Le sandwich scientifique mondial
Jean-François GENESTE
J’ai déclaré dans certains de mes articles[1] et ouvrages[2] que le système global de recherche scientifique (et pas que lui) amène à reconnaître non pas les meilleurs, mais les plus moyens. J’en ai donné une preuve mathématique. Cela est dû à l’organisation mise en place par le monde anglo-saxon basée sur l’argent et la maximisation de création monétaire[3]. Dans un premier temps c’est bien cela, connu sous le vocable d’hégémonie scientifique internationale, qui s’est installé et s’est imposé comme méthode au reste de la planète. Néanmoins, la Russie[4] a quelque peu divergé durant la Guerre froide et son corollaire cordon sanitaire[5], ce qui l’a écartée, partiellement, de la contamination. Ainsi certains de ses chercheurs n’ont eu à publier que dans des revues russes, loin de la doxa et non soumises à la loi du profit. Malgré la chape de plomb soviétique, certains ont eu le loisir d’être libres dans leurs investigations, ce qui a mené à des résultats remarquables que l’on constate aujourd’hui, par exemple, dans la mise au point d’armes hypersoniques, mais sûrement y a-t-il d’autres domaines en gestation ou aboutis qui nous surprendront bientôt.
Regardons maintenant comment les choses se profilent dans l’univers de l’Empire. Ils ont été les leaders depuis des décennies et ont été incontestés. Du coup, beaucoup de pays les ont copiés et, parmi eux, bien entendu, les Chinois. Comme il faut rentabiliser la science, un bon indicateur est le nombre de brevets déposés. En 2022 les chiffres étaient les suivants :
– Chine : 1,59 million, soit 46,8 % du total mondial,
– États-Unis : 591 473, soit 17,4 % du total mondial,
– Europe : 361 583, soit 10,6 % du total mondial.
Cela doit toutefois être nuancé comme suit si l’on considère les demandes d’extensions internationales des brevets dites PCT (Patent Cooperation Treaty):
– Chine : 70 105,
– États-Unis : 59 056,
– Japon : 50 345,
– Europe : 112 315.
Il nous faut maintenant interpréter. Les chiffres bruts montrent que la Chine est en tête et de loin. Elle est seulement deuxième concernant les PCT, après l’Europe, alors que cette dernière est loin derrière initialement. Il y a une vision pessimiste de ces données que je vais à présent expliquer et je ferai l’impasse sur une approche qui serait plus conformiste.
En termes d’innovation, en conséquence des informations ci-dessus, les Chinois sont leaders mondiaux. L’Europe, qui est à la traîne en nombre brut, est première pour l’internationalisation, ce qui peut vouloir dire qu’elle est incapable d’assurer un débouché local et rentable à l’exploitation de sa propre production intellectuelle ou, tout au moins, puisqu’elle est ouverte à tous les vents de la compétition, elle est obligée de se protéger globalement pour éviter une concurrence déloyale qui n’est, hélas, pas perçue comme telle par les autorités de Bruxelles qui nous emmènent dans le mur chaque jour.
Une autre potentielle analyse pourrait aussi consister à remarquer que le volume énorme de Propriété Intellectuelle (PI) créée dans l’Empire du milieu, écrite en chinois et donc peu accessible au complexe industriel occidental, est en train d’instituer la rupture avec le reste du monde, tout en gardant le savoir et le savoir-faire dans le pays initial et en se prémunissant régionalement d’un affrontement féroce. À ce jeu-là, « l’Occident collectif » est largement dépassé et incapable de rivaliser. Voyons pourquoi.
Ce système, encore une fois, est basé sur l’argent. Or, en parité de pouvoir d’achat, la Chine a dépassé les États-Unis dès 2014 et l’écart se creuse, l’inflation des coûts outre-Atlantique ne correspondant aucunement à des gains de productivité. Dans le même temps ou presque, rappelons que si l’Europe avait en 2008 un PIB comparable à celui de l’Oncle Sam, celui-ci en 2022 était deux fois supérieur. Comme quoi on peut s’appuyer sur des données indiscutables quand on parle de l’effondrement de notre continent. Et, généralement, elles illustrent, de manière assez fiable, lorsqu’il s’agit de telles proportions, nos faillites morales, productives, sociales et sociétales.
La Chine ayant donc une force de frappe nettement supérieure aux autres, elle a tout intérêt, au moins pour un certain temps, à garder et consolider le système en place qui lui est d’autant plus favorable que le niveau de ses écoles – en raison des exigences formulées aux élèves pour valider leurs diplômes – sont bien plus élevées que les standards de chez nous. N’oublions pas que l’élite doit émerger d’une population d’environ 1,5 milliard – ce qui n’a rien à voir avec les 300 millions d’Américains ou les 500 millions d’Européens -, qui plus est si l’on tient compte du fait que ces pays ne sont plus vraiment scientifiques ni industriels. Le monde anglo-saxon a donc perdu de ce côté-là, défaite sans appel à l’échelle d’au moins une génération : nous venons ainsi de décrire la première tranche du sandwich.
Passons à la deuxième. Nous l’avons en partie dépeinte dans notre tribune intitulée « Le roi est nu »[6]. La Russie, héritière de l’URSS, a conservé cette approche savante initiée lors de la Renaissance en Europe et plus encore en France qui était à l’époque la puissance dominante. Elle vise ipso facto la rupture – laquelle ne se voit pas nécessairement dans les brevets, mais plutôt dans la science fondamentale et la philosophie – pour trouver, à plus long terme, des applications pratiques. J’en ai cité quelques exemples avec l’invention de la théorie statistique[7] de l’apprentissage ou celle des moteurs spatiaux à propulsion ionique[8] dans les années 70. J’ai aussi expliqué que l’environnement occidental est à des années-lumière de cela et se révèle incapable de suivre une telle compétition tant sa vision de l’instruction est dégradée, comme on le constate chaque jour avec l’incursion, hélas, toujours plus prégnante du wokisme au détriment des vrais savoirs littéraires et scientifiques. Il y a encore, bien sûr – il vaut mieux se répéter que se contredire – le problème de la soi-disant rentabilité, incontournable chez nous, mais qui nous mène irrémédiablement à l’échec.
Nous avons donc la deuxième tranche de pain, mais vulgairement, et vous m’excuserez cette gauloiserie, c’est qui le jambon ?
[1] https://cf2r.org/rta/le-roi-est-nu/
[2] Ainsi marchait l’humanité, Bénévent, 2009
[3] Thu$ Work€d Humankind, Wonderdice, 2019
[4] https://cf2r.org/rta/le-roi-est-nu/
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cordon_sanitaire_(pays)
[6] https://cf2r.org/rta/le-roi-est-nu/
[7] Idem.
[8]https://www.linkedin.com/posts/jeanfrancoisgeneste_raisons-du-retard-occidental-en-mati%C3%A8re-hypersonique-activity-7100952021410713600-69jf?utm_source=share&utm_medium=member_desktop