Turquie-Syrie : risque d’embrasement ?
Alain RODIER
L’opération Bouclier de l’Euphrate, lancée par l’armée turque « en appui » de groupes rebelles syriens se revendiquant de l’Armée syrienne libre (ASL), débutée le 24 août dernier, risque de dégénérer très rapidement de manière incontrôlable.
Dans un premier temps, cette offensive militaire est destinée à chasser Daech de la zone frontalière turque située à partir de la ville de Jarablus, sur l’Euphrate, jusqu’au corridor d’Aza,z environ 90 kilomètres plus à l’ouest. Le corridor d’Azaz jouxte le canton d’Efrin qui est contrôlé par les Kurdes. Le deuxième but de cette opération consiste à occuper cette région pour en faire une zone tampon placée sous le contrôle de milices majoritairement turkmènes soutenues directement par l’armée turque. Cela permet d’empêcher les Kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD) de réaliser leurs rêves : créer un Kurdistan syrien autonome (le Rojava) le long de la frontière turque, depuis le canton d’Efrin jusqu’à la frontière irakienne.
Afin d’étayer sa politique offensive sur une réalité juridique, Erdoğan a poussé la justice turque à lancer un mandat d’arrêt international, le 22 novembre, contre Salih Muslim, le président du PYD syrien. Il lui est reproché sa responsabilité supposée dans l’attentat d’Ankara du 17 février 2016 (29 tués et 61 blessés). En fait, c’est le TAK (Les Faucons de la liberté), un mouvement théoriquement dissident du PKK, qui a revendiqué cette action dès le 19 février. Il a même donné l’identité du kamikaze, Abdülbaki Sömer, originaire de Van. L’analyse ADN du corps a confirmé cette déclaration. Mais désormais le chef du PYD étant recherché, ce mouvement peut être officiellement considéré comme « terroriste ».
La création d’une « zone tampon » permettrait aussi d’accentuer la pression sur le pouvoir syrien car Erdoğan poursuit toujours Bachar el-Assad d’une vindicte personnelle, sans lien avec les violations des droits de l’homme par le régime syrien. En fait, Bachar el-Assad a eu l’outrecuidance résister à la « révolution arabe », empêchant ainis Erdoğan de jouer le rôle dont il se sentait investi : celui de leader du monde islamique sous la houlette des Frères musulmans, dont il est très proche.
Les opérations militaires
Erdoğan a donné à l’armée l’ordre de pousser sur les villes de Manbij[1] et d’Efrin. Or la première est tenue par les Kurdes soutenus par les Américains et la deuxième par les mêmes Kurdes, soutenus plus discrètement par Damas et Moscou !
A Manbij, un « conseil militaire » a été créé. Il comprend majoritairement des Kurdes du YPG, mais aussi ceux des Brigades des martyrs de Qabasin et des martyrs de Kaaibak, ainsi que les Arabes du Front révolutionnaire d’Al-Bab et de la Brigade Ahrar Arima, des Turkmènes des brigades Saljuk et du martyr Silo al-Rai (il y a aussi des Kurdes dans cette unité) ; et enfin la Brigade des martyrs de la région d’Al-Bab, qui regroupe des Kurdes et des Arabes. La ficelle est un peu grosse. Il s’agit de démarquer la force principale composée de Kurdes pour prétendre que la ville est gérée par des locaux.
Mais le risque principal et immédiat se situe au niveau du carrefour d’Al-Bab, localité située à 30 kilomètres au nord-est d’Alep et tenue par Daech. Au nord, l’armée turque et ses « alliés » de l’ASL poussent sur cette ville avec comme objectif de l’encercler ; les FDS tentent de progresser vers Al-Bab par l’est et l’ouest ; et l’armée syrienne par le sud-ouest. Précaution oratoire, Ankara a affirmé n’avoir aucune intention de s’immiscer dans la bataille d’Alep. En effet, le sort de la deuxième ville de Syrie semble désormais scellé. Elle va être reprise par les forces syriennes épaulées par les milices chiites internationalistes et les Russes. Personne ne sait ce qui s’est réellement négocié en coulisses, mais il semble bien qu’un accord ait été conclu entre Ankara, Damas, Moscou, Téhéran et Washington…
Toutefois, les différentes parties se retrouvent au contact avec de forts risques d’affrontements. Le 23 novembre, quatre militaires turcs ont été tués (dont l’un suite à ses blessures) et dix autres blessés lors d’un bombardement attribué à l’armée de l’air syrienne (fait démenti par Damas) a proximité de l’aéroport d’Al-Bab. Depuis, deux systèmes d’armes anti-aériens à courte portée Atilgan auraient été dépêchés en catastrophe pour renforcer les forces turques dans la région d’Al-Bab.
En représailles à ce bombardement, l’artillerie turque a pilonné le 24 novembre des unités syriennes qui effectuaient une offensive au nord-est de Lattaquié, en direction de la province d’Idlib, tenue majoritairement par les islamistes de Fateh al-Cham, le mouvement qui a succédé au Front al-Nosra, une branche d’Al-Qaida « canal historique » soutenue discrètement par Erdoğan. Or, le Fateh al-Cham, bien qu’ayant officiellement rompu ses liens avec Al-Qaida central, reste désigné comme mouvement terroriste par la communauté internationale. Pour une fois, les Russes et les Américains sont d’accords sur ce point.
Les pertes commencent à être sérieuses du côté turc. Officiellement, il est question de 17 tués (sans doute plus), de dizaines de blessés et de trente véhicules blindés – dont des chars de bataille – détruits Daech mène de féroces combats retardateurs qui l’opposent aux forces turques et aux milices qui les accompagnent. Il utiliserait même des munitions chimiques artisanales pour retarder la progression de ses adversaires.
Le problème de l’armée turque est qu’elle a été décapitée suite au putsch de juillet dernier. Le pouvoir tente de recruter 30 000 nouveaux cadres, mais ils ne seront vraiment opérationnels qu’après un temps de formation qui se compte en dizaines de mois, voire en années pour les officiers et les spécialistes. A titre d’exemple, l’armée de l’air, très touchée par les purges, a été contrainte de rappeler des pilotes à la retraite. Il est donc légitime de s’interroger sur ses capacités opérationnelles actuelles.
L’opération Bouclier de l’Euphrate conséquence des désordres intérieurs turcs
Le président Erdoğan a saisi le prétexte du coup d’Etat militaire raté contre lui pour faire incarcérer des milliers de militaires, mais aussi des fonctionnaires – notamment des juges et des policiers -, des universitaires, des centaines d’intellectuels et des journalistes. Il ne leur est pas reproché d’avoir soutenu les putschistes – ce qui serait totalement faux – mais soit d’être des membres du mouvement Gülen[2], soit d’être proches du PKK. C’est ainsi que le 4 novembre, onze députés du Parti démocratique du peuple (HDP) – dont Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ Senoğlu, les deux co-présidents du mouvement – ont été appréhendés A noter que ce parti regroupe certes des Kurdes, mais aussi de nombreux démocrates qui avaient vu dans cette formation politique un nouvel espoir de démocratisation du pays[3].
En ce qui concerne Daech, depuis 2014 le président Erdoğan a été très complaisant avec ce groupe salafiste-djihadiste, comme il l’a d’ailleurs été avec tous les groupes rebelles syriens. En retour, le « calife » Abou Bakr al-Baghdadi se gardait de le provoquer, même si certain de ses sympathisants ont déclenché des attentats en Turquie. Ceux-ci ne visaient pas directement le régime mais plutôt des Kurdes, des socialistes, des étrangers, des opposants, etc. ce qui ne semblait pas déranger outre mesure le « nouveau Sultan ». Mais le triple attentat-suicide qui a frappé l’aéroport d’Istanbul le 28 juin 2016 (48 morts, 230 blessés) a constitué un casus belli. Depuis, la guerre est déclarée de part et d’autre. Le 2 novembre, Al-Baghdadi sortait du silence qu’il respectait depuis un an pour désigner la Turquie (mais aussi l’Arabie saoudite) comme un objectif prioritaire. La troisième livraison de la revue Rumiyah, qui a succédé à Dabiq, est venu confirmer en novembre le statut de la Turquie comme « terre de djihad». Enfin, l’attentat à la bombe survenu le 4 novembre à Diyarbakir, qui a fait neuf victimes, a été revendiqué officiellement par Daech ; une première !
Par ailleurs, les affrontements avec le PKK se multiplient dans le pays. Les autorités turques tentent de couper les activistes de leurs refuges. A cette fin, elles ont détruit des quartiers entiers de villes du sud-est du pays (Şirnak, Sur, Cizre et Nusaybin). Elles soupçonnent l’embryon de Rojava de servir de nouvelle base arrière au mouvement séparatiste, même si le Kurdistan irakien reste son repaire incontournable. L’opération Bouclier de l’Euphrate est destinée à parer à cette menace, vraisemblablement avec l’accord tacite de Damas, de Moscou et de Téhéran, qui ne voient pas l’utilité de la création d’une entité kurde qui pourrait donner de « mauvaises idées » à d’autres. Washington est aujourd’hui figé dans l’attente de la prise de fonctions de la nouvelle administration. L’Europe, elle, est absente car tétanisée par les décisions que pourrait prendre Ankara vis-à-vis des réfugiés présents sur son sol. Décidément, la politique internationale n’est pas une question de morale, mais d’intérêts nationaux bien compris…
[1] Conquise de haute lutte, le 11 juin, par les Forces démocratiques syriennes (FDS) sur Daech.
[2] Le mouvement Gülen (FETÖ), proche des Frères musulmans, a aidé le président Erdoğan durant toute sa carrière politique. Mais depuis que ce dernier a exprimé la volonté d’établir un régime présidentiel taillé à sa mesure, ce mouvement est devenu gênant. Même s’il est loin d’être exempt de tous reproches, les accusations les plus abracadabrantesques – dont celle d’être un mouvement « terroriste » – ont été lancées à son encontre. Elles permettent la chasse aux sorcières qui se déroule actuellement.
[3] L’accusation de liens avec les mouvements terroristes n’est qu’un prétexte juridique. Erdoğan reproche au HDP d’avoir attiré à lui des électeurs qui lui étaient redevables (dans son esprit) des ouvertures qu’il avait faites pour mener des négociations de paix avec le PKK. Le HDP avec 10,76% aux élections législatives de novembre 2015 a empêché l’AKP d’obtenir la majorité des deux tiers qui lui était nécessaire pour changer la constitution en vue de l’établissement d’un régime présidentiel.