Etats-Unis : la neutralisation d’Al-Awlaki ou de l’emploi trop visible des services secrets
Alain RODIER
Anwar al-Awlaki, un ancien imam américain d'origine yéménite – surnommé par Washington le « Ben Laden de l'Internet » – a été tué le 30 septembre 2011, à 150 kilomètres à l'est de Sanaa, la capitale du Yémen. Il a été éliminé par un missile Hellfire tiré depuis un drone Predator, mis en œuvre par la CIA ; l'agence américaine avait en effet reçu l'ordre, en 2010, de le « neutraliser ».
Il s'agit là d'une première, car aucun citoyen américain[1] n'a jamais fait l'objet d'une telle mesure, même au temps de la Guerre froide. Al-Awlaki a été désigné officiellement comme « élément terroriste » par l'ordre 13224 publié par le département d'Etat américain. Toutefois, la polémique enfle aux Etats-Unis sur le non respect de la Constitution dans cette affaire. Cette controverse aurait pu être évitée si aucune publicité n'avait été faite autour de cette opération.
Biographie de la cible
Anwar al-Awlaki est né le 22 avril 1971 à Las Cruces, au Nouveau Mexique, au sein d'une famille yéménite aisée. Il bénéficiait de la double nationalité américaine et yéménite.
Il passe la majeure partie de son enfance au Yémen. De 1978 à 1991, il vit au sein de la bonne société yéménite. En effet, son père avait alors été nommé ministre de l'Agriculture, puis président de l'université Ali Mohamed Mujur.
Anwar al-Awlaki retourne aux Etats-Unis en 1991 où il étudie le génie civil à l'université de l'Etat du Colorado. Il est alors président d'une association d'étudiants musulmans mais ne se fait pas remarquer par un zèle religieux très poussé. Etudiant brillant, il obtient aussi un diplôme de management à l'université de San Diego. Parallèlement, il entame un doctorat portant sur le développement des ressources humaines, à l'université Georges Washington.
En février 1993, juste après le premier attentat dirigé contre le World Trade Center, il effectue un voyage en Afghanistan. A son retour, il affiche ouvertement son admiration pour les idées de l'idéologue palestinien Abdullah Azzam, qui fut le mentor d'Oussama Ben Laden. Mais il semble qu'al-Awlaki n'ait pas eu l'occasion de rencontrer Ben Laden au cours de son séjour en Afghanistan, car ce dernier résidait alors au Pakistan et était en partance pour le Soudan.
De retour aux Etats-Unis, al-Awlaki est désigné en 1994 imam de la Société islamique de Denver. Il prêche alors un islam modéré, bien qu'inspiré par la confrérie des Frères musulmans égyptiens qui est à la base de l'idéologie de l'organisation Al-Qaida alors naissante. En 1996, il devient imam de la mosquée Ar-Ribat al-Islami de San Diego en Californie.
En 1998-1999, il occupe le poste de vice-président de la Société charitable pour le bien-être social, fondée par Abdulmajid al-Zindani, un imam yéménite considéré comme un proche de Ben Laden. Le FBI estime que cette organisation a servi à l'époque à collecter des fonds pour Al-Qaida.
Une anecdote savoureuse en dit long sur la réalité de son engagement spirituel de l'époque : bien qu'il soit marié à une de ses cousines yéménites depuis 1994, ses fonctions religieuses ne l'empêchent pas de fréquenter régulièrement des prostituées. Loin d'être une rumeur, ce fait est attesté par deux arrestations dont a été l'objet al-Awlaki en tant que « client ».
Il quitte son poste d'imam en 2000. Il effectue alors plusieurs voyages à l'étranger – dans des destinations inconnues des autorités américaines – avant de rentrer aux Etats-Unis, en janvier 2001. Il devient alors imam de la mosquée de Falls Church à Washington DC. Il est en même temps aumônier musulman au sein de l'université George Washington, où il poursuit son doctorat entamé en 1992.
En mars 2002, il quitte Washington pour retourner au Yémen. Toutefois, il effectue un dernier séjour aux Etats-Unis en octobre 2002, au cours duquel il rencontre le religieux radical Ali al-Timimi. Ce dernier sera condamné le 14 juillet 2005 à l'emprisonnement à vie pour sa participation au « réseau terroriste islamique de Virginie », qui regroupait des activistes s'entraînant en vue de mener la guerre sainte. Il semble qu'al-Awlaki était venu lui demander de recruter des volontaires pour combattre aux côtés des taliban.
A la fin de l'année 2002, il rejoint Londres où il prêche à la mosquée al-Tawhid dans le quartier de Leytonstone. Il intervient publiquement au moins une fois auprès de la Fédération des sociétés d'étudiants islamiques de Grande-Bretagne.
Tout au début 2004, il rentre au Yémen et s'installe avec son épouse et ses cinq enfants à Saeed, le village de sa famille, dans la province de Shabwa. Il est alors employé comme maître-assistant à l'université Imam de Sanaa, dirigée par Al-Zindani, un intellectuel islamique fondamentaliste très connu.
En 2006, Al-Awlaki est incarcéré 18 mois, accusé d'avoir participé à l'enlèvement d'un adolescent chiite pour obtenir une rançon ainsi que pour une tentative d'attentat dirigée contre l'attaché de Défense américain.
Ses liens avec Al-Qaïda
A la fin des années 1990, alors qu'il résidait à San Diego, Al-Awlaki aurait fréquenté Nawaf Al-Hazmi et Khalid Almihdhar, deux des kamikazes embarqués à bord du vol 77 d'American Airlines qui s'écrasera sur le Pentagone, le 11 septembre 2001.
A partir de janvier 2001, les prêches qu'il donne à la mosquée de Falls Church sont écoutés assidûment par Nawaf al-Hazmi, mais également par Hani Hanjour, un autre activiste qui se trouvera aussi à bord du vol 77. Toutefois aucun fait n'est venu prouver qu'il connaissait personnellement cet activiste. Lors de l'enquête qui a suivi les attentats du 11 septembre, il est interrogé à quatre reprises par le FBI car son nom a été trouvé sur l'agenda de Ramzi Binalshibh, le « vingtième kamikaze » qui n'a pu obtenir un visa pour les Etats-Unis, mais qui a joué un rôle logistique important dans la préparation de ces attentats. Incarcéré à Guantanamo, Binalshibh a certainement livré les détails sur la responsabilité endossée par Al-Awlaki dans cette affaire. Selon certains observateurs, il était « au moins au courant » de la préparation des attentats qui marqueront le début du XXIe siècle.
A la même époque, un autre fidèle est également souvent présent dans la mosquée de Falls Church. Il s'agit de Nidal Malik Hassan, le psychiatre militaire qui sera l'auteur de la tuerie de Fort Hood, le 12 novembre 2009, et qui fera 13 victimes. L'enquête prouvera qu'Al-Awlaki a échangé au moins dix-huit emails avec le major Nidal Malik Hassan, de décembre 2008 à juin 2009, soit quelques mois avant que ce dernier ne passe à l'action.
Al-Awlaki a aussi eu des contacts avec Oumar Farouk Abdulmutallab, l'activiste qui a tenté de faire exploser le vol Northwest Airlines 253, le 25 décembre 2009. En effet, Abdulmutallab aurait été un des ses élèves alors qu'il séjournait au Yémen en 2005, pour y suivre une formation linguistique et religieuse. Al-Awlaki l'aurait également contacté par Internet à Londres à plusieurs reprises. Enfin, Oumar Farouk Abdulmutallab lui aurait rendu une dernière visite au Yémen, fin 2009. Al-Awlaki aurait également été l'inspirateur de Faizal Shahzad, qui a tenté sans succès de commettre un attentat à la voiture piégée à Times Square, en mai 2010.
Bien qu'interdit de séjour en Grande Bretagne depuis 2006, Al-Awlaki donnait de nombreuses interviews dans lesquelles il ne cessait de prôner le djihad par Internet, et ce, jusqu'en 2008. En décembre 2010, il a félicité les milices islamiques somaliennes Shebab, affiliées à Al-Qaida, pour leurs actions en leur écrivant : « à nous musulmans, vous nous donnez l'exemple à suivre pour changer notre situation ». En mars 2010, une vidéo le montrant appelant les musulmans résidant aux Etats-Unis à attaquer les civils et militaires est diffusée.
Au Yémen, il aurait poussé son clan des Awlaki à accueillir et à soutenir les combattants étrangers d'Al-Qaida. Depuis mars 2009, il vivait dans la clandestinité, vraisemblablement dans les provinces de Shabwa et de Mareb, où de nombreux activistes d'Al-Qaida sont implantés.
Depuis des années, Al-Awlaki publiait de nombreux textes enflammés sur le site Islam Today, dont un célèbre « Pourquoi les musulmans aiment la mort ?». Il était également un des auteurs les plus prolifique du mensuel en ligne Inspire, qui est une publication de propagande en anglais d'Al-Qaida. A noter que Samir Khan, un citoyen américain de 25 ans qui dirigeait la publication de cette revue, a également trouvé la mort dans la même attaque du 30 septembre.
L'erreur américaine et la polémique
Plus qu'un chef opérationnel, Al-Awlaki était un idéologue islamique et surtout, un recruteur et un mentor spirituel. Il est probable qu'il ne connaissait généralement pas directement les activistes qui se revendiquaient de lui. Bien qu'au cours de sa « carrière » il ait rencontré personnellement un certain nombre de futurs terroristes, son action s'est essentiellement faite via le net. Les apprentis activistes trouvaient dans ses discours la motivation qui les poussait à passer à l'acte.
Les services de renseignement américains devaient détenir de solides preuves à son encontre – en particulier concernant son rôle éventuel joué lors des attentats du 11 septembre – et sur son potentiel de nuisance futur, pour avoir convaincu l'administration du président Obama d'autoriser une opération homo à son encontre.
Et c'est là que le « bât blesse ». Al-Awalki était un citoyen américain. Il bénéficiait donc de la protection du cinquième amendement de la Constitution qui précise que : « Nul ne sera tenu de répondre d'un crime capital ou infamant sans un acte de mise en accusation, spontané ou provoqué, d'un Grand Jury, sauf en cas de crimes commis pendant que l'accusé servait dans les forces terrestres ou navales, ou dans la milice, en temps de guerre ou de danger public […] nul ne pourra, dans une affaire criminelle, être obligé de témoigner contre lui-même, ni être privé de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière, etc. ». En effet, Al-Awalki n'a visiblement pas été mis en accusation auprès d'un Grand jury et aucune « procédure légale régulière » n'autorisait de le « priver de sa vie ». A noter que c'est aussi le cas pour l'américano-pakistanais Samir Khan qui a été tué avec lui.
Où est l'erreur ? Elle tient dans le fait que Washington assume officiellement les opérations de ses services spéciaux. Or, il y a là une contradiction majeure. L'action des services doit rester secrète, au point que les dirigeants politiques sont parfois amenés à mentir comme des arracheurs de dents. C'est ce qui, dans l'Histoire, s'appelle la raison d'Etat. Les services spéciaux offrent en effet la seule liberté d'action aux politiques pour s'affranchir des lois nationales et internationales qui sont de plus en plus contraignantes, au point de rendre ingérables un certain nombre de situations, particulièrement dans le domaine de la sécurité nationale.
Seulement voilà, les Etats-Unis se sentent si puissants (et c'est vrai que leurs services rencontrent d'indéniables succès lors des nombreuses opérations homo qu'ils mènent aujourd'hui contre Al-Qaida) et surtout si sûrs de leur « bon droit » qu'ils ne cherchent même pas à dissimuler qu'ils sont à l'origine de ces covert operations.
Il s'agit bien là d'une hérésie majeure reconnue par tous les hommes de l'art. A tire d'exemple, les Israéliens mènent aussi une guerre secrète sans pitié, en particulier contre l'effort nucléaire militaire iranien, mais ils ne le clament pas sur tous les toits et ils s'en portent bien mieux.
Certes, ce n'est certainement pas très moral, mais cela amène à se poser une question essentielle : peut-on gouverner un pays en respectant les règles que la morale impose ? Encore faudrait-il définir ce que recouvre le mot « morale » ,dont la perception est différente d'une civilisation à l'autre, voire d'un pays à l'autre. Quelques exemples : un des plus grands rois de France fut Louis XI dont règne fut particulièrement cruel mais bénéfique pour le pays ; Winston Churchill a souvent utilisé, voire abusé de la raison d'Etat pour vaincre les nazis ; le général Charles de Gaulle voyait l'intérêt supérieur de la Patrie au dessus des intérêts particuliers et il agissait en conséquence… Bien sûr, il ne s'agit là que de dirigeants démocrates. Le problème est différent pour les dictateurs qui utilisent leurs services spéciaux à des fins personnelles, surtout pour se maintenir au pouvoir et non pour le bien commun.
L'important reste que dans les pays démocratiques, les opérations illégales au regard de la morale et des lois doivent rester secrètes sinon, la réprobation publique est la résultante obligatoire avec les conséquences judiciaires et politiques qui peuvent en découler. Selon le vieil adage populaire : « pas vu, pas pris ; vu, pendu ».
Comme toujours, il peut y avoir quelques exceptions comme l'opération Trident de Neptune qui a conduit à l'élimination d'Oussama Ben Laden. Il s'agissait alors d'exploiter la disparition du guide charismatique d'Al-Qaida pour porter un coup psychologique à tous les activistes s'en réclamant. Un point de détail a été passé sous silence : les membres du commando américain avaient été temporairement détachés des forces spéciales, car leur statut militaire leur interdisait théoriquement d'intervenir dans un pays étranger non considéré comme une zone d'opérations officielle de l'armée des Etats-Unis. C'est là que réside d'ailleurs la différence essentielle entre les forces spéciales et les unités « action » des services secrets. Leurs savoir-faire sont comparables, seules les zones d'engagement diffèrent : aux unités régulières – même « spéciales » – les zones de conflits officiellement déclarées comme telles, aux services secrets les autres parties, du monde où les autorités politiques locales ne sont pas consultées.
Ce n'est pas la première fois que la CIA se livre à des opérations homo au Yémen. La première a eu lieu le 2 novembre 2002, un drone Predator pulvérisant un véhicule 4X4 à bord duquel se trouvaient six activistes d'Al-Qaida, dont Ali Qaed Senyan al-Hathi, un des responsables de l'attentat dirigé contre le destroyer USS Cole, survenu dans le port d'Aden, le 12 octobre 2000. Seulement, Al-Hathi n'était pas américain, ce qui ne posait donc de problème constitutionnel à Washington. Beaucoup d'autres ont connu ensuite un sort funeste au Yémen.
Si Al-Awlaki semblait avoir beaucoup d'importance pour les Etats-Unis, son influence paraît avoir été beaucoup plus limitée dans le monde arabo-musulman[2], sur le théâtre Afpak et en Extrême-Orient. Et pourtant, certains de ses messages étaient diffusés en arabe et en dialecte indonésien. Il est aisé d'en déduire qu'il gênait l'ego américain qui ne supporte pas qu'un des siens, bien que bénéficiant d'une double nationalité, puisse devenir un traître à la Patrie. C'est peut-être pour servir d'exemple que Washington a fait une entorse à la déontologie qui régit l'emploi des services secrets.
Une question reste cependant sans réponse : d'où sont venus les drones tueurs : d'Arabie saoudite, de Djibouti, de navires de la Ve flotte, des Seychelles ou du Yémen même ? Et qui a guidé la trajectoire terminale des missiles Hellfire ? Car une telle frappe nécessite d'avoir en visuel l'objectif, particulièrement lorsqu'il s'agit d'un véhicule en mouvement, donc de disposer de renseignements en temps réel, indispensables à sa localisation.
Si la liste des individus liés au terrorisme du département d'Etat sert de killing list, comme cela semble probable, les autres cibles prioritaires seraient donc : le docteur Ibrahim Awwad Ibrahim Ali – aussi connu sous le pseudonyme d'Abou Bakr al-Baghdadi al-Hussein alQourshi, alias Abou Doha – le chef de l'Etat islamique d'Irak[3] ; son second Abou Abdullah al-Husseinni al-Qurshi ; son « ministre de la Guerre » Nasser al-Din Allah Abou Abou Souleiman ; Nasir al-Wuahaysi, l'émir d'Al-Qaida dans la Péninsule arabique (AQPA) ; et son adjoint Abdullah al-Rimi, etc. Ces personnes ont de gros soucis à se faire pour leur avenir.
- [1] Sauf cas non connu de l'auteur.
- [2] De même qu'au Yémen, où il n'avait pas de rôle direct sur le terrain. Les chefs opérationnels étaient Nasir al-Wahaysi et Abdullah al-Rimi.
- [3] Une récompense de 10 millions de dollars est proposée pour sa capture, ce qui met sa tête au même prix que celle du mollah Omar.