distribution de tracts anti-alliés.
Cependant, entre avril et mai 1944, ces groupes néofascistes furent démantelés par les autorités, qui procédèrent à l’arrestation de quatre-vingt-huit personnes, donnant lieu au « Procès des quatre-vingt-huit ». Étonnamment, le prince Pignatelli, bien qu’étant considéré comme le chef de l’organisation dans le sud de l’Italie, ne figurait pas parmi les accusés. Arrêtée en avril et accusée d’espionnage, sa femme, la princesse Maria, future fondatrice du Movimento Italiano Femminile (MIF[24]), avait traversé les lignes à la demande de son mari, officiellement pour rendre visite à leurs enfants à Florence, mais en réalité pour rencontrer Mussolini et Barracu. Aidée par Paolo Poletti, un agent du SIM collaborateur de l’OSS, elle fut arrêtée à son retour par les Anglais. Malgré les accusations sérieuses et les preuves fournies par des fascistes interrogés, les Pignatelli furent seulement condamnés à quelques années de prison. Cet épisode, encore nimbé de mystère – y compris la mort de Poletti, qui était peut-être un agent double au service des fascistes – met en évidence comment, dès 1944, d’importantes figures du fascisme clandestin avaient accès à des contacts à l’intérieur des forces militaires italiennes et alliées.
Après la neutralisation du groupe dirigé par Filosa et Chetry, le SIM, suivant les directives alliées, arrêta des membres de groupes mineurs opérant à Bari, Lecce et en Sicile. Néanmoins, d’autres groupes fascistes continuaient d’être actifs dans le sud de l’Italie[25]. Ils étaient dirigés par Giorgio Bertacchini, un agent au service des Allemands, mettant ainsi en évidence l’indissoluble connexion entre le fascisme italien et le renseignement nazi.
Le repli des groupes de résistance fascistes et des réseaux de l’Abwehr face à l’avancée alliée
L’avancée alliée vers Rome et l’évacuation de la capitale contraignit les nazis à déplacer leurs bureaux, y compris ceux dédiés à l’espionnage, vers le nord. Les bureaux romains de l’Abwehr III[26], furent fermés et le personnel s’installa à Milan. L’école de recrutement de Parme fut transférée à Rovereto, tandis que l’Abwehr II et son école de Pérouse se déplaçaient à Bolzano. Le SD dut également abandonner la capitale. Karl Haas s’installa à Sant’Ilario d’Enza, près de Parme, pour diriger une école d’espionnage, l’Einheit Ida, préparant des agents pour des opérations dans les zones contrôlées par les Alliés. Le nouveau chef du renseignement des SS en Italie devint Otto Ragen – alias « Begus » – avec pour mission de former des réseaux fascistes et nazis de Stay-Behind[27], suivant l’exemple de ceux qu’il avait organisés en Grèce. Ces réseaux, principalement formés à Campalto près de Vérone, étaient destinés à perturber l’avancée anglo-américaine.
Les écoles de l’Abwehr et du SD infiltraient leurs agents derrière les lignes ennemies, soit en parachute soit à pied. Par ailleurs, la libération de Rome offrait l’opportunité de recruter des agents à laisser en place dans la ville. Le SD œuvrait à cette fin, puisant principalement dans l’ex-milice portuaire de Trieste et dans des bataillons spéciaux comme le bataillonMuti[28]. Un groupe dirigé par Tommaso David, en collaboration avec le service allemand et la Decima Mas de Borghese, fut préparé pour des opérations d’espionnage et de sabotage dans la capitale. David y avait constitué un groupe unique avec une composante féminine, le « Groupe spécial A », auquel appartenait Carla Costa, qui à 17 ans participa aux opérations de renseignement. Le bataillon Gamma de la Decima Mas, dirigé par Eugenio Wolk et basé à Valdagno, fut également chargé de former des agents pour recueillir du renseignement en cas d’occupation alliée de Rome, opération à laquelle participèrent des individus comme Luigi Kalb, lequel, capturé par les Alliés, livra de nombreuses informations sur les activités des partisans et sur le mouvement néofasciste après avoir accompli sa mission.
Dans les derniers mois du conflit, l’Abwehr subit un coup dur avec l’implication de Wilhelm Canaris, son chef, dans la tentative échouée d’assassiner Hitler le 20 juillet 1944. Cet événement conduisit au démantèlement immédiat du renseignement militaire allemand, son personnel se voyant alors intégré au sein du SD. Cependant, en Italie, l’intégration entre Abwehr et SD ne se fit pas aussi rapidement qu’ailleurs, les deux entités continuèrent leurs opérations séparément jusqu’en janvier 1945.
Au sein de la République Sociale Italienne, un changement significatif eut lieu l’Abwehr vers la fin de l’année avec l’arrivée d’Aniceto Del Massa, qui se joignit à Puccio Pucci dans le Bureau PdM. Selon les sources du contre-espionnage américain[29], Del Massa devint le véritable moteur du bureau grâce à son expérience préalable à Rome et à Florence. L’organisation comptait sur des agents et des individus isolés pour mener des actions anti-partisans et d’espionnage politique dans les zones contrôlées par les Alliés, tout en maintenant des contacts avec le renseignement allemand pour la formation et le soutien de ses opérateurs.
Le groupe était structuré en plusieurs sections, dont une pour l’espionnage –dirigée par Del Massa, avec environ vingt agents – et une d’environ cinquante saboteurs. Une troisième section, dédiée à la guérilla – dirigée par Onorio Onori, commandant des Brigate Nere Garibaldi[30] – comprenait environ 1 500 personnes et avait pour objectif de frapper des personnalités alliées et favorables aux Alliés.
Del Massa avait par ailleurs créé deux groupes spéciaux : l’un, dirigé par Carlo Dane, chargé d’acheter de petites entreprises pouvant servir de couverture pour les activités du groupe et de source de financement ; l’autre, dirigé par Libero Pilotto, avec pour but de gérer une imprimerie pour la production de matériel de propagande. Curieusement, Del Massa organisa trois groupes de sabotage qui furent confiés à Alfio Campolmi, qui se révéla être un partisan collaborateur travaillant pour le contre-espionnage américain sous le nom de code de « Consignor », – qui avait réussi à s’infiltrer dans l’organisation.
« Consignor », choisi par Del Massa en mars 1945 pour une mission de reconnaissance dans Florence occupée par les Alliés, avait pour tâche de collecter des informations sur les fascistes locaux, d’identifier les camps de concentration, d‘obtenir une liste des fascistes détenus, d’établir des contacts avec le groupe “Italie et civilisation” et de recueillir des publications pour analyser la situation de l’Italie libérée.
Parallèlement, Elena Franchetti, elle aussi infiltrée, avait obtenu le poste de secrétaire de Del Massa et utilisa ses excellentes compétences linguistiques en allemand pour faciliter les communications avec le SD. Cette position lui permit de copier clandestinement des documents importants du groupe, qui furent ensuite remis aux Alliés à la fin du conflit.
Consignor révéla aux Alliés l’existence de groupes liés au Bureau PdM, mais qui en réalité suivaient les directives de Pavolini des Brigate Nere. Ces groupes, à l’exception de la Sardaigne et de la Sicile, devaient être formés dans chaque région de l’Italie occupée par les Alliés. Chacun composé d’environ 1 500 membres avaient différents rôles, incluant la propagande, l’espionnage et le sabotage. La coordination de ces activités devait avoir son siège à Rome pour la partie politique et espionnage – sous la direction de Mario Scandone – et à Florence pour les opérations de sabotage avec Renzo Buggiani. Bien que le plan ait été conçu dès les premiers mois de 1945, il ne fut jamais réalisé. Cependant, Scandone réussit à effectuer trois missions de renseignement avant sa capture.
À mesure que le conflit approchait de sa fin et avec l’imminente défaite de l’Axe, même le SD reconnut la gravité de la situation. Dans un effort de négociation avec les Alliés, Wilhelm Harster, commandant de la Sipo et du SD, tenta d’ouvrir un dialogue par l’intermédiaire de Franco Marinotti de la SNIA Viscosa[31], mais sans succès. Le renseignement italien suggérait que la seule manière de perturber les Alliés était d’exploiter l’instabilité dans les territoires occupés. Mais dans les derniers mois de guerre, le service allemand cessa de protéger l’identité de ses agents, ne leur fournissant ni identité fictive ni couverture, signe du désespoir et du désordre interne.
L’expérience des agents italiens Salvatore Carotenuto et Luigi Locatelli, initialement affiliés à l’Abwehr puis au SD, est représentative de cette phase chaotique. Ils furent parachutés à Naples avec pour objectif de saboter, d’organiser la résistance et de diffuser de la propagande, sans aucune couverture ou plan de retour. Carotenuto se rendit aux Alliés dès son arrivée sur la côte napolitaine, entraînant l’arrestation de son compagnon.
Dans les derniers moments du conflit, contrairement aux agents allemands laissés sans directives – à l’image d’Aldo Littardi, chef d’un groupe d’espions et saboteurs à Bologne qui décida de se rendre aux Alliés face à l’absence de communications du SD –l’organisation fasciste maintint une approche différente. Selon les rapports de Consignor, dans les jours précédant la Libération, des figures clés comme Pavolini, Del Massa et Pucci décidèrent d’allouer à ce dernier d’importants fonds en devises italiennes et étrangères, anticipant la chute du fascisme. Le 25 avril, Del Massa rassembla une somme considérable, destinée vraisemblablement au soutien des réseaux fascistes clandestins post-Salò. Pavolini, selon un témoignage de 1946 à la Divisione dei Servizi Informativi e Speciali[32] du ministère de l’Intérieur, il avait esquissé les plans pour une réorganisation secrète du PNF face à l’imminente défaite dans le nord.
Cette organisation clandestine, dirigée par un triumvirat composé d’Olo Nunzi, Augusto Turati et Carlo Scorza, comptait également parmi ses membres fondateurs des figures qui contribueraient à la naissance du Mouvement Social Italien, comme Ludovico Muratori, Pino Romualdi, Concetto Pettinato et Vanni Teodorani. Bien que Pignatelli et Borghese fussent en prison, ils maintenaient des contacts avec le mouvement néofasciste et tentaient d’organiser des cellules parmi les prisonniers. Bien qu’il n’y ait pas eu de mentions directes de Del Massa et Pucci, leur implication était suggérée, étant donné leur étroite connexion avec Pavolini. Ce lien fut encore souligné par l’interrogatoire d’Enzo Bonciani, ancien membre du groupe PdM, qui raconta avoir rencontré à Rome Pucci aux côtés de Romualdi, ainsi que Nino Buttazzoni de la Decima MAS. Bonciani fut invité à rejoindre les Squadre di Azione di Mussolini (SAM[33]) dirigées par eux. Une rencontre eut lieu chez Mina Magri Fanti, liée à la princesse Pignatelli et au Movimento Femminile Italiano. Bonciani indiqua que Del Massa se trouvait à Rome à cette époque, vraisemblablement en possession de fonds importants pour organiser le réseau d’espionnage néofasciste.
*
Les opérations de renseignement pendant la Seconde Guerre mondiale sont largement décrites dans l’historiographie des pays européens. Mais celle de l’Italie n’y accorde pas une importance comparable, ses historiens ayant été moins enclins à étudier l’histoire de l’espionnage que leurs collègues anglophones.
La synergie efficace entre les services alliés en soutien aux forces armées – malgré les rivalités et la méfiance réciproque entre l’OSS américain et le Special Operations Executive (SOE) britannique, ainsi qu’avec le SIM italien co-belligérant – a joué un rôle clé dans la victoire contre l’Axe. Au contraire, le renseignement allemand souffrit du manque de coopération et de la concurrence entre l’Abwehr et le SD, des problèmes qui persistèrent jusqu’aux premiers mois de 1945, moment où l’issue du conflit était déjà scellée. En Italie, la situation était encore plus complexe en raison de la présence du fascisme et de ses réseaux et de l’ambition des différents hiérarques de jouer un rôle en matière d’espionnage, une ambition réalisable seulement avec le soutien allemand.
Les réseaux de renseignement et d’action fascistes reflétaient l’instabilité et la désorganisation des forces de la République Sociale Italienne, dilapidant des ressources qui auraient pu être décisives. Malgré ces limites, ils parvinrent toutefois à maintenir vivant l’idéal fasciste, objectif secondaire après la lutte contre les Alliés. Dès le milieu de 1945, d’anciens fascistes et vétérans des services spéciaux commencèrent à se réorganiser et à promouvoir la propagande fasciste clandestinement sous de nouvelles bannières, bénéficiant de la non-épuration et de l’amnistie Togliatti[34], qui, comme le souligne Andrea Mammone, offrirent une sorte de légitimation politique et sociale aux anciens ennemis fascistes, leur conférant une renaissance inattendue.
En décembre 1946, un peu plus d’un an après la fin du conflit, les divers groupes fascistes clandestins saisirent l’occasion de s’unir dans un parti politique officiellement reconnu : le Mouvement Social Italien (MSI). Cela marquait non seulement la persistance de l’idéologie fasciste dans l’Italie d’après-guerre, mais aussi son adaptation à la nouvelle réalité politique du pays. La création du MSI représentait une tentative de canaliser l’héritage et les aspirations du fascisme dans un cadre légal et démocratique et cherchait à se positionner comme une force politique légitime au sein du système parlementaire italien.
La transition du fascisme, de la clandestinité à la légitimité politique à travers le MSI, illustre la complexité de l’après-guerre en Italie, où les dynamiques politiques et sociales restaient profondément marquées par les séquelles du conflit en dépit des efforts de réconciliation nationale. La présence d’anciens fascistes au sein de la politique italienne post-1945 – souvent réintégrés sans véritable épuration – témoigne de la difficulté de rompre entièrement avec le passé et de la nécessité de composer avec les réalités politiques et idéologiques héritées de l’ère fasciste.
L’expérience italienne met en lumière les défis de la dénazification et de la défascisation dans l’Europe d’après-guerre, processus qui furent inégaux et incomplets, influencés par les considérations géopolitiques de la Guerre froide. L’évolution de l’Italie, de la République Sociale à la République italienne, incarne les tensions entre justice transitionnelle et impératifs de stabilité politique, un équilibre délicat que l’Europe a dû négocier à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.
[1] Conclu entre le gouvernement du royaume d’Italie du maréchal Badoglio et les forces alliées commandées par le général Eisenhower, à la suite du débarquement allié en Sicile et de la chute de Mussolini.
[2] Organisation paramilitaire italienne fondée en 1919 par Benito Mussolini. Elle était le bras armé du Parti fasciste.
[3] Brigades noires : unités paramilitaires italiennes fondées par la République sociale italienne sous Benito Mussolini en 1943.
[4] Unité de nageurs de combat de la marine italienne fondée par Junio Valerio Borghese en 1941 (désignée également sous les acronymes de X MAS ou 10a MAS).
[5] L’Ausland-SD ou Amt VI était le département chargé des opérations d’espionnage à l’étranger du Sicherheitsdienst, le service de renseignement du Parti nazi.
[6] Il dépendait du Reichssicherheitshauptamt (RSHA), le bureau pour la Sécurité de l’État du IIIe Reich.
[7] Giuseppe Conti, Una guerra segreta. Il Sim nel secondo conflitto mondiale, Bologna, Il Mulino, 2009, p. 240.
[8] Division de l’Abwehr en charge du renseignement et des opérations spéciales à l’étranger.
[9] Groupe de génie civil et militaire du IIIe Reich qui a d’abord opéré dans l’Allemagne nazie, puis dans tous les pays occupés par la Wehrmacht. Créée par Fritz Todt, ministre de l’Armement et des Approvisionnements, l’organisation a travaillé en étroite synergie avec les hauts commandements militaires tout au long de la Seconde Guerre mondiale, employant plus de 1 500 000 travailleurs forcés.
[10] Force militaire et de police de la République Sociale Italienne fondée par Benito Mussolini en 1943.
[11] Unité spéciale de la police fasciste italienne, créée et dirigée par Pietro Koch pendant la Seconde Guerre mondiale pour la lutte antipartisans et la répression politique.
[12] Officier autrichien de la Waffen-SS, chef de l’unité commando Friedenthal, connu pour son rôle dans le sauvetage de Benito Mussolini.
[13] « Mousquetaires de Mussolini ». Unité créée en 1923 ayant pour fonction les gardes d’honneur et la sécurité interne du Palazzo Venezia. Elle a été dissoute en 1940, et tous les mousquetaires envoyés sur le front.
[14] Ancien officier devenu chef d’état-major des Brigate Nere.
[15] Première organisation secrète fasciste dédiée au sabotage des opérations militaires anglo-américaines créée par Carlo Sforza, secrétaire du PNF et fidèle du Duce.
[16] Service de renseignement et de sécurité militaire de la République Sociale Italienne.
[17] Capitale de la République Sociale Italienne, sur le lac de Garde.
[18] Mouvement des Jeunes Italiens Républicains. Organisation de jeunesse affiliée à la République Sociale Italienne, visant à soutenir les idéaux du fascisme et à promouvoir l’engagement des jeunes dans le régime.
[19] Historien connu pour ses travaux sur l’histoire de l’Italie pendant la Seconde Guerre mondiale et le fascisme.
[20] Giuseppe Conti, op. cit., p. 300.
[21] Le prince Valerio Pignatelli della Cerchiara est personnage légendaire en raison de son impressionnant parcours de combattant : Ardito de la Première Guerre mondiale, plusieurs fois décoré pour sa bravoure, révolutionnaire au Mexique, commandant de formations de Russes blancs pendant la révolution bolchévique, chef des guerriers Dubat en Afrique orientale et des Flèches Bleues dans la guerre d’Espagne, leader d’équipes d’action fascistes, officier parachutiste de la Folgore et également écrivain.
[22] Membres des Squadre d’azione, groupes paramilitaires fascistes italiens, actifs principalement dans les années 1920, utilisés pour intimider et agresser les opposants politiques au fascisme, notamment les socialistes et les communistes.
[23]« Honneur et combat ». Revue fasciste fondée par Luigi Filosa à Bari.
[24] Mouvement Italien des Femmes. Fondé en 1944, il visait à promouvoir les droits des femmes dans l’Italie de l’après-guerre.
[25] Giuseppe Conti, op. cit. p. 100.
[26] Division de l’Abwehr en charge du contre-espionnage.
[27] Réseaux de résistance organisés par des éléments fascistes et nazis pendant ou après la Seconde Guerre mondiale, conçus pour continuer la lutte et mener des actions de sabotage ou d’espionnage contre les Alliés en Grèce, même après l’occupation officielle du pays par les forces alliées.
[28] Également connu sous le nom de « Bataillon M », c’était une formation militaire de la République Sociale Italienne spécialisée dans les opérations de contre-guérilla et les actions anti-partisanes, active principalement dans le nord de l’Italie.
[29] Michaela Sapio, Spie in guerra: l’intelligence americana dalla caduta di Mussolini alla Liberazione (1943-1945), Milano, Mursia, 2015, p. 100.
[30] « Brigades Noires Garibaldi ». Unités partisanes communistes italiennes luttant contre le fascisme et l’occupation nazie en Italie pendant la Seconde Guerre mondiale.
[31] Entreprise italienne spécialisée dans la production de fibres artificielles, notamment de la viscose. Fondée au début du XXe siècle, elle est devenue l’un des principaux producteurs européens de rayonne et d’autres tissus synthétiques, jouant un rôle significatif dans l’industrialisation italienne.
[32] Division des services de renseignement et spéciaux. Créée le 20 février 1946, elle était structurée en trois sections : la section I tenait à jour le fichier politique central et surveillait les prisonniers politiques ; la section II était chargée du renseignement ; la section III s’occupait des tâches administratives.
[33] Groupes paramilitaires fascistes similaires aux chemises noires. Ils se consacraient à des opérations de violence politique et d’intimidation contre les opposants au fascisme, principalement pendant la montée au pouvoir de Mussolini et les premières années du régime fasciste.
[34] Décret présidentiel du 22 juin 1946 destiné à clore la période de la guerre civile en amnistiant aussi bien les délits commis par les résistants que par les collaborateurs des Allemands, avec cependant des exceptions pour les crimes les plus graves.