Enlisement du conflit yéménite : une guerre sale…
Dr Abderrahmane MEKKAOUI (Maroc)
Politologue, spécialiste des questions sécuritaires et militaires (Maroc).
Membre du Collège des conseillers internationaux du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).
La quatrième confrontation entre le royaume wahhabite des Al-Salmane et les Ansar Allah Al-Houthi entre dans sa quatrième année sans laisser poindre la moindre issue politico-diplomatique ni militaire. Toutes les armes sophistiquées, souvent interdites par la communauté internationale, y ont été testées : uranium appauvri, bombes à fragmentation et au phosphore blanc, etc. Rien de plus normal que de voir le nombre de victimes s’allonger de part et d’autre.
Faute de stratégie globale, c’est le pourrissement du conflit qui s’annonce au gré des alliances nouées avec les tribus locales, dont les Tahama et les Zerguine, marginalisées aussi bien par les forces de la coalition que par les Houthis. Tout cela fait que la coalition arabe, composée de quatorze pays, en proie à des fissures au niveau du commandement, n’arrive toujours pas à faire plier ni les Houthis, faiblement armés mais aguerris, ni la Garde présidentielle de l’ex-Président Abdallah Saleh – assassiné pour sa « trahison » -, force d’élite qui dispose d’un bataillon de missiles balistiques qui a frappé à plusierus reprises l’Arabie sapidote et menace le trafic maritime en mer Rouge, dans le détroit de de Bab Al Mandeb.
Ce que Riyad avait toujours craint, en raison du poids des chafiites[1] sur son territoire[2], semble se réaliser. L’encerclement redouté en raison de “l’expansion“ de l’influence régionale l’Iran se confirme sur le plan militaire. D’après des experts occidentaux, la capacité balistique des Yémenites et leur efficacité sont dues aux livraisons iraniennes qui transiteraient – cela a été confirmé par le prince héritier Mohamed Bin Salmane – par la région du Dhofar (Oman), ainsi que via le port de Hodeidah où d’intenses combats se déroulent actuallement, provoquant de nombreuses victimes. Bombardements aériens et maritimes massifs suppléent aux infructueuses actions de terrain des forces coalisées
L’enlisement de la guerre conduit les ONG à dénoncer une « guerre sale » qui risque de prendre des dimensions génocidaires, surtout que le Yémen est soumis à un embargo total. L’ONU qui s’est impliquée dès le début du conflit n’a réussi qu’à “user“ ses envoyés spéciaux, le troisième étant toujours dans l’incapacité de lever le blocus et de permettre le ravitaillement des populations civiles qui connaissent une situation dramatique.
Pourquoi cette guerre perdure-t-elle alors que ses principaux auteurs avaient cru en sa brièveté ? Au début de la guerre, Riyad comme Abu Dhabi, avaient bénéficié de la complicité de la communauté internationale quant aux objectifs de leur campagne militaire : le rétablissement de la légitimité du Président de transition Abdo Rabbo Mansour, raison pour laquelle une coalition arabo-musulmane avait alors été constituée… avant que ce partenariat ne se délite, face aux horreurs de la guerre et aux divergences des protagonistes. Les forces de la coalition ont alors été remplacées par des armées de mercenaires. Si les Emiratis ont longtemps frayé avec les armées privées du type Black Water et consorts, Riyad s’est tourné vers les tribus sunnites du Yémen, en majorité salafistes, avant de constater l’échec d’une pareille stratégie. Cela a conduit les Saoudiens à recruter de nouveaux combattants sur le continent africain : Tchadiens, Ougandais, Soudanais, etc. Cette guerre par procuration continue d’ensanglanter « l’Arabie heureuse » et les désaccords entre les principaux protagonistes anti-yéménite s’affichent au grand jour.
La bataille pour la conquête du port de Hoddeidah illustre parfaitement les divergences qui minent le commandement de la coalition.
– L’objectif principal du prince Mohamed Bin Zayed – l’homme fort des Emirats arabes unis – est de s’assurer le contrôle des ports stratégiques du Yémen et des îles avoisinantes. Un but qui rejoindrait le dessein du Président américain. Pour ce faire, Abou Dhabi a noué des relations militaires avec les Erythréens qui ont pris en charge la formation d’une nouvelle armée composée d’une partie de la Garde républicaine, en colère contre l’assassinat de son chef historique l’ex-Président Abdallah Saleh, et d’une partie des membres du parti salafiste Al-Islah, composé en majorité de la tribu Banou Al-Ahmar, des chafiites historiquement proches des Al-Saoud.
– En revanche, les objectifs de Mohamed Bin Salmane (MBS), futur roi putatif d’Arabie saoudite, sont l’élimination de toute opposition chiite pro-iranienne sur le flanc sud de son royaume et la réunification du Yémen, pays qui semble menacé aujourd’hui par les Emiratis qui en contrôlent le Sud. Il souhaite étendre le contrôle saoudien, non seulement sur les gisements présumés d’hydrocarbures, mais surtout sur les richesses aquifères dont disposerait le Yémen. De plus, aux yeux de MBS, le port de Hoddeidah fait partie de l’espace géostratégique de l’Arabie saoudite. C’est pourquoi Riyad voit d’un mauvais oeil le jeu que jouent les Emiratis en constituant une nouvelle armée en Erythrée : cela représente un danger pour la sécurité saoudienne qui préoccupe MBS bien davantage que le retour au pouvoir d’Abdo Rabbo Mansour.
Si la rupture entre les deux principaux alliés n’est pas encore consommée, il n’en reste pas moins que bien des analystes y voient l’explication logique du rapporchement actuel de l’Arabie des Bin Salmane avec Israël. Le projet Naom[3] – la mise en valeur touristique de toute la cote saoudienne de la mer Rouge – illustre le partenariat stratégique projeté entre Riyad et Tel-Aviv. On comprend dès lors les raisons qui ont poussé plusieurs oulemas d’Arabie à légitimer la notion du “Grand Israël“, qui s’étendrait du Nil à l’Euphrate, à grand renfort de sourates et d’interprétations d’Ibn Taymiya.
La question qui se pose dès lors serait de savoir où vont conduire les dissensions entre Riyad et Abou Dhabi. Un conflit armé est-il possible entre les deux etats alliés au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ? Où feront-ils appel au conseiller de Donald Trump, son gendre Jared Kouchner, pour éviter le pire ? A Washington comme à Tel-Aviv, une priorité s’impose : contenir les antagonismes secondaires pour se focaliser sur le front principal, avec pour objectif l’endiguement de l’Iran.
En attendant, les médias occidentaux regardent la guerre au Yémen comme un conflit de “basse intensité“ illustrant la culture de la violence qui caractérise l’espace arabo-musulman. Les industriels de défense américains et européens se frottent les mains à l’idée de multiplier les contrats de centaines de milliards de dollars. A charge pour leurs lobbyistes de minorer, via leurs relais médiatiques, les horreurs de cette « sale guerre ». Quant à l’opinion arabe, fortement influencée par la propagande salafiste, elle ne voit dans ce conflit que la cristallisation des antagonismes entre sunnites et chiites et un remakede la grande discorde vécue par les Arabes après la disparition du prophète Mohamed. L’Islam est ainsi instrumentalisé par les uns comme par les autres, à des fins géopolitiques, économiques et culturelles.
La solution résiderait dans des négociations politiques entre tous les acteurs de cette guerre dramatique, loin de toute ingérence des puissances régionales et internationales. Le tout au prix de concessions… Sans quoi, l’Arabie est promise au pire des embrasements. Celui que préconisait justement la théorie du chaos que les néo-conservateurs – toujours influents dans l’administration américaine – rêvaient de voir se réaliser depuis la Maison-Blanche : le morcellement et l’implosion des entités étatiques au Moyen-Orient
[1] Le chafiisme est l’une des quatre écoles de jurisprudence de l’islam sunnite.
[2] 60% de la population saoudienne est originaire du Yémen voisin.
[3] Cité dans le cadre du projet Vision 2030 du Prince héritier.