Etat-Unis – cuba, une affaire d’espionnage exemplaire
Alain RODIER
Le 16 juillet 2010, Walter Kendall Myers est condamné pour espionnage à la prison à vie sans possibilité de bénéficier de réduction de peine. Son épouse Gwendolyn Steingraber Myers écope de 81 mois d’incarcération pour sa participation aux mêmes faits délictueux. Leur appartement de Washington, leur voilier de 10 mètres Helene et leurs avoirs bancaires sont également saisis. Ces lourdes peines sanctionnent des activités d’espionnage effectuées par le couple depuis une trentaine d’années au profit des services de renseignement cubains.
Cette affaire est exemplaire car elle montre comment le renseignement humain peut avoir un excellent rapport qualité/prix.
La manipulation du couple
Le couple Myers constitue dans les années 1975 l’archétype du style « bobo » nord-américain. Lui est contractuel à l’Institut des affaires étrangères du Département d’Etat où il a été embauché en 1977. Il est également et maître assistant à l’Université Johns Hopkins où il a obtenu son doctorat. Elle, va d’emploi en emploi tout en participant activement à de nombreuses manifestations revendicatives très fréquentes à l’époque. Tous deux sont divorcés. Walter a deux enfants issus d’une première union ; Gwendolyn, qui a été mariée deux fois en a quatre.
Ils sont convaincus que le système capitaliste américain est profondément injuste et qu’il provoque une pauvreté extrême au sein des populations défavorisées. Ils se révoltent également contre le système de santé qu’ils jugent déficient et contre la politique étrangère « impérialiste » de Washington. En fait, ils sont marxistes sans en avoir l’étiquette. Ils affichent officiellement leurs opinions et leur style hippie. Ils se font même prendre à cultiver de la marijuana ! Il convient de souligner que cette attitude est très courante aux Etats-Unis à la fin de la guerre du Vietnam.
Comme toute manipulation qui respecte les règles de l’art, le couple a dû être repéré en 1977 alors que Kendall Myers venait d’entrer au Département d’Etat. Son cursus – et surtout ses possibilités de progression professionnelles – font de lui une cible idéale. L’enquête qui suit son repérage permet de déceler que le meilleur levier à employer dans son cas est l’idéologie. Il est possible que toute cette phase d’environnement ait été menée par un service secret des pays de l’Est et qu’il ait été ensuite décidé que la meilleure approche pourrait être effectuée par les Cubains. En effet, à l’époque, les services du bloc communiste coopèrent étroitement sur le plan opérationnel, bien sûr sous la houlette du tout puissant KGB soviétique.
C’est ainsi qu’au cours d’une soirée qui a lieu en décembre 1978, Carlos Ciaño [1], un « diplomate » en poste au sein de la représentation cubaine auprès des Nations Unies à New York approche Walter Kendal Myers. Ce Cubain se montre très sympathique, enjoué, amateur de musique latino-américaine et ne parle pas de politique. Il invite Kendall Myers à se rendre à Cuba pour y mener une visite « culturelle » en compagnie de deux de ses collègues, tous frais payés. En effet, sous l’administration Jimmy Carter (1977-81), les conditions de voyage vers Cuba sont considérablement assouplies. L’interdiction de se rendre à Cuba pour des citoyens américains sera rétablie en 1982. Sur place, Kendal Myers est subjugué par la « révolution cubaine » absolument convaincu que les « Américains sont les exploiteurs » et que la « révolution a créé un énorme potentiel et redonné une âme à Cuba ». Il qualifie Fidel Castro de « plus important leader de notre époque ».
Six mois après ce voyage, Carlos Ciaño rend discrètement visite au couple et leur propose « la botte » comme cela se dit entre professionnels, c’est à dire de devenir des agents de renseignement clandestins pour le compte de La Havane. Ils acceptent sur le champ. Cette façon de faire peut sembler un peu rapide et cavalière, mais il faut bien comprendre que le couple a été examiné à la loupe avant de décider de porter l’estocade. Les services de l’Est en général et les Cubains en particulier, affectionnaient de recruter des couples car cela assurait plus de stabilité à la manipulation qui suivait. C’etait également une affaire de sécurité, l’agent recruté n’ayant pas à faire des cachotteries à son conjoint. Kendall Myers est appelé par les Cubains l’« agent 202 » et Gwendolyn l’« agent 123 » ou « E-634 ».
Sur les conseils de son officier traitant, Kendall Myers tente d’entrer à la CIA en 1981. Afin de faire bonne figure, il se marie officiellement avec Gwendolyn. Mais sa candidature est finalement rejetée. Il semble que se sachant piètre menteur, il n’a pas souhaité poursuivre plus avant ne voulant pas être soumis au test du polygraphe (détecteur de mensonges). Par contre, il continue à progresser au sein du Département d’Etat et finit pas décrocher des security clearances qui lui permettent d’accéder à des documents confidentiels, dont des rapports des services de renseignement.
Les informations recueillies sont généralement expédiées à Cuba en morse grâce à un poste radio ondes courtes de marque Sony [2] et plus récemment, progrès aidant, à l’aide de couriers électroniques codés. Des échanges directs ont également lieu. Ainsi, Gwendolyn qui n’a pu intégrer le Département d’Etat comme ses employeurs secrets l’auraient souhaité, permute des paniers à provisions avec un opérationnel cubain dans un supermarché [3] jusqu’au moment où ce dernier se dote de caméras de surveillance. Les renseignements fournis sont dans l’un des paniers, les consignes à suivre dans l’autre.
Des contacts physiques sont aussi organisés. Jusqu’en 2001, ils ont lieu aux Etats-Unis même. A partir de 2002, la sécurité impose que ces rencontres aient lieu à l’étranger : Trinidad et Tobago en janvier 2002, Jamaïque en décembre 2002, Mexique en juillet 2003, Brésil en décembre 2003, Equateur en juillet 2004, Mexique en décembre 2004, Argentine en juillet 2005, Mexique en décembre 2005 et en Equateur en 2006. Sur le plan technique, le rythme de deux entrevues annuelles avec un officier traitant est le minimum exigé pour mener à bien la manipulation. En dessous, le contrôle effectif de la source devient trop aléatoire. Des rencontres ont peut-être également eu lieu en Italie et à Prague, mais le FBI n’en a pas retrouvé la preuve formelle.
A partir de 2006, le couple semble de plus en plus inquiet. Il pense avoir été repéré par le FBI. Cela serait dû à une mésentente persistante qui existe entre Kendall Myers et un de ses supérieurs hiérarchiques au Bureau de renseignement et de recherche (Intelligence and Research/INR) du Département d’Etat, où il est affecté depuis 2001. Cette crainte est telle que le couple refuse de se rendre à un contact programmé au Mexique.
Fait exceptionnel survenu au cours de leur manipulation, ils sont invités secrètement à La Havane en 1995. Ils rejoignent discrètement l’île via le Mexique en utilisant de fausses identités. Ils ont droit à un entretien personnel de quatre heures avec le Leader Maximo en compagnie d’un interprète car ils ne parlent pas l’espagnol. Cette entrevue ne fait que raviver un peu plus la foi qu’ils entretiennent à l’égard du régime castriste.
Kendall Myers prend sa retraite en octobre 2007. Il semble que les relations avec les services cubains s’estompent alors. C’est généralement le lot des agents clandestins qui, quand ils n’ont plus accès à des informations sensibles sont radiés des services, bien sûr, sans toucher de retraite !
L’arrestation
En fait, le FBI a bien été alerté en 2006 de fuites inexpliquées par le Département d’Etat. Toutefois, les soupçons n’ont réellement porté sur le couple qu’à partir de 2008. Leur appartement, leur voiture, leur bateau ont alors fait l’objet de fouilles discrètes puis ont été sonorisés (installation de micros). Au début 2009, il est décidé de leur tendre un piège afin d’obtenir des preuves de leur trahison recevables devant un tribunal.
Ainsi, le 15 avril 2009, le jour de son 73e anniversaire, Kendal rencontre un agent spécial du FBI qui se présente sous le nom d’« Hector » en se prétendant être un officier de renseignement cubain venu renouer le contact. L’entrevue est chaleureuse, Kendal Myers n’ayant plus vu d’officier traitant depuis 2006. Cela peut sembler étrange au profane, mais la relation entre un officier traitant est ses sources est une chose extrêmement importante pour ces dernières. Le domaine de l’affectif est toujours présent même si la source est motivée par l’appât du gain. Après les compliments d’usage, « Hector » demande à son interlocuteur des informations sur la politique latino-américaine de la nouvelle administration Obama et sur sa réaction aux changements en cours à Cuba, suite au remplacement de Fidel Castro par son frère Raùl. Il ne manque pas de le féliciter pour son excellent travail en lui offrant un cigare cubain dont l’importation est strictement interdite aux Etats-Unis.
Ensuite, l’agent du FBI voit le couple à trois reprises dans différents hôtels de Washington pour compléter discrètement l’acte d’accusation. Les Myers, ne se méfiant absolument pas, lui racontent toute leur histoire. Par contre, ils se disent fatigués de cette activité clandestine de presque trente années et demandent à être accueillis à Cuba pour y prendre une retraite qu’ils jugent méritée. Pour cela, ils sont prêts à rejoindre l’île à bord de leur propre voilier.
Le 4 juin, ils sont arrêtés alors qu’ils se rendent à une quatrième rencontre programmée avec « Hector ». Dès que la nouvelle est connue, Fidel Castro en personne depuis sa chambre d’hôpital déclare : « je ne peux les aider mais j’admire leur conduite désintéressée et courageuse au profit de Cuba ».
Le 20 novembre 2009, ils plaident coupables pour tous les chefs d’inculpation qui leur sont reprochés. Si les termes du marché conclu avec la justice dans le cadre du « plaider coupable » ne sont pas connus, la contrepartie se trouve vraisemblablement dans la relative légèreté de la peine dont écope Gwendolyn.
Les conséquences
Le Département d’Etat a été obligé de revoir toutes ses procédures de sécurité une fois la trahison du couple Myers établie. Un audit a été lancé pour estimer l’ampleur des dégâts causés par ces trente années de trahison. Beaucoup de renseignements transmis par le couple n’intéressaient pas Cuba directement, d’autant que Kendall Myers s’était spécialisé durant les dernières années de sa carrière sur l’Europe. Par contre, ils ont certainement été utiles aux services cubains pour développer des « échanges fructueux » avec les pays amis, au premier rang desquels se trouvent la Chine et la Russie…
Les Myers qui rêvaient de voir évoluer positivement les relations entre les Etats-Unis et Cuba ont involontairement bloqué le processus allant dans ce sens qu’a engagé le président Obama après son élection.
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Cette affaire d’espionnage est un véritable cas école. La méthodologie employée est un grand classique. Elle démontre, si besoin est, que le renseignement humain est toujours d’actualité malgré les progrès du renseignement technique. En fait, le renseignement humain permet d’entrer dans la tête de l’adversaire et de sonder ses sentiments et ses intentions, ce qu’est incapable de faire le renseignement technique. Il y a fort à parier qu’il y a beaucoup d’autres « couples Myers » aux Etats-Unis mais aussi en Europe et ailleurs.
Pour les services cubains, la manipulation des Myers est un succès sur toute la ligne. Ils ont obtenu, sur la durée, des renseignements dont une partie était de grande qualité. En dehors des frais de fonctionnement et de déplacements, cette affaire n’a pas coûté bien cher car les Myers agissaient par idéal et non par vénalité. Enfin, ils n’ont pas eu à gérer financièrement la « retraite » de leurs vieux collaborateurs devenus inutiles puisqu’ils n’avaient plus accès à des renseignements classifiés. En effet, ces derniers ont été appréhendés avant d’avoir pu mettre leur rêve à exécution : rejoindre leur paradis rêvé : Cuba… Washington pourrait se servir d’eux pour négocier un échange mais il est douteux que La Havane éprouve le moindre sentiment de générosité à l’égard de ces Yankees qui l’ont si bien servi !
- [1] En fait, Carlos Ciaño est un officier traitant des services de renseignement cubains (Direccion General de Inteligencia/DGI). Fils d’un propriétaire foncier cubain, il rejoint la révolution et devient chef d’une batterie anti-aérienne qui se couvrira de gloire lors du débarquement de la Baie des Cochons.
- [2] Kendal Myers a servi de 1959 à 1962 dans les transmissions de l’US Army.
- [3] Aux Etats-Unis, il s’agissait à l’époque de grands sacs en papier marron.