La Mauritanie au carrefour des menaces régionales
Laurence AÏDA AMMOUR
Le 18 juillet 2009 Mohamed Ould Abdelaziz dit «Aziz» est élu président de la République islamique de Mauritanie avec 52% des suffrages. Ayant pris le pouvoir après un putsch (6 août 2008) qui a valu au pays sanctions et suspension de l’aide étrangère, il a rapidement regagné la confiance de la communauté internationale. Chef du bataillon de la sécurité présidentielle pendant vingt ans et ancien élève de l’Académie militaire de Meknès, il connaît bien le système de l’intérieur. Il sait pouvoir compter sur une meilleure entente avec le royaume chérifien, ainsi que sur l’appui de ses bailleurs de fonds arabes et golfiens, européens et américains. La France et l’Espagne, qui ont des intérêts économiques importants dans le pays, optent très tôt en faveur d’une réconciliation rapide avec le nouveau régime de Nouakchott.
En déclarant vouloir réformer l’ensemble des institutions, rétablir la légitimité de l’Etat, et fort du soutien tant politique que financier de ses partenaires étrangers, le nouveau président mauritanien cherche aujourd’hui à réhabiliter son pays en affichant une détermination politique et militaire sans précédent. Porté légalement au pouvoir sur la base d’un programme à coloration morale et sécuritaire, Aziz a décidé de s’attaquer aux défis de sécurité internes et régionaux.
Pays charnière entre les ensembles maghrébin et sub-saharien, la Mauritanie est confrontée depuis quelques années aux mêmes menaces sécuritaires que ses voisins. Située au croisement des échanges humains, commerciaux et religieux Sud-Nord, elle est également prise dans le maillage des flux criminels qui s’étendent du golfe de Guinée à la Méditerranée.
Depuis peu son territoire est devenu à la fois le lieu de recrutement et la cible de Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Trente à quarante Mauritaniens seraient passés par les camps d’AQMI en Algérie et dans le nord du Mali. Le pays a également subi de nombreuses pertes depuis 2005 : sur quinze attaques menées dans le Sahara-Sahel, neuf ont eu lieu sur son sol. Ce pays et son armée sont particulièrement visés par les katiba de deux émirs algériens: Mokhtar Belmokhtar – dit «Mr Marlboro» pour son implication dans le trafic de cigarettes – et l’intransigeant Abdelhamid Abou Zeid, auteur des récents enlèvements de ressortissants européens au Niger.
On sait les liens séculaires qui ont uni islam et les circuits commerciaux dont les confréries ont été les vecteurs. De ce fait, la diaspora commerçante maure qui déborde largement l’Afrique de l’Ouest possède des intérêts dans le commerce régional et international. C’est la domination tant économique que politique de cette communauté qui a orienté les choix identitaires et stratégiques du pays. Depuis son indépendance en 1960, la Mauritanie a fait preuve d’un tropisme arabe marqué. Son rôle de pont entre le Maghreb et l’Afrique noire a été abandonné au profit du caractère maure et arabe du pays. Ceci a induit un déplacement de son centre de gravité géopolitique principalement vers le Maroc, le Golfe, l’Irak, l’Arabie saoudite et le Koweït et explique la prégnance des courants baathistes et nassériens au sein des cercles du pouvoir et de la communauté intellectuelle.
Un réorientation vers l’Afrique noire lui permettrait de rompre avec l’enclavement dont elle a longtemps pâti et de réactiver l’axe Maroc-Mauritanie-Sénégal. Elle pourrait retrouver ainsi son rôle de pivot entre ces deux aires de voisinage. Le projet de route côtière Tanger-Lagos via Nouakchott et Dakar, et sa participation à l’initiative «Zone atlantique sud»[2] marquent peut-être le début d’un retour à sa vocation africaine. Ce rééquilibrage aurait deux avantages : en replaçant le pays dans une configuration stratégique extravertie, il en ferait un relais méridional précieux pour les Européens et les Américains ; en permettant une meilleure intégration dans l’espace régional, il repositionnerait la Mauritanie au carrefour des intérêts africains, méditerranéens, et atlantiques.
La conjugaison de données internationales et de facteurs internes expliquent pourquoi la Mauritanie fait face à des défis de sécurité inédits. Depuis son accession au pouvoir, Aziz a mis en route des chantiers sociaux et politiques cruciaux. Les questions sont de savoir si cette détermination durera ou si elle n’est qu’un effet d’annonce, et si les moyens par lesquels le régime actuel entend résoudre les questions sécuritaires et sociétales seront à la hauteur des enjeux. Il s’agit rien moins que de traiter simultanément : la corruption des élites et des acteurs économiques, les alliances entre tribus dominantes et réseaux de trafiquants, l’économie de rente criminelle, le sort des réfugiés et des populations serviles, la diffusion d’un islam importé favorisant la polarisation sociale, la radicalisation des groupes combattants qui menacent la stabilité du pays.
Les risques intérieurs: anciennes et nouvelles questions de sécurité
La corruption, un facteur d’insécurité interne
La société mauritanienne est caractérisée par une structuration statutaire qui fonde les hiérarchies tribales, ethniques et raciales. Cette organisation fait que l’attribution des positions sociales et l’accès à certaines activités économiques est réservé et sélectif. Les tribus sont guerrières, maraboutiques ou tributaires, tandis qu’horizontalement, les castes de culture arabe comprennent les Maures blancs (Beydhan) dominants, les forgerons, les griots, et les Haratin (Maures noirs, anciens esclaves affranchis). Les négro-Mauritaniens (Soninké, Haalpularen et Wolof), pasteurs et agriculteurs de la vallée du fleuve Sénégal, ne sont pas de culture arabe.
Dans la configuration politique précédente, la suprématie de certaines grandes tribus commerçantes maures qui avaient la mainmise sur une grande partie de l’activité économique (pêche, riziculture, transports, foncier urbain, import-export), sur le monde des affaires, et sur le Sénat et l’Assemblée, avait pour conséquence l’imbrication d’intérêts tribaux et criminels. Au sein du pouvoir même et dans les cercles proches de celui-ci on retrouvait quelques grandes familles oligarchiques qui contrôlaient certains trafics dont elles tiraient des rentes lucratives. A travers l’allégeance aux familles dominantes, d’autres groupes ou individus bénéficiaient des retombées de ces trafics, de postes au sein des institutions ou de l’octroi de marchés publics et privés. Périodiquement la concurrence entre factions a ainsi provoqué des rivalités au sein des appareils d’Etat, causes d’instabilité politique et de putschs.
Dans un système où des hommes d’affaires puissants aux activités diversifiées financent aussi les campagnes électorales, les affaires politiques ont bien souvent des ressorts économiques. Mohamed Ould Bouamatou (commerce de cigarettes, secteur aérien, concession automobile), généreux contributeur à la campagne électorale du nouveau président, fait partie de l’un des plus puissants lobbies gravitant autour du chef de l’Etat.
Les connexions entre réseaux criminels et certains acteurs étatiques sont anciennes. La corruption concerne aussi bien les militaires basés dans les garnisons, que certains groupes familiaux du nord du pays et des pays voisins qui se partagent les revenus des trafics d’armes et de cigarettes. En raison de son implication dans le trafic de drogue, Sidi Mohamed Ould Haidallah par exemple, fils de l’ancien chef d’Etat (1980-1984), a fui au Sahara occidental pour échapper à la justice.
Le président Maâouiya Ould Taya lui-même (1984-2005), en nouant des alliances entre sa tribu, les Smassides, et la tribu Rgueibat du Sahara occidental – liée au Polisario et dont la puissance s’est estompée ces dix dernières années – avait pu s’assurer le contrôle des trafics dans le nord du pays. Ces alliances étaient de nature tant commerciales que politiques et militaires, comme l’attestait jusqu’à il y a deux ans la présence d’un rgueibat, Moulay Ould Boukhreiss, au poste de chef d’état-major mauritanien.
Le développement des trafics a vu l’apparition d’autres acteurs (Touaregs, passeurs, trafiquants de drogue et d’armes) qui ont à leur tour noué des alliances ponctuelles avec ces tribus maures sur des territoires de plus en plus vastes débordant les frontières nationales. Les rivalités internes au pouvoir et le morcellement qui en est résulté ont ainsi transnationalisé la criminalité et diversifié les complicités. Après le coup d’Etat manqué contre Ould Taya en 2003, certains hauts gradés mauritaniens fidèles au régime, réunis près de Zouérate, auraient demandé à des membres du GSPC de neutraliser Les Cavaliers du changement, une organisation créée en juin 2003 par les auteurs du putsch.
Promesse électorale d’Aziz au petit peuple, la lutte contre la corruption s’est concrétisée par plusieurs actions depuis décembre 2009 : suppression des avantages accordés aux fonctionnaires, incarcération de plusieurs notables et hommes d’affaires, et destitution de plusieurs secrétaires généraux dans certains ministères, dont celle du Commissaire aux droits de l’homme à qui il a été demandé de rembourser 271 millions d’ouguiyas. La particularité de ce «nettoyage» est qu’il ne vise pas seulement des membres du régime précédent, mais aussi ceux qu’Aziz a lui-même nommés. Le cas le plus exemplaire est celui du chef de la gendarmerie en charge de la lutte anti-terroriste, destitué suite à l’enlèvement des trois humanitaires espagnols.
Suivant la tournure qu’elle prendra, on peut interpréter cette campagne «mains propres» de deux façons : soit comme le signe d’une remonopolisation de la rente par de nouveaux groupes économiques alliés au nouveau régime, soit comme une transformation du mode de gouvernement et du fonctionnement des institutions. Le régime actuel devra faire preuve d’une forte volonté politique pour briser cette architecture mêlant formel et informel qui permettait paradoxalement de maintenir un certain niveau de sécurité. Aziz qui appartient à la tribu guerrière des Ouled Bou Sba, considérée comme marocaine, saura-t-il briser ces liens et aller contre les intérêts de son propre groupe?
Le sort des réfugiés et la question nationale
La question négro-mauritanienne ne peut se comprendre que dans le cadre de la redistribution des terres arables de la vallée du fleuve Sénégal. Entre 1989 et 1991, environ 90 000 paysans, fonctionnaires et soldats négro-Mauritaniens fuient au Sénégal et au Mali, suite aux campagnes racistes et aux massacres dont ils sont l’objet. Ils sont privés de papiers d’identité, spoliés de leurs terres et de leurs biens.
Pendant près de 20 ans, le pouvoir va occulter ces violences pudiquement nommées «passif humanitaire». Ces évènements cautionnés alors par les tenants du baathisme, ont provoqué une profonde fissure de l’unité nationale.
En reconnaissant les faits et la responsabilité de l’Etat, Aziz a brisé un premier tabou et annoncé l’indemnisation financière des familles. Le rapatriement des trois-quart des 22 000 personnes concernées a commencé en 2008. Mais nombreux sont ceux qui n’ont pas pu récupérer leurs terres, attribuées entre-temps à des Maures. La confiance n’est toujours pas rétablie car les litiges fonciers et la réinsertion des exclus restent encore à régler. Une telle annonce est inédite en Mauritanie, d’autant que le président lui-même faisait partie de la hiérarchie militaire à l’époque des faits. Ici encore on peut s’interroger sur la réalité d’une rupture avec le passé ou du résultat d’un calcul politique.
Islam local et traitement de l’islamisme
Dans une société très hétérogène du point de vue ethnique, linguistique et religieux, l’étatisation de l’islam et la politique d’arabisation à partir de l’indépendance (1960) étaient censés servir de ciment identitaire national. Dans les faits, cela a eu pour effet d’exclure les négro-Mauritaniens qui, dans leur majorité, ne sont ni de langue ni de culture arabe et de miner les relations inter ethniques.
Depuis les années 90, les pays du Golfe, Arabie saoudite en tête, financent les imams ainsi que la construction des mosquées, des écoles et des institutions de recherche. Leur influence financière et religieuse s’étend dans les quartiers défavorisés aux dépens des confréries soufies. Une bonne partie des fidèles qui fréquentent la mosquée dite «fondamentaliste» de Nouakchott sont de jeunes Haratin perméables à l’égalitarisme prêché par ce nouvel islam. L’auteur de l’attentat-suicide contre l’ambassade de France en août 2009 était un Haratin. Parallèlement à l’islamisation rampante de certaines franges de la classe moyenne, cette nouvelle question religieuse déstabilise les appareils religieux étatiques. Elle n’implique cependant pas une radicalisation systématique des fidèles même si le ressentiment contre l’injustice sociale peut entraîner des sympathies pour le salafisme.
La première génération de salafistes mauritaniens date de 2004. Des volontaires rejoignent les camps du GSPC pour aller combattre en Irak, d’autres en Algérie Une quarantaine de Mauritaniens étaient présents en 2008 aux côtés des vétérans d’Afghanistan dans les camps d’AQMI du nord-Mali. En 2009, on en comptait 30, dont Abou Alkama El-Mouritani soupçonné d’avoir préparé une attaque en Algérie, et Abdelrahman Abou Zeina El-Mouritani, premier kamikaze mauritanien qui a perpétré l’attentat de Bouira, près d’Alger.
La Mauritanie ne peut échapper aux dynamiques régionales. Un conflit ou des tensions dans un pays voisin ont forcément des répercussions internes. Pour autant l’islamisme radical reste faible parmi la population.
Le précédent gouvernement accentuait ce danger pour justifier la répression des organisations religieuses naissantes et l’appui des Etats-Unis. Ce n’est qu’en 2007 et que deux partis religieux, le Tawassoul et le Fadhila, seront finalement reconnus.
Avec l’aide des autorités religieuses, le nouveau gouvernement combat la doctrine salafiste en revalorisant la tradition musulmane mauritanienne faite de tolérance et de non-violence et en utilisant les imams comme courroies de transmission.[3] Il s’agit d’un second front parallèle à la stratégie militaire classique contre l’islamisme armé. Plusieurs initiatives réunissant ouléma, imams et intellectuels ont été prises:
- pièce importante du dispositif pédagogique du gouvernement, Hacen Ould Dedew, influent dirigeant islamiste formé en Arabie saoudite mais convaincu que la préservation de l’islam malékite est une urgence nationale, a mené des discussions avec 80 prisonniers salafistes en janvier 2010 afin de les inciter à renoncer au djihad et à se repentir;
- une nouvelle chaîne radiophonique, Radio Qur’an, a été lancée en août dernier;
- début septembre 2010, le président à gracié 35 détenus islamistes à l’occasion de l’Aïd El Fitr, marquant la fin du ramadhan.
Ce dialogue ne fait cependant pas l’unanimité dans la classe politique car il est jugé risqué et s’apparente à une amnistie camouflée.
La question raciale
Parmi les adeptes de l’islam importé on trouve de nombreux Haratin. Ces Maures noirs arabophones (35% de la population) sont d’anciens esclaves affranchis qui cultivent les terres de leurs maîtres dans la vallée du fleuve Sénégal. La réforme foncière de 1983 n’a fait que concentrer la propriété entre les mains des notabilités tribales et de certains hommes d’affaires maures au lieu d’engager une redistribution plus équitable des terres. Beaucoup d’anciens cultivateurs sont alors devenus ouvriers agricoles. Lors des grandes sécheresses des années 1970-1990, certains ont dû émigrer vers les villes où ils vivent dans des bidonvilles (kebba), exercent des petits métiers (vendeurs ambulants, bouchers, domestiques) ou occupent des postes subalternes dans les administrations.
Ils trouvent dans l’islam réformé la source de justice à laquelle ils aspirent, une doctrine qui affirme l’égalité entre musulmans quelle que soit leur place dans la société. C’est pourquoi ils s’opposent à l’islam confrérique traditionnel qui a toujours justifié les inégalités sociales, l’esclavage et le statu quo des castes.
La question haratine renvoie à celle de l’esclavage qui, bien qu’aboli par trois fois (en 1961, 1980 et 2007) continue d’être pratiqué sous des formes détournées. Par inertie politique, aucun système d’aide aux anciens esclaves n’a jamais été prévu et leurs droits ne sont pas reconnus. Beaucoup d’esclaves affranchis n’ayant aucune ressource financière, préfèrent rester avec leurs maîtres plutôt que d’aller grossir les rangs des exclus et des marginaux des villes.
Les menaces régionales
Les répercussions régionales de la menace exercent une pression toujours plus forte sur la Mauritanie. Enclavée dans une zone conflictuelle, sa stabilité dépend à la fois de l’apaisement des tensions entre pays de la région et des enjeux liés à la criminalité et au terrorisme islamiste.
La contrebande et les trafics
Nouakchott connue pour ses faibles taxes est le port de contrebande de produits licites qui partent vers le Maroc via Nouadhibou, pour Dakhla, Laâyoune et Tan-Tan ou ils sont échangés avec les Sahraouis contre chameaux, chèvres, cigarettes ou denrées agricoles. Les cigarettes de contrebande sont aussi vendues au Sénégal, et en Algérie. Le Sahara occidental joue le rôle de centre de distribution régional pour toute l’Afrique du Nord, tandis que la Mauritanie est le hub d’entrée des cigarettes de contrebande.
Dans les années 80-90, l’expansion du trafic de cocaïne sud-américaine à partir de la Guinée-Bissau et du Cap vert, a conduit à une multiplication des routes de la drogue aussi bien par terre, par air que par mer. De Nouadhibou les cargaisons cachées dans des containers de poissons remontent vers le Maroc et l’Europe. La Mauritanie se trouvant sur les routes Sud-Nord du trafic de drogue, s’est peu à peu transformée en marché de gros de la cocaïne.
Compte tenu de sa position géographique et du nombre restreint de postes frontières dans le nord-est du pays (Chegatt, Lemgheity et Al Ghallawiya), le trafic d’armes légères s’effectue par les frontières avec l’Algérie, le Mali et le Sahara occidental. Le Front Polisario est le pourvoyeur majeur d’armes illégales en direction et en provenance de la Mauritanie. Sa décomposition[4] et le gel du conflit saharien font que la zone de contact entre Sahara occidental et Mauritanie est devenue un espace lacunaire qui profite à certains éléments de cette organisation. Ils y pratiquent non seulement la contrebande d’armes, mais aussi le passage des migrants clandestins vers la côte atlantique puis vers le Maroc et la contrebande de cigarettes. Selon le SCTIP[5] de Nouakchott, les Sahraouis, bons connaisseurs de cette zone, sont capables de faire passer n’importe qui par le point appelé «PK55» au milieu du champ de mines censé séparer ces deux territoires. Zouérate, est un marché réputé dans toute la région pour ses caches et stocks d’armes.
Un rapport du Département mauritanien de la Sécurité nationale de 2008 estime à 70 000 le nombre d’armes en circulation dans le pays, et affirme qu’il augmente continuellement avec la prolifération des activités criminelles.
La menace terroriste
L’attentat contre l’ambassade de France de Nouakchott le 8 août 2009 confirme l’augmentation du niveau de violence et atteste que le pays est bien devenu à la fois le territoire de recrutement et la cible des salafistes. Ce mode d’action n’avait jamais été utilisé en Mauritanie.
La sécurité nationale et la défense du territoire sont les priorités d’Aziz. Il veut que la société mauritanienne demeure «ce qu’elle a toujours été, paisible et tolérante». En pointant la menace terroriste jusqu’ici considérée comme un phénomène marginal dont les manifestations violentes étaient qualifiées d’actes isolés, il brise un autre tabou. Sa politique a deux motivations: jouer le rôle d’interface entre Maroc et Sénégal, afin de combattre la criminalité en s’interposant clairement sur l’axe des flux de drogue et de migrants; redéployer le pays vers son voisinage sahélien immédiat qui sert de base de repli aux islamistes comme le montre l’intervention militaire de septembre dernier, première initiative armée d’un Etat saharo-sahélien contre les groupes combattants.
Depuis la diminution du nombre d’attentats en Algérie, on constate la multiplication des enlèvements au sud du Sahara, devenu le nouveau front des djihadistes. Face à la pression croissante de ces groupes sur le pays, Nouakchott a décidé de faire appel à l’aide étrangère en matière d’équipements et de formation.
Dans les faits, dès 1994, la Mauritanie adhère au Dialogue méditerranéen de l’OTAN, un forum où sont débattues les questions de sécurité. En 2002 elle s’associe à un certain nombre de programmes militaires américain: la Pan-Sahel Initiative devenu depuis 2005 le Trans Saharan Counter Terrorism Initiative, et participe aux exercices Fintlock dont le dernier s’est déroulé le 21 avril 2010 au Burkina Faso. En 2004, les forces spéciales américaines assurent la formation du premier bataillon mauritanien de commandos parachutistes.
En octobre 2009, Aziz reçoit la visite d’experts militaires français suivie par celle du chef d’état-major des armées, Jean-Louis Georgelin. L’état des lieux de la situation sécuritaire abouti à la vente d’équipements militaires. La France décide de contribuer au renforcement des capacités de l’armée par une assistance principalement technique et de renseignement: envoi d’instructeurs français des forces spéciales stationnés à Nouakchott et à l’Ecole interarmes d’Atar (qui interviennent actuellement pour le cas des otages kidnappés au Niger), détachement militaire opérationnel (DAMO) et Commandement des opérations spéciales pour l’entraînement du bataillon parachutiste.
Quatre compagnies spéciales d’intervention (CSI) sillonnent désormais la région nord-est aux confins de l’Algérie et du Mali, et parcourent le triangle Lemgheity-AlGahllawiya-Tourine, des localités où l’armée mauritanienne avait essuyé des pertes humaines à trois reprises (juin 2005, décembre 2007 et septembre 2008).
En juin 2010 la construction de 45 postes de contrôle sur les frontières sud, nord-est et nord, est décidée. Sur 4 500 km de frontières il n’est pas sûr que cette mesure dissuade contrebandiers, trafiquants, passeurs et djihadistes. Dans un pays de culture nomade où la circulation des personnes se fait sur un mode coutumier, c’est la première fois qu’un gouvernement envisage de contrôler les frontières nationales et de procéder à la sécurisation du territoire, attribut important de l’Etat-nation. Ce dispositif s’accompagne de l’obligation faite à tous les étrangers de présenter un cachet officiel d’entrée sur le sol mauritanien. Enfin, avec la collaboration d’une société française, de nouvelles cartes d’identité mauritaniennes électroniques seront bientôt délivrées.
Toutes ces mesures s’accompagnent d’une pédagogie présidentielle en direction de l’opinion publique. En août 2010, dans un discours à la nation, Aziz explicite son programme de lutte contre le terrorisme, réaffirme son opposition au payement de rançons et rappelle les pertes subies par l’armée depuis 2007. Rompant avec les précédents dirigeants qui ont toujours préféré éviter l’affrontement direct avec AQMI, Aziz veut convaincre les Mauritaniens du bien-fondé de sa stratégie sécuritaire et des actions militaires récentes et futures, afin de les préparer à la perspective d’une guerre dont il faudra accepter les conséquences.
Obstacles à la construction d’un espace commun de sécurité
La coopération anti-terroriste entre pays frontaliers (Algérie, Mali, Niger, Mauritanie, Libye) reste à ce jour éclatée et ponctuée de désaccords. Caractérisée par une méfiance réciproque qui grève l’édification d’une véritable politique de sécurité commune, elle se distingue par des stratégies nationales parallèles, parfois contradictoires, qui peuvent s’avérer contre-productives. Confronté à la recrudescence des attaques et des enlèvements, chaque pays de la région réagit selon sa perception de la menace, en fonction de ses intérêts de politique intérieure, avec des capacités militaires inégales et en ordre dispersé. L’accélération des évènements récents n’a fait que confirmer l’absence d’une approche intégrée et coordonnée. Au contraire, les divergences apparaissent plus aiguës, les suspicions plus profondes, chacun se renvoyant la responsabilité de l’aggravation de l’insécurité.
L’enlèvement des trois humanitaires espagnols, le 29 novembre 2009 sur la route Nouakchott-Nouadhibou, prouve que les activistes pénètrent en territoire mauritanien. Leur libération au nord du Burkina Faso par l’entremise d’un mauritanien travaillant pour le président burkinabé soulève un tollé dans les capitales de plusieurs pays lorsque court le bruit qu’une rançon a été payée par l’Espagne et que le malien Omar le Sahraoui, impliqué dans ce rapt, est extradé au Mali par Nouakchott en août 2010. Ceci provoque non seulement un échange vif entre Paris et Madrid, mais aussi l’indignation des autorités algériennes. La gestion de cette affaire a montré l’existence de divergences entre Européens dès lors que leurs propres ressortissants sont les victimes d’AQMI, et entre pays de la région dès lors que l’hégémonie algérienne est remise en cause.
Madrid, avec un dispositif recherche d’otages, est également mécontent de la décision unilatérale de Paris d’appuyer l’offensive armée mauritanienne de juillet dernier car elle risquait de mettre en péril la vie des deux otages espagnols encore détenus. Alger voit d’un très mauvais œil la présence de troupes étrangères au sud de ses frontières, l’organisation de la lutte contre le terrorisme devant rester sa prérogative. Quant à Amadou Toumani Touré, il refuse d’envisager l’option militaire alors même que les capacités militaires du Mali sont supérieures à celles de la Mauritanie.
L’imbroglio continue ces dernières semaines. En effet la seconde opération mauritanienne de septembre 2010 destinée à prévenir une attaque contre la garnison de Bassikounou, à l’Est, amène les patrouilles mobiles mauritaniennes à pénétrer au nord-Mali. Ceci provoque la colère de Bamako qui y voit une violation de son territoire (malgré le droit de poursuite officiellement en vigueur), alors même que l’armée mauritanienne sécurise la région de Tombouctou. L’Algérie critique ce qu’elle considère comme une décision unilatérale de Aziz, ce qui provoque une mini-crise diplomatique entre Alger et Nouakchott. Parallèlement, en reprenant récemment la vieille idée (1968) d’une route Tindouf-Choum, l’Algérie cherche à s’assurer une pénétration du territoire mauritanien.
L’autorisation accordée par le Niger au Commandement français des opérations spéciales (COS) pour intervenir sur son sol après l’enlèvement de plusieurs employés de la société Areva, n’est pas du goût des autorités algériennes qui l’interprètent comme une ingérence étrangère dans des pays souverains, responsables de la gestion des questions sécuritaires.
Le projet de coopération anti-terroriste coordonnée à l’échelle régionale, sorte de complexe de sécurité auquel l’Algérie voudrait également associer le Nigeria, le Tchad, la Libye et le Burkina Faso, est pour le moins fragile: contre l’avis des autres pays-membres le Maroc en est d’office exclu par Alger, tandis qu’au même moment les tensions algéro-marocaines sur le Sahara occidental et la frontière commune montent d’un cran.
Durant la réunion des chefs d’état-major du 13 avril 2010 à Alger, la Mauritanie et l’Algérie accusent le Mali et le Burkina Faso[6] de faire le jeu des Occidentaux, en particulier de la France (en référence à la nomination du général Emmanuel Beth, ancien directeur de la coopération de sécurité et de défense du Quai d’Orsay, comme ambassadeur de France à Ouagadougou).
Après plusieurs rencontres au niveau des ministres des affaires étrangères et des chefs d’état-major (2008-2010), un comité opérationnel conjoint entre l’Algérie, le Mali, la Mauritanie et le Niger est créé à Tamanrasset en avril 2010. Cette nouvelle structure censée mettre en œuvre un plan de sécurité régionale, compte tripler ses effectifs d’ici à deux ans (de 25 000 actuellement à 75 000, dont 5 000 Touareg).
Face à l’escalade de la menace, une réunion d’urgence des chefs d’état-major des pays sahéliens se tient à Tamanrasset le 26 septembre dernier: il est décidé de mettre en place un Comité central du renseignement des pays saharo-sahéliens. Alger qui se sent exclue des initiatives prises par ses voisins avec l’appui de leurs partenaires européens, craint que les dernières opérations ne viennent bouleverser la configuration géopolitique dans la région et ne freinent sa course au leadership sécuritaire.
La rencontre de Bamako le 13 octobre qui rassemblant experts du groupe d’action anti-terroriste (CTAG) et représentants des pays de la région, dont le Maroc, a été déclinée par l’Algérie qui, excédée par la présence de son voisin, s’oppose à tout prise de décision conjointe avec les pays occidentaux en matière de sécurité régionale. Là encore, sont apparues des divergences de taille dans l’évaluation de la menace et dans les réponses à celle-ci : le Mali a proposé de former une armée commune aux pays de la région, tandis que la Mauritanie a réitéré son approche plus offensive de frappes directes sur les groupes armés où qu’ils soient, sous-entendu même sur les territoires des pays voisins.
L’insécurité est appelée à s’aggraver, la nature de la menace à se complexifier, depuis que les dissenssions entre katiba rivales ont atteint leur paroxysme: pour preuve l’assassinat du beau-frère de Mokhtar Benmokhtar (chargé des opérations en Mauritanie) par les hommes de Abou Zeid.
Questions pour l’avenir
Malgré des ressources naturelles conséquentes[7], la Mauritanie est très dépendante de l’aide internationale. Le PIB par habitant n’est que de 840 dollars, 40% des citoyens sont des urbains, les populations rurales ayant étant poussées dans les villes par des sècheresses à répétition. Près de la moitié des 3 millions d’habitant n’a pas accès à l’eau potable. Le pays vit sous la menace permanente de l’insécurité alimentaire: plus de 300 000 personnes souffrent de malnutrition et le pays doit importer 65 à 80% de ses besoins en céréales.
Certains tabous ont été levés de manière décomplexée et frontale. Il faudra également une bonne dose de réalisme pour parvenir à résoudre certaines questions dont la maîtrise impliquera un bouleversement sociétal considérable, une transformation radicale des mœurs politiques, ainsi qu’une refonte des mécanismes de fonctionnement du système économique.
Sur le plan économique et social
– sortir du système clientéliste et abandonner le mode de gouvernement par cooptation tribale;
– en finir avec l’opacité qui entoure l’attribution des marchés de distribution des hydrocarbures et éviter que le pétrole n’aiguise les rivalités entre groupes de pouvoir pour s’accaparer les revenus de son exploitation;
– en tournant le dos à son sud, la Mauritanie n’a fait que diluer son identité africaine dans une arabité qui n’a profité qu’aux Maures. Elle a ainsi créé une rupture non seulement au sein de sa société, mais aussi au sein de son espace régional en se coupant de son voisinage ouest-africain. C’est pourquoi la résolution des questions raciales et ethniques doit aller de pair avec l’arrimage du pays dans le continuum culturel et stratégique que représente la zone atlantique de l’Afrique. Aussi il faudra aller jusqu’au bout de la logique de réinsertion des réfugiés, en les indemnisant et en leur restituant terres et biens; briser le tabou de l’esclavage et de la servitude déguisée et régler la question raciale par des mesures de justice sociale.
Sur le plan militaire et sécuritaire
– s’investir de manière pro-active dans le dispositif sécuritaire régional et sub-régional , en associant étroitement opérations contre le terrorisme, les trafics et le banditisme armé. Les réseaux terroristes participent à la criminalité internationale et bénéficient grandement des trafics pour acquérir armements et équipements. C’est pourquoi, il ne peut y avoir de lutte anti-terroriste sans lutte globale contre toutes les formes de criminalité. Ces deux activités se nourrissant l’une de l’autre, il existe une alliance objective entre crime organisé et terrorisme.
– les capacités militaires de la Mauritanie sont encore faibles: son budget de défense est de 35 millions d’euros. Ses forces armées comptent environ 17 000 hommes. La guerre asymétrique engagée contre les maquis salafistes implique de gros moyens logistiques mais aussi une formation spécifique et une rapidité que n’ont pas les troupes régulières. Face à des groupes mobiles et aguerris, disséminés sur une immense zone, qui ont des relations et des accointances aussi bien familiales que commerciales et des intérêts économiques communs avec les tribus et les autorités locales, les forces armées n’ont pas les moyens d’une victoire à la hauteur des objectifs déclarés. L’armée mauritanienne en a d’ailleurs payé plusieurs fois le prix.
– reste aussi à savoir combien de temps l’opinion publique acceptera les pertes humaines au sein de l’armée et la mort de civils? Et comment éviter que la paupérisation de cette armée et les profondes inégalités qui la caractérisent ne continuent de faire des adeptes du salafisme chez certains hommes de troupe?
Sur le plan politique
– la rhétorique populiste jouant sur la fibre patriotique, peut servir à ressouder la nation, à sécuriser l’espace national et à réhabiliter l’armée dont l’image est bien écornée après l’amnistie dont ont bénéficié les militaires responsables des exactions contre les négro-africains; mais elle ne fera pas l’économie du besoin de justice de la part des victimes. L’«autoritarisme démocratique» pourrait à la longue ne pas suffire à légitimer les nouveaux dirigeants.
– on peut se demander si nous sommes en présence d’une rupture avec le mode de gestion clientéliste habituel ou si d’autres recompositions politiques et économiques du même type ne vont pas réémerger autour du président.
– dans quelle mesure la nouvelle politique sécuritaire permettra-t-elle de forger un véritable Etat-nation et de rompre avec l’image d’Etat fragile qui qualifie la Mauritanie? Va-t-elle connaître des dérives autoritaires qui entameront la confiance que les Mauritaniens ont placé dans celui qu’ils appellent le «président des pauvres» ?
Autant de questions posées auxquelles le régime actuel devra répondre sans tarder pour assurer sa pérennité, conserver la confiance des citoyens, garantir la cohésion sociale et asseoir la stabilité et l’unité de la nation mauritanienne.
La détermination proclamée à faire front aux défis économiques et de sécurité peut très bien aller de pair avec la continuation des anciennes logiques claniques. Elle n’implique pas nécessairement une meilleure gouvernance ou un développement plus équitable. C’est déjà le cas pour d’autres pays de la région.
- [1] Ce texte est la version longue du papier publié initialement dans la série NOTES INTERNACIONALS, n°19, octobre 2010, du Centro de Estudios y Documentacion Internacionales de Barcelona, CIDOB (Espagne) (http://www.cidob.org/ et http://www.cidob.org/es/cidob/organizacion/expertos_cidob).
- [2] Il s’agit d’une enceinte de coopération pourvue d’une triple dimension africaine, européenne et latino-américaine, impulsée à Rabat en août 2009, incluant plusieurs pays riverains de l’Atlantique, du Maroc au Nigeria. Ses objectifs sont l’intégration économique de cet espace, la promotion de la sécurité collective et la mise en œuvre de mesures communes contre la criminalité transnationale et la piraterie.
- [3] Ceci se traduit par le recrutement de 500 imams, rémunérés 50 000 ouguiyas par mois, dans un pays où le salaire minimum est de 21 000 ouguiyas.
- [4] Voir Laurence Ammour, « A qui profite le gel du conflit du Sahara occidental? », (« The Western Sahara Frozen Conflict : Who Benefits?»), Research Paper, n°30, novembre 2006, Collège de Défense de l’Otan, Rome.
- [5] Service de coopération technique internationale de police (France).
- [6] Après la récente visite de Blaise Compraoré à l’US Africa Command (AFRICOM) à Stuttgart, l’installation d’un second état-major financé par les Américains au Burkina Faso est planifiée.
- [7] Le minerai de fer, dont les gisements sont estimés à 200 millions de tonnes, est la plus importante source de revenus mauritanienne (94,9%) et le pays est le 13e producteur de fer au monde; la pêche dont les recettes d’exportation ont rapporté 190 millions de dollars (132,8 millions d’euros) pour les sept premiers mois de 2009, soit une augmentation de 30% par rapport à 2008; les hydrocarbures dont l’exploitation reste décevante. Bien que les gisements soient estimés à 950 millions de barils, les revenus ne représentent aujourd’hui que 5% du budget de l’Etat car, pour des raisons techniques, la production du gisement de Chinguetti a baissé de 65 000 b/j en février 2006 à 17 000 b/j fin 2008.