Guerre en Ukraine : le mystère des effectifs et les difficultés à les augmenter
Olivier DUJARDIN

Au début de la guerre, en février 2022, l’armée de terre ukrainienne comptait environ 250 000 hommes et 900 000 réservistes, dont 200 000 ont été immédiatement appelés sous les drapeaux. Le rappel des réservistes s’est ensuite accéléré en même temps que le gouvernement ukrainien décrétait la mobilisation générale pour tous les hommes âgés de 18 à 60 ans. De fait, sur le papier, le potentiel mobilisable par l’Ukraine était supérieur à 10 millions d’hommes. Bien entendu, c’est un chiffre très théorique, tous ne pouvant pas être mobilisés car, outre l’aptitude physique demandée, le rôle de certains hommes dans la société les rend quasi-indispensables au fonctionnement du pays.
Fin juillet 2022, le gouvernement ukrainien indiquait disposer de 700 000 hommes dans les forces armées dont 43 000 pour l’armée de l’air, 6 500 pour la marine, plus les membres de la défense territoriale. Cela ne prenait pas en compte la garde nationale (50 000 hommes environ). L’objectif alors affiché par le président Zelensky était d’aligner une armée d’un million de combattants.
De son côté, la Russie a attaqué son voisin avec moins de 160 000 hommes sur des effectifs théoriques de 380 000 hommes dans l’armée de terre, auxquels il faut ajouter les 45 000 hommes des VDV (troupes aéroportés) ainsi que les 35 000 hommes de l’Infanterie de marine. C’est peu, très peu même et, à l’été 2022, on peut estimer que l’armée russe alignait sur tout le front moins de 120 000 combattants. A ce moment, l’armée ukrainienne bénéficiait donc d’un rapport de force très favorable qu’elle a su exploiter en enfonçant les lignes russes dans la région de Koupiansk et en obligeant l’armée russe à évacuer la rive occidentale du Dniepr autour de Kherson.
Les effectifs ukrainiens
Début août 2023, l’armée ukrainienne et la Garde nationale alignaient environ 110 brigades de combat – plus ou moins quelques-unes dont l’existence est sujette à caution -, dont on ignore le statut exact (détruites, en cours de formation ou prévues…) ; il faut aussi ajouter une vingtaine de brigades spécialisées (artillerie, défense sol/air, guerre électronique etc.). Cela représente donc un total d’environ 600 000 hommes (une brigade ukrainienne compte en théorie entre 4 000 et 5 000 hommes), sans compter les effectifs de l’armée de l’air et de la marine. A ces formations, il faut adjoindre aussi quelques unités indépendantes. En additionnant le tout, on arrive globalement à des chiffres tout à fait comparables à ceux de juillet 2022, soit environ 700 000 hommes sous les drapeaux, y compris les 31 brigades (140 000 hommes) appartenant à la défense territoriale.
Ces effectifs prennent en compte les volontaires internationaux, 15 000 environ, et les 15 000 à 20 000 soldats en cours de formation dont une partie à l’étranger. Sur les 110 brigades de première ligne (brigades mécanisées, blindées, de marine, de chasseurs etc.), 93 sont sur le front, soit à l’offensive, soit en appui direct d’une offensive en cours, soit pour tenir une partie d’un front de plus de 800 km. Ceci représente environ 400 000 hommes dont environ 120 000 appartenant à la défense territoriale (23 brigades). Ces brigades territoriales sont le plus souvent affectées à la tenue du front sur des secteurs plus calmes ou employées en appui des brigades à l’offensive.
Ains,i le front de Kherson n’est tenu que par 5 brigades dont 4 de la défense territoriale. Le front sud de Zaphorija compte 26 brigades (dont 11 se concentrent sur le secteur au sud d’Orikhiv, axe principal de l’offensive ukrainienne), plus 4 autres en arrière du front. De Marinka à Siversk, pas moins de 31 brigades sont engagées et 22 brigades, plus une en réserve, se trouvent sur le front nord. La frontière avec la Russie et la Biélorussie est quant à elle tenue par 9 brigades, principalement de la défense territoriale.
On constate alors que les disponibilités de l’armée ukrainienne sont limitées et on a du mal à trouver les brigades de réserve immédiatement utilisables dont nous parlent les médias pour exploiter une éventuelle percée. Certaines parties du front ne sont que faiblement défendues et, concentrer toutes les forces encore en réserve au même endroit serait assez dangereux. On peut donc penser que l’offensive ukrainienne débutée en juin 2023 représente un effort qui, aujourd’hui, n’est pas très loin d’avoir atteint l’effet maximal dont le pays est actuellement capable.
Les effectifs russes
Le 21 septembre 2022, le président russe a décrété une mobilisation partielle pour venir gonfler les effectifs sur le front ukrainien. Début novembre 2022, Moscou annonçait avoir mobilisé 318 000 hommes sur les 25 millions mobilisables. Malgré son côté parfois chaotique, cette mobilisation a néanmoins permis à l’armée russe de rééquilibrer le rapport de force sur le front. En décembre, le président russe affirmait que 150 000 de ces mobilisés avaient été envoyés sur le front ukrainien, dont 77 000 en première ligne. Les estimations évaluent autour de 300 000 à 330 000 le nombre de Russes actuellement engagés sur le front. De plus, selon le ministre de la Défense russe, 231 000[1] volontaires se seraient engagés entre le 1er janvier et le 3 août 2023.
En un an, l’armée russe a réussi de son côté, et malgré les pertes, à pratiquement tripler sa présence sur le terrain et à augmenter ses effectifs globaux de plus de 500 000 hommes. Bien entendu, ces chiffres sont à prendre avec précaution, ils sont peut-être exagérés et une partie a forcément servi à compenser les pertes ; mais le solde reste sans doute positif.
La répartition de ces unités sur le front est plus difficile à connaître que côté ukrainien car, contrairement à leur adversaire, les Russes communiquent bien moins (chaque brigade ukrainienne communique sur les réseaux sociaux, ce qui permet de les localiser). Ce que l’on sait repose beaucoup sur ce que les Ukrainiens disent, cela est donc à prendre avec précaution. Les unités russes semblent être globalement positionnées en miroir des unités ukrainiennes, avec des grosses concentrations là où les Ukrainiens sont les plus nombreux.
On remarquera le maintien de forces relativement importantes sur la rive est du Dniepr, en face de Kherson, avec pas moins de 7 brigades, plus de nombreux régiments et bataillons divers, ce qui indique que les Russes prennent toujours au sérieux la possibilité d’un débarquement et n’ont pas dégarni cette partie du front. Sur le reste, il semble que leur dispositif soit plus étalé en profondeur que celui de leur adversaire qui très concentré sur la ligne de contact. Cela semble logique pour une armée largement en position défensive.
Les réserves dont dispose l’armée russe sont difficiles à évaluer mais, comme elle semble réussir à augmenter ses effectifs, on peut supposer qu’elles existent.
Pourquoi l’armée ukrainienne n’est-elle pas plus importante ?
On peut s’étonner de cette faiblesse numérique au regard du potentiel mobilisable et des nombreuses campagnes de recrutement. On pouvait supposer qu’avec une base de mobilisation si large l’armée ukrainienne pourrait aujourd’hui compter sur des effectifs à minima deux ou trois fois supérieurs. Rien qu’en additionnant les chiffres de l’armée de terre de février 2022 et ceux des réservistes, on arrive à 1 150 000 hommes, sans même parler du potentiel de la mobilisation générale. Bien entendu, il y a les pertes, mais elles ne peuvent pas, à elles seules, expliquer une telle différence. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer:
– La première raison est que, pour mobiliser, il faut du monde qui dirige, forme et équipe toute cette troupe. L’armée ukrainienne est peut-être limitée dans sa capacité à absorber de nouvelles recrues. A-t-elle trop peu d’officiers et de sous-officiers pour assurer l’encadrement, manque-t-elle de capacités de formation ainsi que d’équipements (paquetage, armes, véhicules etc.) ? D’ailleurs plusieurs témoignages[2] indiquent qu’aujourd’hui encore la majorité des mobilisés ne reçoit qu’une formation minimale d’une semaine seulement. C’est très court. Même ceux qui sont formés à l’étranger sur les nouveaux matériels reçoivent une instruction insuffisante (quelques semaines) alors qu’il faudrait des mois ; sans compter que certaines de ces formations sont, pour les Ukrainiens, inadaptées au type de conflit auquel ils font face. Les premières indiscrétions, qui sont apparues dans la presse anglo-saxonne et allemande, indiquent que les formations sont trop rapides, qu’elles se limitent souvent à l’utilisation basique du matériel (« mécanisation »). A ceci se rajoutent les difficultés de compréhension entre stagiaires ukrainiens et instructeurs anglophones (le recours à des traducteurs est souvent nécessaire). Le niveau militaire des soldats ukrainiens est parfois jugé trop faible selon les standards occidentaux et la formation tactique est souvent limitée à de la théorie, avec peu ou pas de mise en pratique. Cela leur donne tout juste une capacité d’utilisation sommaire des matériels mais pas la possibilité d’en exploiter le plein potentiel avec une doctrine adaptée. La variété des matériels fournis oblige les soldats à passer souvent d’un équipement à l’autre, parfois même d’une spécialité à une autre, sans mise à niveau, pour compenser des pertes dans l’urgence. De fait les soldats ukrainiens ont beaucoup de mal à capitaliser sur le gain d’expérience acquis sur le terrain.
– La deuxième raison est que des mobilisés sont sans doute restés, en tant que civils, rattachés à des missions logistiques sur l’arrière. C’est un fait beaucoup moins médiatisé mais ce sont des fonctions absolument essentielles : il faut énormément de monde pour gérer les stocks de munitions, d’armes, de matériel et de nourriture qui doivent être acheminés près du front. Le volume des mobilisés affectés à ces tâches est inconnu et il est donc difficile de savoir quelle proportion ceux-ci représentent.
– La troisième raison est peut-être liée à des difficultés de recrutement. On aurait pu penser que, compte tenu du potentiel théorique mobilisable, l’armée ukrainienne aurait « l’embarras du choix », mais cela ne semble pas le cas. Des cas d’enrôlement forcé sont signalés et il semblerait que les centres pour accueillir les nouveaux engagés peinent à trouver du monde, contrairement au début de la guerre où il y avait la queue. Il est possible que le réservoir des volontaires se soit en partie tari. Ces problèmes sont-ils en lien avec la récente décision du président ukrainien de limoger tous les responsables du recrutement ?[3]
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La capacité de régénération de l’armée ukrainienne semble limitée et, depuis un an, les effectifs apparaissent stables. Malgré un potentiel humain important, l’armée ukrainienne semble être juste en capacité de compenser ses pertes, sans pouvoir gagner en volume. Sauf à ce qu’il existe des brigades cachées – ce qui parait peu probable -, on comprend alors les difficultés pour les Ukrainiens de concentrer suffisamment de forces au même endroit pour espérer percer les lignes russes. Mais le problème ne semble pas venir uniquement des effectifs, mais aussi des armements. Les fournitures occidentales compensent les pertes mais ne permettent pas non plus aux Ukrainiens de monter en puissance, ce qui limite de facto la formations de brigades. Cela n’aurait pas beaucoup de sens de former plus d’équipages de chars qu’il n’y a de chars en dotation. Il semble donc que le nombre de combattants alignés soit globalement en cohérence avec le volume d’armement et d’équipement disponible. Pour voir l’armée ukrainienne réellement « grandir », il faudrait non seulement fournir beaucoup plus de matériel mais aussi assurer la formation d’un plus grand nombre de soldats sur des durées bien plus longues. Il n’est pas certain que les pays occidentaux en aient les moyens, ou la volonté, en l’absence d’objectifs clairement définis[4].
Cette situation conduit à considérer comme vains les propos de ceux qui prônent une fourniture de matériel plus rapide, même sans formation. Ce serait extrêmement contre-productif de livrer un armement que les soldats ne sauraient utiliser faute d’entraînement adapté car leurs capacités opérationnelles chuteraient malgré un matériel déclaré théoriquement plus « performant » (sans même parler des problèmes de maintenance). Livrer des F-16 aux Ukrainiens trop rapidement serait là aussi une erreur[5]. Outre le problème de maîtrise de la langue anglaise (seuls 8 pilotes ont été jugé aptes à suivre la formation avec une maitrise suffisante de la langue anglaise), de tactiques, de doctrines et d’armements très différents, il y a aussi le changement d’unités de mesure. Passer du mètre, du kilomètre et du kilomètre par heure aux pieds, nautiques et aux nœuds n’a rien d’évident quand on n’a pas intégré ces unités de mesure depuis des années. Être capable de faire la guerre, sous stress intense, sans avoir à réfléchir sur ces unités de mesure prend de très nombreux mois voire des années, sauf si des pilotes et des mécaniciens « volontaires » occidentaux déjà expérimentés interviennent en soutien. Donner plus et trop vite permettrait peut-être de faire grossir plus rapidement l’armée ukrainienne mais elle y perdrait en efficacité. Un soldat est plus efficace avec un équipement qu’il connaît parfaitement qu’avec du matériel, peut-être plus performant sur le papier, mais qu’il ne maîtrise pas. Il y a un équilibre à trouver entre le volume de matériel donné, les temps de formation qui peuvent être délivrés et les capacités d’une armée à absorber les nouvelles recrues.
Tout ceci laisse supposer, qu’en l’état actuel des choses, l’armée ukrainienne est en mesure de garder son format dans la durée à la condition que l’Occident continue à transférer armes et munitions au même rythme. Néanmoins, on peut douter que ce format soit suffisant pour réellement percer les défenses russes car, à parité numérique ou presque, l’exercice est plus que délicat face à un adversaire profondément retranché. Autre problème, si l’armée russe a subi de nombreuses pertes depuis le début du conflit, elle semble en mesure d’augmenter ses effectifs au fil du temps, contrairement à son adversaire. Mais il n’est pas certain que la Russie veuille accroître davantage sa présence sur le front tant qu’elle arrive à tenir ses positions et à maintenir un équilibre des forces. Il est possible que le statu quo perdure si l’Ukraine n’arrive pas à prendre plus de « muscle » ou que la Russie arrive à suivre l’éventuelle montée en puissance ukrainienne.
En l’état actuel des choses, d’un point de vue strictement militaire, il ne faut sans doute pas s’attendre à de profonds bouleversements sur le front dans les mois à venir.
[1] https://www.capital.fr/economie-politique/larmee-russe-a-recrute-230000-soldats-en-2023-1476230
[2] https://www.youtube.com/watch?v=69Rec9HSjJ4
[3] https://www.opex360.com/2023/08/11/kiev-congedie-tous-les-responsables-du-recrutement-de-ses-armees-au-nom-de-la-lutte-contre-la-corruption/
[4] https://cf2r.org/reflexion/laide-occidentale-peut-elle-priverkiev-dune-victoire/
[5] https://www.opex360.com/2023/08/12/les-f-16-promis-a-kiev-ne-devraient-pas-etre-prets-dici-lete-2024-une-rumeur-sur-un-don-de-mirage-2000-enfle/