L’islam politique en France. Intervention de Youssef Chiheb au Sénat, 4 février 2021
Youssef CHIHEB
Je vous remercie, Mesdames et Messieurs les Représentants de la nation de m’avoir invité, pour la deuxième fois, à débattre de cette question qui constitue une menace pour la cohésion de notre pays en ces temps troubles. Je me réjouis que le Président de la République ait pu retenir cinq de mes préconisations, formulées en décembre 2019.
Monsieur le Président,
Avant de répondre à vos questions, permettez-moi, tout d’abord d’apporter quelques pistes de réflexion de nature à faire comprendre la nature de la menace, sa matrice idéologique et le champ sémantique – ou les éléments de langage – qui contribuent à la confusion, à l’exaspération et aux postures politiquement dangereuses, quant aux débats sur l’islamisme ou sur l’islam de/en France.
La nature de la menace de l’islam politique en France
– Est-ce une réalité : la réponse est oui.
– Est-ce une menace contre les valeurs de la République : la réponse est oui.
– Est-ce une idéologie en expansion : la réponse est oui.
– Est-ce un phénomène marginal : la réponse est oui (environ 15 à 20%)
– Est-ce que l’intensification des dispositions législatives est la bonne résolution : la réponse est oui, avec une modération et une prise en compte des libertés de conscience garanties par la Constitution.
La matrice idéologique de l’islam politique
– L’islam politique est soluble dans tous les systèmes politiques (dictature, démocratie, république, monarchie).
– L’islam politique est compatible avec tous les systèmes politiques car c’est un corpus idéologique invertébré.
– L’islam politique peut cohabiter avec les valeurs de la République française, y compris avec la laïcité, mais pas avec le laïcisme ou le « charlisme ».
– Dans l’islam politique, la démocratie n’est pas une fin en soi, mais juste un parcours électoral pour s’emparer du pouvoir.
– L’islam politique ne prône pas la violence, mais il ne la condamne pas non plus.
– L’islam politique est l’aboutissement intellectuel des idéologies périphériques à caractère sociétal ou théologique, tels le salafisme, wahhabisme ou le takfirisme.
– L’islam politique réfute le terrorisme et l’action violente, utilise le prosélytisme, favorise l’entrisme, pénètre les corps intermédiaires, coopte les têtes émergeantes dans les universités, sans verser dans l’apologie de la radicalisation islamiste violente.
– L’islam politique structure l’action syndicale dans les entreprises, utilise des supports de communication et de savoir qui ciblent les élites, les classes moyennes, et enfin, externalise les stratégies du contrôle des territoires décrochés ou délaissés par l’Etat aux mains des mouvances religieuses qui favorisent le communautarisme, le repli identitaire et les ségrégations sociétales. Oui, dans ce sens, l’islam politique est une forme de séparatisme aterritorial. Il ne revendique pas un territoire, mais l’exercice du pouvoir sur les territoires dont il est question.
– L’islam politique est inscrit dans ce que j’appelle le temps géologique et non le temps électoral ou médiatique.
-L’islam politique s’alimente par les évolutions : Printemps arabe », crise au Sahel, le recul des Etat-nations, déclin supposé ou réel des démocraties occidentales et enfin projections démographiques (contraction en occident croissance exponentielle dans les pays musulmans). Ce que Renaud Camus qualifie irrationnellement de Grand remplacement, dans sa double dimension de « remplacement démographique et remplacement culturel »
La confusion sémantique et conceptuelle
– L’islam politique est une idéologie et un programme politique de gouvernance déjà testé et mis en place en Egypte, en Tunisie, en Algérie et surtout en Turquie, depuis la prise du pouvoir par le Président Erdogan. Le Maroc fait exception, malgré la majorité gouvernementale dirigée par le Parti de la Justice et du Développement (PJD), au regard du statut politique et spirituel du Roi du Maroc que lui confère la Constitution avant, pendant et depuis le Protectorat
– L’islam politique tire sa force du fait qu’il n’est pas fondé sur des bases raciales, ethniques, territoriales ou linguistiques. Il se prétend universel, fraternel et égalitaire. Il réfute le terme islamisme mais s’inscrit dans un nouveau champ sémantique spécifique :
– la « musulmanité » par opposition à l’islamisme, prôné par les salafistes, qui confine les musulmans dans un périmètre racialisé, ethnicisé, arabisé, ayant une histoire commune et une continuité territoriale ;
– la prévalence de la Communauté (Al Oumma), sans frontières physiques, au détriment des Etats-nations délimités dans le temps, l’espace, l’histoire et par la langue et la culture.
– la prévalence de l’islam du savoir par la confrontation des idées qui conduit au pouvoir, et non par l’islam violent qui conduit à la confrontation par les armes « Mahomet a crée le plus grand Etat politique par le Coran et non par le sabre »
Question 1 : L’entrisme islamiste à l’université, est-ce une réalité inquiétante ?
Certes il est en phase embryonnaire, mais c’est une réalité dans les campus implantés au cœur des territoires en grande difficulté (Villetaneuse, Bobigny, Créteil, Saint Denis, Nanterre, Saint Quentin en Yvelines…). Quant au reste des universités en France, je ne peux être catégorique.
L’entrisme s’exprime par des éléments subtils et non répréhensibles par la loi.
– La tenue vestimentaire aussi bien des filles que des garçons.
– L’introduction d’éléments de langage politique ou théologique en langue arabe islamisée ou ré-islamisée.
– La saisonnalité comportementale (ramadan, vendredi, jours fériés musulmans,repas halal, usage clandestin des salles de cours « réquisitionnées » pour des prières collectives.$- Le soutien à la cause palestinienne allant jusqu’à la connivence avec les mouvances d’extrême gauche.
– Récemment, débat houleux sur la normalisation des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël qui fait rage sur les réseaux sociaux et qui suscite adhésion et hostilité.
– L’engagement de la France au Mali et le malaise des étudiants franco-sahéliens vis-à-vis de cette guerre qu’ils – considèrent, à la fois, comme une ingérence et comme une guerre néocoloniale.
– L’impact du discours du Président de la République aux Mureaux au sujet du « séparatisme » et le fort sentiment d’islamophobie exprimés par certains étudiants.
Question 2 : Les étudiants musulmans portent-ils atteinte aux valeurs de la République ?
Votre question est « élastique » : qu’est-ce que vous entendez par respect des valeurs de la République ? Si vous faites allusion au port ostentatoire de marqueurs religieux, ma réponse est non.
Quant au détournement des salles de cours par des groupes pour effectuer la prière, la Présidence de l’université, – dans le cadre du plan Vigipirate en 2017, à procéder à la mise en place d’un système d’accès (digicode) aux salles sous la responsabilité des enseignants.
Ce que je propose, à minima, est la rédaction d’une charte ou d’un règlement plus explicite, interdisant ces pratiques cultuelles et/ou rituelles dans l’université en tant que lieu incarnant symboliquement la République et juridiquement un lieu abritant un service public.
Question 3 : Contestations des enseignements pour des motifs politiques ou religieux ?
Pas à ma connaissance sur le campus de Bobigny auquel je suis rattaché (UFR de Médecine, Biologie, Santé Publique, Sociologie), où le darwinisme, l’anatomie humaine et la sexualité ne sont pas des tabous ou des interdits.
Question 4 : Elargir la loi de 2004 (l’interdiction du port du voile) à l’université ?
C’est une question politique touchant aux libertés. Je pense qu’il faut interdire l’inacceptable et garder le tolérable. Le port du foulard sur la tête est une chose, mais le port du jilbab ou du hijab (tenue de couleur noirs qui couvre l’intégralité du corps, parfois porté avec des gants), cela est inadmissible, choquant pour l’enseignant musulman laïc que je suis.
En conséquence, je suis pour son interdiction ou/et pour un compromis qui se résume en une tolérance du voile qui cache les cheveux au même titre que les étudiants de confession juive qui portent la kippa, notamment à la veille du shabbat.
Conclusion
En guise de conclusion, notre arme pour combattre cette idéologie ascendante est la production d’un contre-discours scientifique, politique et sociétal apaisé, loin de toute instrumentalisation, comme c’est devenu hélas aussi un rituel politique à l’approche de chaque échéance électorale majeure.
Je vous recommande de vous inspirer du modèle de coopération franco-marocain qui a fait ses preuves, à la fois dans la cogestion du culte – par la formation des imams au sein de l’institut Mohamed VI – et par les coopérations en matière judiciaire et de renseignement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.
Cette coopération peut servir de tremplin politique et stratégique pour la sécurisation du Sahel et pour la résolution du conflit opposant Israéliens et Palestiniens. Le Maroc peut jouer un rôle de médiation positive, notamment depuis le rétablissement du canal diplomatique entre Rabat et Tel Aviv.
Je vous remercie. Mesdames et Messieurs les Sénateurs.