Quel avenir pour le Pakistan ?
Alain RODIER
Le 3 novembre 2007, le président Pakistanais Pervez Musharraf a décrété l’état d’urgence sur l’ensemble du pays. Cette mesure d’exception a été justifiée par « l’insurrection islamique et par des interférences judiciaires ». Le chef de l’Etat a également suspendu la constitution, mais le Parlement (Assemblée nationale et Sénat) et les assemblées provinciales continuent à fonctionner normalement. En fait, ces dernières institutions lui étant favorables, elles ne constituent pas une gène particulière pour lui.
Le 28 novembre, il a démissionné de ses fonctions de chefs des armées. Son successeur désigné est le chef d’état-major adjoint, le général Ashfaq Kiyani, chef des services secrets militaires (ISI) de 2004 à 20071.
Le 29, Musharraf a été investi comme président du Pakistan pour les six prochaines années. Des élections législatives doivent avoir lieu le 8 janvier 2008.
Le bras de fer entre Musharraf et Chaudry
Il semble surtout que le président pakistanais ait « coupé l’herbe sous les pieds » de ses adversaires politiques avant que ces derniers ne parviennent à le mettre en difficulté. En effet, la Cour suprême devait décider d’invalider ou non sa réélection au poste de président de la république par le Parlement et les assemblées régionales, le 6 octobre dernier.
Or, son adversaire actuel le plus important est le président de cette Cour, Iftikhar Mohammed Chaudhry. Musharraf avait tenté de le destituer une première fois le 9 mars 2007, car il contestait à l’époque la légalité constitutionnelle de la candidature du général Musharraf à l’investiture suprême tout en restant à la tête de l’armée. En effet, constitutionnellement, il ne peut cumuler ces deux postes. La destitution de Chaudhry avait provoqué des manifestations monstres dans l’ensemble du pays, occasionnant la mort de nombreuses personnes. Le 20 juillet, les 13 sages de la Cour suprême avaient contraint le pouvoir à le rétablir dans ses fonctions. Cela avait été ressenti comme un véritable camouflet par Pervez Musharraf, d’autant que Chaudhry s’était alors relancé vigoureusement dans son opposition politique en faisant libérer Javed Hashmi, le leader du parti de la Ligue musulmane, arrêté en 2003 et condamné en 2004 pour « diffamation ». Sous son influence, des juges avaient également élargi des personnes qui avaient été arrêtées. D’où la référence à « des interférences judiciaires ».
Fin novembre, la Cour suprême se préparait à contester la validité des élections du 6 octobre avançant le fait qu’elles avaient eu lieu devant un Collège électoral encore entièrement acquis à Musharraf, alors que devaient se tenir de nouvelles élections législatives en janvier 2008. La décision allait être prise de demander l’annulation des élections présidentielles et leur report après les législatives. Or, toutes les projections d’opinion annoncent la perte de la majorité par le parti qui soutient le président et par conséquent, sa non réélection. Le pouvoir a profité de la proclamation de l’état d’urgence pour destituer une deuxième fois Chaudhry et le remplacer par Abdul Hameed Dogar, un fidèle du président qui s’est empressé de faire valider l’élection présidentielle.
Les forces d’opposition politique, régionale ou religieuse
Le Parti du Peuple du Pakistan (PPP) est dirigé par Benazir Bhutto qui a été condamnée, ainsi que son époux, pour des faits de corruption. Elle vivait en exil mais a été autorisée à rentrer au Pakistan en octobre 2007. Son retour a été marqué par un attentat suicide qui a causé la mort de plus de 145 personnes, le 18 octobre, à Karachi. Cette tuerie aurait été commandité par des islamistes qui lui reprochent d’avoir soutenu le président Musharraf dans l’assaut de la Mosquée rouge à Islamabad. Un accord secret prévoyait qu’elle serait désignée Premier ministre2 alors que Musharraf garderait son poste de président mais quitterait son uniforme de chef des armées en novembre.
Les fidèles de Benazir Bhutto sont nombreux au Pakistan et représentent la force d’opposition démocratique la plus importante. Cependant, les derniers développements semblent avoir quelque peu terni son image. Par exemple, se sachant menacée, elle avait tout de même maintenu des manifestations populaires de soutien en ne prenant pas en compte les risques qu’elle faisait peser sur la foule de ses partisans, comme si elle souhaitait que cela survienne. Son accord avec Musharraf n’a pas non plus été du goût de tout le monde. C’est pour cette raison qu’elle se relance maintenant dans une attitude d’opposition plus ferme. Il est toutefois peu probable qu’elle jette trop d’huile sur le feu. En effet, elle est satisfaite de la mise à l’écart de Chaudhry qui ne peut plus remettre en question l’ordonnance gouvernementale qui l’avait amnistiée des faits de corruption pesant sur elle. Elle peut également espérer que, lorsque la situation sera en voie de normalisation, Musharraf lui fasse jouer un rôle politique, par exemple en la faisant désigner, comme cela était prévu à l’origine, au poste de Premier ministre. Cette mesure permettrait au président pakistanais de faire avaler la pilule que représente son coup de force tout en gardant effectivement les rênes du pouvoir.
La Ligue musulmane du Pakistan – N (Pakistan Muslim League-N, PML-N) est dirigée par Nawaz Sharif, ancien Premier ministre également rentré d’exil (en Arabie Saoudite) le 25 novembre. Il avait déjà tenté de revenir en octobre, mais avait alors été expulsé car sa condamnation pour des faits de corruption est toujours valide. Le président par intérim de cette formation est Javed Hashmi. Ce parti ne doit pas être confondu avec le PML (anciennement PLM-Q) dont le leader est Chaudry Shujaat Hussain qui soutient le président Musharraf, mais pour encore combien de temps ?
Le Conseil uni pour l’action (Muttahida Majlis-e-Amal/MMA) dirigé par Qazi Hussain Ahmed, président du Jamaat-e-Islami. Bien qu’ayant une importance politique indéniable, le MMA ne possède ni la base populaire nécessaire (11% de votants aux élections de 2002),ni la puissance militaire suffisante pour représenter une menace sérieuse pour le régime.
Les séparatistes baloutches dénoncent pour leur part, l’exploitation de leur région – la plus riche du pays – par Islamabad. Ils se sont lancés depuis des années dans des actions violentes dirigées contre les représentants du pouvoir central et l’industrie pétrochimique. La situation chaotique devrait perdurer dans cette province, même si l’état d’urgence donne des atouts supplémentaires aux forces de sécurité.
Parallèlement, il existe une multitude de petits partis islamiques radicaux qui ont mené dans le passé de nombreuses manifestations de rue ou qui sont à l’origine d’attentats. Ils se sont souvent opposés les uns aux autres, mais pourraient retrouver une unité d’action contre le pouvoir honni du président pakistanais.
L’inquiétude quand au danger représenté par les islamistes grandit de jour en jour. Des enquêtes d’opinion démontrent qu’une grande majorité de la population serait aujourd’hui – contrairement a ce qui s’était passé en 2002 – pour l’établissement de la charia dans le pays. Le président Musharraf a donc contre lui la grande majorité des intégristes islamiques de tous bords qui ne lui pardonnent pas son alignement sur Washington (ils le surnomment « Busharraf »).
Il convient de rappeler que 77% des Pakistanais sont sunnites et 20% chiites. Les violences interconfessionnelles sont fréquentes. Dans ce cadre, l’action de l’Iran3 au Pakistan va être un élément intéressant à suivre à l’avenir. Téhéran a effet tout intérêt à déstabiliser ce pays qu’il considère comme un de ses principaux adversaires dans la région. Après avoir réussi à embourber les Américains en Irak, les mollahs seraient très heureux que les Américains perdent ce point d’appui important.
Le rôle de l’armée
Forte de 1,5 million d’hommes et de femmes4, l’armée pakistanaise dispose d’un budget d’environ 4 milliards de dollars, soit environ 40% de celui de l’Etat5. La plupart de ses cadres sont proches des islamistes radicaux. Véritable Etat dans l’Etat, c’est elle qui tire les ficelle, en particulier à travers deux services secrets : l’Inter Services Intelligence (ISI) et le Military Intelligence. Un troisième service prétendument civil et rattaché au ministère de l’Intérieur, l’Intelligence bureau, est en fait dirigé par un militaire.
Situation à la frontière afghane
Il est également très inquiétant de constater que les zones tribales (Federally Administratered Tribal Area, FATA) et les provinces afghanes les bordant (Paktika, Nangarhar et Khost) sont désormais sous le contrôle des taliban et d’Al-Qaida. Le 12 août, le président Musharraf en personne reconnaissait enfin que des extrémistes islamistes étaient présents dans les zones tribales et ajoutait : « il ne fait aucun doute que des militants afghans sont soutenus depuis le sol pakistanais ».
En conséquence, si rien n’est fait, la situation sécuritaire en Afghanistan risque de se détériorer rapidement. Déjà, les observateurs estiment que 54% du territoire afghan vit sous la « présence permanente » des taliban.
Le président Musharraf l’a bien compris. Aussi a-t-il ordonné à l’armée de reprendre ses opérations, notamment au Waziristan. Cependant, l’efficacité réelle de cette reprise en main de la zone frontalière reste sujette à caution. En effet, les moyens mis en œuvre restent très insuffisants pour la tâche à accomplir. Ces immenses régions montagneuses, difficiles d’accès, offrent de nombreuses caches aux taliban et à leurs alliés djihadistes qui, en cas de difficultés, peuvent passer momentanément en Afghanistan. De plus, ils reçoivent l’appui sans réserve des populations locales. Surtout, on peut légitimement douter de la volonté combative des unités militaires engagées dans ces opérations. En effet, beaucoup d’entre eux se sentent très proches idéologiquement des islamistes. Ainsi, début novembre, l’armée a connu des défaites humiliantes : le 2 novembre, 48 soldats se sont rendu aux moudjahiddines ; le 3, 120 policiers et paramilitaires ont fait de même ; le 5, 200 militaires, qui avaient été capturés fin août ont été relâchés. Dans presque tous les cas, ces hommes s’étaient rendu aux forces islamiques sans tirer un seul coup de feu !
Un accord a bien été signé par le président Musharraf, son homologue afghan Hamid Karzai et les représentants de tribus résidant dans cette zone, dans le cadre du « conseil de la paix » qui s’est tenu à Kaboul mi-août 2007. Cet accord prévoit la formation d’un conseil consultatif qui comporterait 25 représentants des tribus de chaque Etat. Les chefs de ces tribus se sont engagés à ne pas soutenir les militants d’Al-Qaida et les taliban qui ne veulent pas se conformer aux lois des deux pays. Le seul problème réside dans le fait que le Nord-Waziristan, la région la plus instable, n’était pas représentée. En effet, les chefs de tribus de cette zone ont reproché à cette rencontre de ne pas avoir inclus une représentation des taliban. Il y a donc de fortes probabilités que cet accord reste totalement inefficace. La situation actuelle ne va certainement pas apporter le calme dans les FATA.
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Le président Musharraf joue à quitte ou double. Le risque de ce que l’opposition qualifie de « nouveau coup d’Etat » (il était arrivé au pouvoir après un premier coup de force le 12 octobre 1999) provient pas principalement de la rue mais, plus paradoxalement de l’armée et des forces de sécurité. Soient elles restent fidèles à Musharraf et il peut continuer à diriger le pays au prix de libertés individuelles fortement limitées, soit elle le trahit et la boîte de Pandore est ouverte.
Les Américains qui comptent sur le pouvoir actuel pour continuer à mener leur guerre contre le terrorisme sont bien conscients de ce fait. En dehors de déclarations politiques véhémentes qui sont surtout destinée à l’opinion publique mondiale6, il est probable qu’il vont en sous-main continuer à soutenir le président pakistanais tout en préparant sa succession car peu d’observateurs osent imaginer que Musharraf moura dans son lit. Ils sont donc à la recherche de l’homme providentiel – certainement un militaire – qui pourrait le remplacer en cas de coup dur.
Une chose est néanmoins certaine : les violences terroristes vont se multiplier dans le pays. Le risque de déstabilisation du Pakistan est donc, plus que jamais, à l’ordre du jour.
- 1 Cf. Note d’Actualité N°108 de novembre 2007.
- 2 Désignation qui n’est actuellement pas autorisée par la Constitution pakistanaise, Benazir Buttho ayant déjà occupé ce poste à deux reprises (1988-89 et 1993-96) et un troisième mandat n’étant pas permis.
- 3 Opposé au président Musharraf considéré comme un « laquais » de Washington.
- 4 Après l’armée de terre, la marine et l’aviation viennent d’autoriser la présence de personnels féminins dans leurs rangs.
- 5 Les Américains fournissent une aide annuelle de 300 millions de dollars.
- 6 Ces grands défenseurs de la « démocratie » ne peuvent pas ouvertement soutenir un coup d’Etat qui réintroduit une dictature, même si elle est « éclairée » et qu’elle défend leurs intérêts.