Guinée-Bissau : Arrestation de l’amiral Bubo Na Tchuto
Alain RODIER
Le mardi 2 avril, deux « narcotrafiquants » débarquent tranquillement à l'aéroport international de Bissau. Ils sont accueillis par le contre-amiral en retraite José Américo Bubo Na Tchuto. Depuis plusieurs mois, il négocie avec eux l'envoi de cocaïne sud-américaine vers la Guinée-Bissau. Ses interlocuteurs lui ont promis qu'il toucherait personnellement 1 million de dollars pour chaque tonne de cocaïne passant par la Guinée Bissau.
Le lendemain, un bateau rapide vient chercher l'amiral et deux de ses collaborateurs[1] dans le port de Cacheu, situé à 120 kilomètres au nord de Bissau. Il est prévu de finaliser les négociations à bord d'un yacht battant pavillon panaméen, croisant au large dans les eaux internationales. Une fois à bord, l'amiral et ses adjoints sont arrêtés. Les « narcotrafiquants » sont en fait des agents de la Drug Enforcement Administration (DEA) agissant sous couverture.
L'opération qui a débuté en août 2012 avait pour objectif la neutralisation de l'amiral qui est considéré comme l'un des principaux trafiquants de drogue de l'Afrique de l'Ouest. L'amiral et ses hommes sont transférés sous escorte au Cap-Vert d'où ils sont exfiltrés vers New York. Vendredi 5, les protagonistes sont présentés à un juge qui ordonne leur incarcération sans possibilité de libération sous caution. Les Américains viennent de réussir une splendide opération d'infiltration comme ils en ont le secret.
L'opération de la DEA visait aussi à démanteler un réseau qui aurait pu, d'une part, approvisionner les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) en armes -dont des missiles sol-air portables -, de l'autre, permettre aux FARC de faire transiter de la cocaïne vers la Guinée-Bissau où elle aurait été stockée avant qu'une partie ne reparte vers les Etats-Unis. Dans le cadre de cette opération, deux autres citoyens de Guinée-Bissau ont été appréhendés le 5 avril dans un pays d'« Afrique de l'Ouest », puis extradés vers les Etats-Unis[2] ; et le même jours, deux Colombiens ont été arrêtés à Bogota. Pour leur part, ils sont en attente de leur extradition vers les Etats-Unis[3].
Une personnalité controversée
Le contre-amiral Na Tchuto est tout sauf un inconnu pour les services de renseignement. Né le 12 juin 1949, il a participé à la lutte pour l'indépendance de son pays dans les années 1960, puis il a ensuite gravi tous les échelons hiérarchiques pour parvenir, en 2004, au poste de chef d'état-major de la marine. En août 2008, il participe à une première tentative de coup d'Etat dirigée contre le président Joäo Bernardo Vieira, qui échoue lamentablement. Il est alors démis de ses fonctions par le président et contraint de s'exiler en Gambie.
Le président Vieira semble enfin décidé à lutter contre le trafic de drogue qui est devenu institutionnel dans le pays. Curieusement, le 1er mars 2009, son chef d'état major, le général Tagmé Na Waié, est victime d'un attentat à la bombe. Le lendemain, le président est lui-même assassiné, vraisemblablement par des partisans du militaire défunt. En fait, les barons de la drogue auraient joué un rôle occulte dans cette affaire dans le but de se débarrasser du président Vieira devenu trop gênant pour les « affaires » et de faire revenir leur homme de confiance, l'amiral Na Tchuto !
Ce dernier profitant de la confusion qui règne alors, rentre discrètement dans le pays. Début 2010, se sentant menacé, il n'hésite pas à venir chercher refuge dans un des bureaux des Nations Unies à Bissau au plus grand étonnement des employés présents. Il n'en sort que lors du coup d'Etat d'avril 2010 étant à nouveau nommé chef de la marine par le général Antonio Indjai, le nouveau chef d'état-major ! Fin 2011, Na Tchuto est soupçonné d'être à la base d'un nouveau coup d'Etat dirigé contre le Premier ministre Carlos Gomez Junior. Il est alors arrêté, mais le coup d'Etat d'avril 2012 lui permet de nouveau de sortir de prison.
En effet, le 12 avril 2012 le général Mamadu Ture Kuruma chasse Carlos Gomez Junior, qui était sur le point de remporter l'élection présidentielle. En réalité, le véritable homme fort du régime est désormais le chef d'état major des armées, le général Antonio Indjai qui aurait supervisé le complot. Indjai place deux hommes de paille, l'un comme président – Manuel Serifo Nhamadjo – l'autre comme Premier ministre – Luis Duarte de Barros. Le général Ibrahima Papa Camara, le chef d'état major de l'armée de l'air n'est pas touché. Il faut dire qu'il partage le privilège avec l'amiral Bubo Na Tchuto d'avoir ses biens bloqués par les Etats-Unis pour un détournement de 600 kilos de cocaïne en provenance du Venezuela en 2008 ! Il semble que Na Tchuto est alors « écarté du circuit » par les nouvelles autorités, peut-être parce qu'il est jugé trop voyant. Cela tendrait à expliquer qu'il soit tombé si facilement dans le piège tendu par les hommes de la DEA : il voulait se refaire.
Le trafic de drogue en Guinée Bissau
La Guinée-Bissau est classée dans la catégorie des narco-Etats par l'Office contre la drogue et le crime des Nations Unies (ONUDC), car ses dirigeants, même au plus haut niveau, sont impliqués depuis des années dans le trafic de drogue. En fait, ce pays est une plaque tournante pour toutes les drogues : la cocaïne qui provient d'Amérique latine ; l'héroïne d'Afghanistan et d'Extrême-Orient ; les drogues synthétiques qui sont maintenant composées dans des laboratoire nigérians, etc. Les produits stupéfiants arrivent dans le pays, sont stockés, puis repartent vers les clients.
Depuis le coup d'Etat de 2012, la drogue arrive régulièrement par les airs, un récent vol amenant de 600 à 800 kilos de cocaïne ayant été signalé en mars 2013. Prudentes, les nouvelles autorités privilégient désormais des pistes discrètes dans les régions de Bafala, Gabu ou Cacheu. L'armée assure la protection des opérations.
Auparavant, la drogue arrivait essentiellement par avion et par bateau via l'archipel des Bijagos, situé au large des côtes guinéennes. Ces îles, dont une partie a été achetée par des narcotrafiquants, sont équipées de pistes d'atterrissage de fortune datant de la guerre d'indépendance. Même la partie militaire de l'aéroport de Bissau était un lieu habituel de débarquement de drogue.
La corruption dans le pays est endémique car les fonctionnaires sont très mal payés, la seule prison de haute sécurité a été détruite en 1998 et n'a jamais été remplacée ; la surveillance des frontières terrestre et maritime est inexistante. Aucune condamnation pour trafic de drogue n'a été prononcée durant ces dernières années. Pire, une partie des élus sont des trafiquants notoires.
Le pays est donc totalement à la dérive et seule l'économie générée par le trafic de drogue lui permet de survivre. En effet, des Sud-Américains fortunés ont investi dans l'immobilier, les hôtels, les casinos, alors que le tourisme et les affaires (légales) sont au point mort ! Tout cela sert vraisemblablement au blanchiment des capitaux criminels.