Angleton : as du contre-espionnage ou paranoïaque obsessionnel ?
Giuseppe GAGLIANO
Dès le début de sa carrière au sein de l’Office of Strategic Services (OSS), James Jesus Angleton (1917-1987) s’est consacré à la définition d’une méthodologie spécifique pour le contre-espionnage, basée sur trois concepts fondamentaux : infiltration, désinformation et sécurité. L’objectif était de s’infiltrer dans les services secrets ennemis pour diffuser de fausses informations qui les désorienteraient, tout en assurant la sécurité maximale des secrets des services alliés.
Cet engagement reflétait son attirance innée pour le monde nébuleux de l’espionnage, caractérisé par l’ambiguïté et la nécessité d’une analyse extrêmement rigoureuse des documents recueillis, une approche trouvant des parallèles dans la critique littéraire du New Criticism appliquée à la poésie. Angleton voyait dans le contre-espionnage une pratique nécessitant une rigueur presque ascétique, le décrivant comme un labyrinthe de tromperies et de double jeu, un combat continu dans un univers de fausseté où chaque agent pouvait être double ou triple.
De l’OSS à la CIA
Angleton avait une personnalité, une formation et une sensibilité uniques qui le rendaient particulièrement apte à naviguer dans le monde dangereux et complexe du renseignement. Déjà à Londres, pendant la Seconde Guerre mondiale, il se distingua par son engagement inlassable, devenant une référence au sein de l’OSS en termes de dévouement et de capacité de travail. Sa présence dans la capitale britannique donna lieu à un travail incessant qui le vit s’impliquer dans l’analyse d’informations d’importance vitale et dans la constitution d’un fichier recensant tous les espions ennemis potentiels, grâce à l’accès aux renseignements obtenus via les interceptions de l’opération Ultra. Sa vie à Londres se caractérisa par une existence solitaire, dédiée au travail et à la lecture de poésie, interrompue seulement par des sorties sporadiques avec des collègues. Durant cette période, Angleton établit des liens étroits avec divers figures clés du renseignement britannique, comme Kim Philby[1], qu’il retrouvera des années plus tard à Washington.
Grâce à ses compétences linguistiques et à ses contacts sur le terrain, Angleton se vit également attribuer des missions clés concernant l’Italie, lui donnant l’occasion d’établir des relations directes avec des personnalités comme le général Badoglio[2]. Angleton profita de ses liens familiaux et professionnels pour construire un vaste réseau d’informateurs dans ce pays, développant des relations de confiance avec des figures de premier plan comme Giovanni Montini, le futur Pape Paul VI. Son approche discrète et réservée lui permit de bien s’adapter tant au contexte britannique qu’au contexte italien, complexe et plein d’intrigues.
Son expérience en Italie pendant les derniers mois de guerre contribua à forger sa légende au sein du renseignement américain. A partir de 1945, Angleton a commença à anticiper la transition vers la Guerre Froide : il s’attacha à identifier et à cataloguer les individus qui pourraient devenir hostiles aux États-Unis dans un contexte de rivalité Est/Ouest. Son activité en Italie s’orienta alors rapidement vers la lutte contre l’influence soviétique, et il jeta les bases d’une nouvelle organisation du renseignement italien à orientation antisoviétique, incluant d’anciens membres du régime fasciste. À Rome, Angleton consolida sa position influente au sein du renseignement américain, à une période où l’idée d’une structure de renseignement centralisée commençait à s’imposer outre-Atlantique. Entre 1945 et 1947, il collabora étroitement avec Allen Dulles, les deux hommes partageant une vision commune sur l’importance de préserver l’expérience de l’OSS et sur la nécessité d’une structure autonome dédiée au renseignement et au contre-espionnage. Après la création de la CIA (1947), son réseau d’informateurs et ses opérations de désinformation jouèrent un rôle crucial dans la compétition avec l’Union soviétique, surtout en Italie, où il contribua de manière significative à la campagne clandestine qui influença les élections de 1948, menant à la victoire de la Démocratie chrétienne contre le Front populaire pro-soviétique. Durant cette période, Angleton établit également une relation étroite avec Jay Lovestone[3], soutenant activement les forces syndicales non-communistes et antisoviétiques, conformément à la stratégie de la CIA pour contrer l’influence communiste en Europe et en Amérique Latine.
De retour aux États-Unis à la fin de 1947, Angleton fut affecté au contre-espionnage de la CIA, où il s’occupa des relations délicates avec le FBI et des contacts avec les services secrets alliés, notamment ceux d’Italie et d’Allemagne (à travers l’ancien officier de l’Abwehr Reinhard Gehlen), puis d’Israël, avec lequel il développa une relation particulièrement étroite. Angleton montra également un fort intérêt pour la « guerre culturelle », soutenant activement les intellectuels et les mouvements culturels non communistes, en particulier à travers l’International Association for Cultural Freedom (IACF), financé par la CIA pour promouvoir la culture occidentale et le mode de vie américain.
L’affaire Nosenko
En matière de « chasse aux taupes », une affaire fut particulièrement marquante dans la carrière de James Jesus Angleton : le cas de Youri Nosenko, un haut fonctionnaire du KGB soviétique. Nosenko, fils d’un influent dirigeant du Parti communiste d’URSS sous Khrouchtchev, occupait un poste de premier plan dans la division du KGB chargée de la sécurité intérieure, ayant pour responsabilité de surveiller les Américains présents ou de passage en Union soviétique (diplomates, hommes d’affaires et touristes), afin d’identifier d’éventuels espions et de recruter des informateurs. En 1962, lors d’une conférence sur le désarmement à Genève, Nosenko contacta un représentant du département d’État américain et lui livra des informations précises sur les infiltrés soviétiques au sein des services de renseignement britanniques, de l’OTAN et des forces armées des États-Unis, sans demander de contrepartie ; il motiva son geste par des divergences idéologiques et un mépris pour le régime communiste. Nosenko choisit de ne pas faire défection immédiatement, décidant plutôt de retourner à Moscou pour recueillir davantage de renseignements et les transmettre aux Américains.
Initialement, le recrutement de Nosenko par la CIA fut accueilli avec beaucoup d’enthousiasme à Washington. Cependant, Angleton et Anatoli Golitsyn[4] exprimèrent rapidement des doutes, soutenant que le KGB pouvait avoir envoyer un faux défecteur pour tromper la CIA et saper la crédibilité des informations précédemment fournies par Golitsyn. Cette théorie l’emporta car la réputation d’Angleton et le crédit de Golitsyn étent encore très fort à l’époque, bien que des divergences au sujet de de l’affaire Nosenko commencent à se manifester au sein de l’agence.
Après une période de silence, Nosenko réapparut début 1964, livrant plus de détails sur les agents soviétiques et demandant cette fois l’asile aux États-Unis, affirmant être menacé d’arrestation s’il retournait à Moscou – un mensonge qui contribua à accroître les soupçons à son égard, non seulement de la part d’Angleton et de son équipe, mais aussi au sein de la division soviétique de la CIA elle-même. L’Agence décida néanmoins de l’accueillir aux États-Unis, dans l’intention de découvrir la vérité sur sa défection et éventuellement de l’utiliser pour désorienter le renseignement soviétique. Nosenko arriva à Washington en février 1964, peu après l’assassinat de Kennedy, alors que la CIA et le FBI enquêtaient sur les liens potentiels entre l’assassin, Lee Harvey Oswald, et le KGB. Nosenko nia toute connexion entre Oswald et le service soviétique, affirmant que le KGB avait perdu tout intérêt pour Oswald, le considérant comme peu fiable. Pour Angleton et Golitsyn, ces déclarations alimentèrent la théorie selon laquelle Nosenko était un désinformateur envoyé pour obscurcir tout lien entre Oswald et le KGB, et renforcèrent l’hypothèse d’Angleton selon laquelle l’assassinat de Kennedy pourrait avoir été motivé par des raisons plus complexes et être le fruit d’une opération plus vaste orchestrée par le KGB.
Pour Nosenko, ce fut alors le début d’un long calvaire qui allait durer quatre ans, au cours desquels l’asile politique et même un simple permis de séjour furent sont refusés, le laissant dans un état d’incertitude juridique sans précédent. Il fut rigoureusement isolé, sous prétexte de prévenir tout contact avec son ancien service, privé de toute forme de communication extérieure, y compris de la télévision et de la presse. Il fut soumis à des interrogatoires extrêmement musclées selon les directrives du manuel Kubark sur le contre-espionnage approuvé par la CIA en 1963. Ce faisant, l’agence outrepassait indûment ses fonctions, empiétant le domaine réservé au FBI. La détention prolongée de Nosenko combinée aux méthodes brutales d’interrogatoire – sans aveux significatifs – et à la sévérité des conditions de détention sans aveux significatifs, – en particulier son transfert dans une cellule isolée au centre de formation de la CIA en Virginie – suscitèrent un malaise considérable au sein de l’Agence.
La situation devint tellement controversée qu’en 1967, Richard Helms, alors directeur de la CIA, ordonna une révision complète du dossier, qu’il confia à deux figures éminentes de l’agence, qui demandèrent l’aide de Bruce Solie, un expert du bureau de la sécurité ayant de bons rapports avec Angleton. Solie, après une enquête approfondie, critiqua vivement le traitement réservé à Nosenko, soulignant le manque de professionnalisme avec lequel l’affaire avait été gérée, remettant en question les accusations portées contre lui, réaffirmant la crédibilité des informations fournies par le Russe au cours des années précédentes. Le rapport final de Solie provoqua un choc au sein de la CIA, en particulier pour Angleton, qui avait toujours considéré Nosenko comme un agent infiltré par le KGB.
L’affaire Nosenko connut un développement encore plus dramatique au début des années soixante-dix, lorsque William Colby, directeur de la CIA et adversaire notoire d’Angleton, exprima publiquement son horreur face au traitement réservé à Nosenko, le considérant comme un précédent dangereux pour les libertés civiles. Angleton, quant à lui, ne modifia jamais sa position et réaffirma la nécessité d’agir parfois en dehors des limites constitutionnelles pour garantir la sécurité nationale. Il considérait que, pour contrer efficacement les menaces extérieures – notamment pénétration communiste – un service secret devait avoir la capacité d’opérer de manière discrétionnaire, quitte à franchir les limites légales. Son attitude reflétait la tension fondamentale dans la politique de sécurité américaine de l’époque, entre le respect des libertés démocratiques et la nécessité de se défendre contre des menaces perçues comme extrêmes.
Sources
– Michael Holzman, James Jesus Angleton, The CIA, and the Craft of Counterintelligence, University of Massachusetts Press, 2008
– Gérald Arboit, James Angleton, le contre-espion de la CIA, Nouveau Monde édition, Paris, 2007.
[1] Agent soviétique qui fut recruté par le NKVD avant même son entrée au MI 6, qu’il infiltra à son profit.
[2] Il devint Premier ministre après le départ de Mussolini et organisa le ralliement de l’Italie aux Alliés.
[3] https://en.wikipedia.org/wiki/Jay_Lovestone.
[4] Officier du KGB ayant fait défection en 1961 et travaillant pour la CIA.