Turquie/Irak/Syrie : le président Erdogan se déchaine
Alain RODIER
Les parties nord de la Syrie et de l’Irak constituent un nouveau front pour le président Erdoğan qui a lancé des opérations d’influence destinées à replacer la Turquie au centre du jeu régional. Le 2 octobre 2016, le parlement d’Ankara a autorisé l’armée turque à poursuivre ses interventions en Irak et en Syrie, ce qui irrite de plus en plus Bagdad et Damas qui dénoncent une violation de leur territoire. Si cela est totalement vrai pour la Syrie – où le gouvernement de Damas qui est toujours officiellement représenté à l’ONU n’a bien sûr rien demandé -, la problématique est plus nuancée en Irak. En effet, c’est le gouvernement régional du Kurdistan présidé par Massoud Barzani a sollicité l’aide d’Ankara, mais en complet désaccord avec Bagdad !
Les opérations en Syrie
Le 22 octobre, Ankara a annoncé avoir lancé pour la seconde fois en quelques jours des frappes visant 70 positions des Unités de protection du peuple kurde (YPG), la branche armée du PYD, le frère syrien du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Le problème réside dans le fait que les YPG forment le noyau dur des Forces démocratiques syriennes (FDS), une coalition qui regroupe aussi des formations arabes et chrétiennes (très minoritaires). Or les FDS sont soutenues par la coalition internationale anti-Daech emmenée par les États-Unis. Véritable camouflet pour Washington, cette annonce été faite alors qu’Ashton Carter, le secrétaire américain à la Défense, effectuait une visite de travail à Ankara. N’en restant pas là, Erdogan, a aussi affirmé que la Turquie devrait participer à la reconquête de Mossoul (Irak) alors que Bagdad y est totalement opposé.
En août, la Turquie encadrant des groupes rebelles qui lui sont fidèles[1] a lancé l’opération Bouclier de l’Euphrate alors que les FDS venaient tout juste de reprendre la ville de Manbij à Daech. A noter que l’aviation de la coalition a participé à ces deux batailles. La Turquie et des groupes rebelles alliés se sont rapidement emparés d’une zone allant de Jarablus sur l’Euphrate à l’est, jusqu’au corridor d’Azaz à l’ouest. La localité symbolique de Dabiq est tombée sans coup férir. Maintenant, l’objectif déclaré d’Ankara est la ville d’Al-Bab, située au nord-est d’Alep. Il s’agit en effet d’un carrefour stratégique important tenu par Daech. Toutefois, cette localité intéresse aussi les YPG et Damas ! Ensuite, le président Erdoğan envisage de pousser sur Manbij – ville tenue par le YPG -, puis si les Américains s’engagent directement, vers Raqqa. L’affaire risque d’être très compliquée militairement, politiquement et diplomatiquement parlant !
En Syrie, Ankara poursuit deux objectifs : sécuriser sa frontière en y chassant Daech – ce qui est en passe d’être réalisé – et empêcher les YPG d’unir les cantons d’Efrin, de Kobané et de Djazira au sein du « Rojava », une région autonome kurde implantée au nord de la Syrie. L’opération Bouclier de l’Euphrate n’a pu se faire sans l’assentiment de Moscou qui, en échange, semble avoir obtenu une certaine neutralité d’Ankara en ce qui concerne la bataille d’Alep. D’ailleurs, une partie des rebelles syriens ont quitté cette zone pour se joindre l’armée turque.
Depuis que les YPG sont victimes de frappes de la Turquie, il est moins question pour les FDS de se lancer dans la reconquête de Raqqa, la « capitale » de l’« Etat islamique ». Et pourtant, Washington – suivi par Londres et plus timidement par Paris – proclame haut et fort que la libération de Raqqa suivra celle de Mossoul. Toutefois, en dehors des FDS, on voit mal qui pourrait fournir les combattants au sol pour mener cette conquête à haut risque. Il reste bien sûr l’option turque et les rebelles qu’elle soutient. Le problème de la légalité internationale d’une telle opération menée sans autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU reste posé, à moins de négocier avec Moscou ce qui ne semble pas être l’intention actuelle des Occidentaux.
Les opérations en Irak
La Turquie est présente militairement en Irak depuis des années. Elle tient l’aéroport de Barméni, près de Batufa, à proximité de sa frontière. Ensuite, à la demande de Massoud Barzani, elle s’est installée sur la base Zilkan, située à 15 kilomètres au nord-est de Mossoul, près de la ville de Bachiqa. Elle y forme la milice assyrienne « Les Unités de protection de la plaine de Ninive », forte de quelques 2000 hommes. Elle fait partie des Forces de mobilisations nationales (FMN ou Hashd al-Watani), un groupe de milices sunnites, mais aussi turkmènes, assyriennes, chaldéennes et chrétiennes syriaques (comme la milice assyrienne Dwekh Nawsha). Les FMN comporterait un peu plus de 10 000 combattants dirigés par l’ancien gouverneur de Mossoul, Atheel Nujaifi, lui-même placé sous une inculpation de trahison par Bagdad. Issu d’une grande famille de Mossoul, il a quitté la ville en juin 2014 lorsque Daech en a pris le contrôle.
L’insistance d’Ankara à participer à la reconquête de Mossoul répond sans doute à une motivation historique. A savoir que cette ville a été un des joyaux de l’Empire ottoman jusqu’en 1918. Par conséquent, le président Erdoğan – le « nouveau Sultan » – estime qu’il a un droit de regard sur cette ville et sa région. De plus, pour lui, il n’est pas question de voir des milices chiites irakiennes entrer dans Mossoul. Selon lui, la ville doit être libérée « uniquement par ceux qui ont des liens ethniques et religieux avec la ville […] Seuls les Arabes sunnites, les Turkmènes et les Kurdes sunnites pourront y rester ». Dans son esprit, les chiites et les 35 000 chrétiens qui y vivaient avant l’arrivée de Daech ne sont pas les bienvenus.
Bagdad est totalement opposé aux initiatives du président Erdoğan. Le 5 octobre, le Premier ministre irakien Haidar al-Abadi réclamait le retrait de Bachika des troupes turques qualifiées de « forces d’occupation » et affirmait que « l’aventure turque risque de tourner à la guerre régionale ». La réponse ne s’est pas fait attendre. Le 11 octobre, Erdoğan traitait Al-Abadi en véritable vassal : « reste à ta place ; tu n’es pas mon interlocuteur, tu n’es pas à mon niveau. Peu nous importe que tu cries depuis l’Irak, nous continuerons à faire ce que nous pensons devoir faire. L’armée de la République turque n’a pas de leçon à recevoir de vous. »
L’autre raison – peut-être la principale – qui motive l’attitude d’Ankara en Irak est la consolidation des positions du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans le nord de l’Irak, en particulier dans la région de Sinjar où, en 2014 et 2015, ses activistes se sont opposés avec succès à l’avance de Daech alors que les peshmergas s’étaient repliés, abandonnant les populations yézidies et chrétiennes à leur sort. Depuis des dizaines d’années, l’armée turque bombarde régulièrement les positions du PKK dans la région du mont Kandil, au nord-est de l’Irak. Il n’est pas étonnant qu’elle veuille empêcher l’implantation durable du PKK plus à l’ouest. Mais le prétexte avancé reste la lutte contre Daech. Ainsi, Mevlüt Çavuşoğlu, le ministre turc des Affaires étrangères a déclaré : « Si, à Sinjar ou dans d’autres régions (irakiennes), la menace de l’EI, se renforce, alors nous utiliserons toute notre force » faisant allusion à l’opération Bouclier de l’Euphrate. A noter qu’Ankara s’est bien gardé de réagir quand Daech s’est emparé de cette région en 2014, massacrant ou réduisant en esclavage les Yézidis et les chrétiens.
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Le président Erdoğan est un spécialiste des déclarations tonitruantes. Il ne faut cependant pas croire qu’il est fou. Elles sont surtout à usage interne car il est aujourd’hui confronté à de nombreuses difficultés : le terrorisme se répand de nouveau sur tout le territoire turc[2], la guerre civile a repris dans le sud-est, l’économie ne cesse de se dégrader, la gestion de l’après-putsch militaire esst délicate, etc. Pour lui, il s’agit de galvaniser ses propres troupes, d’obliger le peu d’opposition qui reste à se ranger derrière une cause nationale, de bloquer toutes velléité d’expansion des populations kurdes et de contrer l’influence de Téhéran. A l’international, il sait que la position géostratégique de la Turquie empêche toute prise de position ferme contre ses admonestations. Toujours soutenu par une majorité de partisans, il continue à préparer l’établissement d’un régime présidentiel taillé à sa stature.
[1] Placé sous la tutelle du Bureau de coordination Hawar Kilis, on trouve l’Armée de libération, la Brigade 51, la Division 13, l’Union Fastaqem, la Brigade Al Fatah, la Division Al Hamza, le Front du Levant, la Brigade des Faucons de la montagne, la Division du Nord, les Bataillons islamiques Al-Safwah, la Division Sultan Murat et la Brigade Sultan Mohamed Fatih. En dehors de cette structure, d’autres groupes apportent leur soutien ponctuel comme le Ahrar al-Cham, la première section d’Alep, Nour al Din Al Zinki et la légion du Cham.
[2] Il a de multiples origines : le PKK et affidés, les islamistes radicaux dont Daech (qui ne revendique pas ses opérations pour des raisons de tactique), l’extrême gauche et le crime organisé.